Publication : 09/03/2004
Pages : 444
Grand Format
ISBN : 2-86424-495-0
Poche
ISBN : 979-10-226-1015-5
Couverture HD

Le Vent qui siffle dans les grues

Lidia JORGE

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22 €
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12,5 €
Titre original : O Vento assobiando nas gruas
Langue originale : Portugais (Portugal)
Traduit par : Geneviève Leibrich
Prix
  • Prix des lecteurs - Salon Littérature - 2005
  • Prix Lucioles des lecteurs - 2005

Notre monde contemporain, mû par un instinct sauvage de l’avenir, croise dans ce roman un monde plus ancien dans lequel une vieille usine abrite le destin d’une famille nombreuse récemment arrivée d’Afrique. Des mondes apparemment inconciliables que le hasard met en contact par l’intermédiaire de Milena Leandro, l’étrange jeune fille aux yeux de laquelle tout naît pour la première fois et dont la simplicité va tout bouleverser.

Dans un Algarve tragique et sauvage, Milena évolue entre une famille attachée à ses privilèges et à son image sociale et une tribu cap-verdienne vivace pour laquelle la musique irrigue la vie.

Milena nous conduit à travers la mort vers un amour impensable, un crime, une trahison et un silence à jamais scellé. Son regard toujours neuf sur la vie, le bien et le mal, sa vision de la valeur du monde constituent la matière même de ce roman.

Dans son œuvre, Lídia Jorge fouille toujours au plus profond de la cruauté primaire des êtres. Ici, pour la première fois, elle nous découvre la perversité et la lâcheté qui l’accompagnent.

Cet extraordinaire roman a reçu le Prix de l’APE, l’un des prix littéraires les plus prestigieux du
Portugal.

PRIX DES LECTEURS 2005 du Salon de la Littérature Européenne de Cognac


  • « Anne-Marie Métailié à l’extrême bon goût de publier des chefs d’œuvres. Le Vent qui siffle dans les grues, de la Portugaise Lídia Jorge, a reçu le Prix de l’APE au Portugal. L’auteur y creuse la perversité et la lâcheté des êtres. »
    SERVICE LITTERAIRE ; Emmanuelle de Boysson

  • L'art de Lidia Jorge est de laisser le récit se mettre en place, de faire avancer le lecteur dans la lenteur d'une de ces journées accablantes, guidé par ce personnage auquel on s'attache avant de comprendre ce qui lui arrive. Ce très beau roman, moins baroque que la Couverture du soldat gagne en intériorité, en subtilité. L'intrigue, réfractée par la multiplicité des regards des personnages, donne au lecteur une vision à la fois intimiste et polyphonique, à l'image des bifurcations de ce récit terrible de cruauté et d'espoir.

    Alain Nicolas
    L'HUMANITE

  • Il faut absolument la lire. "Le Vent qui siffle dans les grues" est un roman exigeant qui laisse une impression tellement durable et profonde que cela vaut vraiment la petite peine qu'on a à y entrer. On est saisi, rarement on a vu décrite si implacablement la cruauté humaine, au travers d'une conjuration minable de notables, de leur résolution à couper les ailes d'une des leurs, au nom de leur prétendue normalité. On est dans l'Algarve, au sud du Portugal, la journée est torride, l'ambiance fantomatique des endroits désertés par les raz-de-marée des jours fériés. Il y a du drame dans l'air. Autour d'une ancienne fabrique de conserves, vestige de la puissance de sa grande famille , une jeune fille erre, éperdue. Milene traque une trace de sa grand-mère, qui a utilisé le souffle de force qui lui restait pour venir mourir, seule, devant la porte de la fabrique. Comme un ultime bras d'honneur à sa descendance partie en vacances. Seul témoin de cette mort hors norme, Milene cherche un indice, mais surtout les mots pour raconter à sa famille, qui ne manquera pas de lui demander des comptes. Comme elle craint de ne pas y arriver, elle se terre. "Le Vent qui siffle dans les grues", c'est d'abord un paysage - L?dia Jorge est originaire de l'Algarve - et un personnage. Milene est une jeune femme étrange et innocente au-delà des mots et des gens ordinaires. Son cerveau, vide de références et de conventions, lui fait tout voir comme si c'était la première fois. Au yeux des siens, elle est une arriérée mentale. Aux yeux de la tribu Mata, famille émigrée du Cap-Vert installée dans la cour de la fabrique, qui va la recueillir dans son errance, c'est seulement une jeune fille "en état de choc". Une expression qui résonne dans la tête de Milene comme une clé qui lui donnerait le sens de son existence. "Si ça se trouve, je suis en état de choc depuis longtemps, depuis que je suis née". Tout est affaire de regard, l'identité, c'est aussi la manière dont on est envisagé. Comme réveillée d'un sortilège par le regard neuf et bienveillant de cette tribu aux antipodes de la sienne, Milene tombe amoureuse d'Antonio, un grutier. Une passion impossible pour sa bourgeoise famille cramponnée à ses privilèges autant qu'à ses œillères. Au travers de ce nœud de vipères grouillant de secrets, Lídia Jorge signe un roman somptueux, sur le pouvoir des mots et l'intranquillité de ceux qui ne les maîtrisent pas, sur la force des passions et les l?chetés auxquelles elles conduisent, sur une femme comme neuve. Son regard est plein de compassion pour son héroïne, son roman excite la terreur et la pitié. Vraiment très impressionnant.

    Olivia De Lamberterie
    ELLE

  • « Prodigieux d'étrangeté, ce long roman mélodieux et sinueux [...] est à l'image de l'œuvre tout entière, labyrinthique, poétique, musical, envoûtant. »

    Isabelle Fiemeyer
    LIRE

  • A l'écrit comme à l'oral, il y a chez Lidia Jorge une patience et une virtuosité de brodeuse, et l'expression d'une sensualité charnelle.

    Michèle Gazier
    TELERAMA

 

Cérémonie

En ce chaud après-midi d’août, le long corps de la Vieille Fabrique était encore là, étendu dans le soleil. Pas intact à proprement parler, puisque déjà à l’époque la toiture verdâtre était gondolée comme si l’ondulation de la mer se prolongeait sur la couverture de l’édifice. De même, l’appui de certaines fenêtres s’ornait de bouquets d’herbes arachnéennes, semblables à des chevelures, qui le tiraient vers la terre. L’inscription frontale elle-même, Fabrique de conserves Leandro 1908, avait déjà perdu presque toutes ses lettres, et uniquement à une certaine distance on pouvait déchiffrer serves et 1908 qui formaient comme un signe cabalistique inscrit sur le mur blanc. Mais ces faits ne présentaient guère d’intérêt. Milene se tenait immobile devant le vieil édifice simplement parce qu’elle attendait que le portail s’ouvre et que quelqu’un vienne lui parler.

Milene portait un sac de plage à l’épaule, elle avait les mains libres, mais lorsqu’elle les rapprochait, celles-ci glissaient comme si elles étaient enrobées d’une graisse collante, justement parce que depuis onze heures et demie du matin Milene avait traversé plusieurs fois le champ de graminées en suivant les traces d’un sentier qui se trouvait là. Plus loin ce chemin se confondait avec le lit des rails d’acier, deux barres parallèles à côté desquelles elle s’était arrêtée. Le soleil de trois heures lui dessinait une ombre courte sur le sol, ses cheveux lui collaient au front à force d’avoir été comprimés par le chapeau de paille. Mais en ce premier moment où je la vois et où tout recommence, Milene l’avait enlevé, et face au corps interminable de la Vieille Fabrique, elle s’en rafraîchissait comme s’il était un éventail.

La journée était effectivement torride.

La Clio, qu’elle avait garée là-bas en face, à moitié inclinée sur le bas-côté de la route, bouillait sous le soleil brûlant. Pas le moindre mouvement dans les palmes lancéolées des onze palmiers qui flanquaient les murs comme s’ils étaient faits de

fer-blanc peint en vert. Pas le moindre véhicule sur la route étroite, comme si une longue sieste espagnole s’était abattue sur le bord de mer. Milene se tenait devant la porte principale et elle voulait appeler quelqu’un qui soit en mesure de lui expliquer ce qui s’était passé dans la soirée du jeudi précédent. Elle avait donc déjà lancé un premier appel, elle connaissait même déjà par cœur la question qu’elle devait poser. Et qui serait « Hé, ho, il y a quelqu’un? Là dans la fabrique? Quelqu’un pourrait-il m’expliquer ce qui s’est passé jeudi dernier? » Elle n’avait pas besoin de répéter. Elle était contente d’elle, c’était exactement la question qu’il fallait poser. Elle fit quelques pas en direction de la bâtisse, sortit un mouchoir de son sac pour s’éponger le visage, mais parvenue sur l’asphalte elle s’arrêta. Elle n’était pas encore sûre.

Elle avait besoin de réfléchir.

Finalement, si elle appelait quelqu’un en cette heure de chaleur où même les oiseaux ne semblaient pas réveillés, ce serait comme mettre un point final et définitif à la recherche qu’elle avait entreprise en allant et venant le long du sentier. Cela signifierait qu’elle avait renoncé à chercher par elle-même une piste qu’elle puisse offrir à ses oncles. Une piste très intime, secrète, juste pour elle et les membres les plus proches de sa famille. Si elle commençait à appeler « Hé, ho, il y a quelqu’un? », Ce serait le signe qu’elle avait renoncé à rechercher, par ses propres moyens, les mots nécessaires pour expliquer ce qui était arrivé à la grand-mère Regina dans la nuit du 14 au 15 août, ou qu’elle avait forcément besoin des mots des autres pour pouvoir construire sa propre version des faits. Quand ses tantes et oncles arriveraient, elle voulait commencer par dire: « Chers oncles et tantes, j’étais à la maison vers midi, jeudi j’écoutais les Simple Minds, quand on a frappé à la porte et c’était la Garde nationale républicaine qui demandait si je savais où était la grand-mère Regina. Et après, tout à coup, les agents ont détourné le regard et m’ont dit la chose… » Voilà ce qu’elle souhaitait dire.

Elle voulait raconter avec ses mots à elle tous ces actes car au fond elle souhaitait rester maîtresse d’une situation qui la concernait elle plus que toute autre personne. Mais elle avait l’intention de tout raconter, avec l’assurance propre à l’adulte qu’elle était, et non pas comme si elle était l’espèce d’enfant pour

laquelle on la prenait. Car elle n’avait ni dix ni douze ans, ni même vingt, elle se sentait au contraire une jeune fille parfaitement responsable, et la preuve en était qu’elle s’était lancée dans cette marche, allant et revenant sur ses pas, à la recherche d’une trace de sa grand-mère, d’un cheveu, d’un mouchoir, d’un tube, d’un flacon ou même d’une feuille ou d’une branche cassée, de quelque chose qui explique ce qui s’était passé, ou du moins le confirme. Elle avait procédé avec une minutie extrême, sans découvrir le moindre indice, bien qu’elle sût mieux que quiconque que sa grand-mère était passée par-là. Le champ pelé et tout ce qui l’environnait le savaient aussi. Sans l’ombre d’un doute, ils le savaient aussi bien qu’elle. Mais le sable, le gravier et les graminées de même que les rails de fer sur lesquels les wagons de bois glissaient jadis, ainsi que les vieux arbres tombés par endroits, ici et là, tout cela participait du silence obstiné des choses sans voix qui n’étaient que des témoins passifs, des personnages muets de la nature qui détenaient un savoir et une mémoire, certes, mais qui lorsqu’il l’aurait fallu ne partaient jamais. On avait beau les interroger, elles se cachaient, restaient secrètes, se refusaient à parler. Milene avait même envie de retourner en arrière et de dire tout haut: « Espèces de roublardes, de
crétines d’imbéciles, parlez donc… »

Sauf qu’elle ne pouvait pas se mettre à vitupérer en rase campagne contre les objets du monde, comme si elle était une demeurée. Ou une enfant de dix ans. Tout ce qu’elle devait faire, c’était se dire que toutes ces choses sans voix s’unissaient exprès pour dissimuler la nuit de jeudi afin qu’elle ne sache pas quoi dire à ses tantes et ses oncles. Milene était toujours debout, reprenant haleine et regardant tous ces êtres muets qui composaient le paysage, enrageant de savoir par avance qu’elle n’en tirerait pas davantage.

« Espèces d’abruties, espèces d’idiotes, parlez…

Voilà donc pourquoi elle avait passé la matinée dans ses recherches. Pourtant, si cela avait été juste pour elle-même, elle ne les aurait pas entreprises. Car les données dont elle disposait lui suffisaient, elle n’en avait pas besoin d’autres. Finalement, ces derniers jours, elle avait accumulé assez d’informations pour reconstituer la nuit où la grand-mère Regina avait échappé à la
vigilance des infirmiers de l’ambulance. Il lui fallait simplement opérer cette reconstitution. À l’endroit même où elle se trouvait, dans le soleil de trois heures de l’après-midi, elle fermait les yeux et, sans le moindre effort, elle voyait très bien la silhouette de la grand-mère Regina, en chemise de nuit, occuper tout l’espace du paysage, tout entière, corps et chemise, remplissant d’un bout à l’autre le blanc et le noir de la nuit de jeudi. A l’endroit même où elle se trouvait, si elle le voulait, Milene faisait défiler les images à l’envers comme sur l’écran du téléviseur quand elle rembobinait un film et elle apercevait avec une grande netteté l’atmosphère de cette fin du jour, avec la vapeur rouge du couchant qui flottait au-dessus de la plaine, puis l’obscurité du crépuscule qui tombait sur la station-service et qui s’épaississait le long du sentier qu’avait suivi la grand-mère Regina. Elle voyait la grand-mère Regina très distinctement, comme si elle-même l’avait accompagnée, de même que les empreintes laissées par ses pieds nus le long de la piste de terre. Elle voyait très bien le mouvement de ses pas, les imaginant chancelants, lents, tenaces, inexorables, en direction du lieu qu’elle désirait atteindre et qui était la Fabrique de conserves Leandro 1908, ce bloc de maçonnerie situé au milieu de Mar de Prainhas, connue dans la famille sous la désignation secrète de diamant. Et dans cette marche en avant elle voyait aussi les mains noueuses dépourvues de bague, le cou penché sans chaîne ni collier, les cheveux blancs de plus en plus courts dans les derniers temps comme si quelqu’un s’attachait à retirer de
son visage son encadrement.

Mais la voir et l’accompagner en imagination et en imagination avoir la certitude que tout s’était passé ainsi, que la grand-mère avait marché toute seule, sans que personne ne l’eût transportée sur le chemin de terre jusqu’au seuil du portail principal pour s’asseoir là et s’y reposer, était une chose et apporter la preuve de ce parcours en était une autre, et bien différente. Voilà pourquoi Milene avait songé à retourner encore une fois sur les lieux où le chemin dénué de végétation pourrait offrir un support suffisamment meuble pour qu’une empreinte lui permette d’affirmer à ses tantes et à ses oncles: « Oui, j’ai la certitude que personne ne l’a portée à bras le corps, elle a marché, marché toute seule jusqu’au diamant. Elle s’est enfuie de l’ambulance arrêtée devant les pompes à essence. Elle-même a marché, j’ai vu une trace de
pied…  » Et ce serait la preuve suffisante que la grand-mère était passée par là. Toutefois, Milene avait déjà perdu le compte du nombre de fois où elle s’était penchée sur les surfaces sableuses nues, sans le moindre résultat, et quelque chose lui disait donc à présent qu’il ne valait pas la peine de retourner en arrière et de tout recommencer. Sa décision était prise. Elle renonçait à sa quête à travers les graminées.

Elle retournerait vers la Clio.

Mais entre vouloir et agir, il existe un atome habité par autrui, un inconnu rapide, un élément inattendu, comme disait souvent
João Paulo. Ainsi, au lieu de se diriger vers la voiture et de démarrer en direction de la Praia Pequena, où son amie Violante servait des cafés depuis le matin, derrière le comptoir du bar, et où elle l’attendait, Milene s’avança sur la route et commença à appeler vers le bâtiment de la fabrique: « Hé, ho, là-bas, il y a quelqu’un? Il y a quelqu’un, oui ou non ? »

Elle s’était mise à crier très fort, en y mettant toute son énergie, surprise de s’entendre elle-même dans l’après-midi brûlant et de constater que sa voix résonnait telle qu’elle était, faible et fragile, se répercutant en hauteur comme si elle était grave. L’appel se propageait en rase campagne, augmentait, se dédoublait autour de lui-même comme s’il enflait. Ravie de cet effet, Milene força sa voix autant qu’elle le put, dilata sa poitrine pour crier de nouveau: « Hé ho… S’il vous plaît… Il y a quelqu’un dans cette maison, oui ou non? »

Personne ne répondit de l’intérieur de la longue bâtisse. La cheminée de briques rouges se dressait au-dessus des tuiles comme un poing immobile. Limage d’un poing géant levé, sorti de la réalité décadente qu’était l’usine, défiant un élément invisible, mais qui persistait sans doute dans l’air comme une menace. Une tour de sécurité, de la sécurité inhérente au diamant. Alors Milene continua à appeler jusqu’à en avoir la voix complètement éraillée et l’impression qu’elle poussait des couacs de canard ridicules. « Quelqu’un m’entend-il ? »

« Il y a quelqu’un, oui ou non? »

Au même instant un camion chargé de sel surgit du côté du Bairro dos Espelhos, dans un lent vrombissement, et le chauffeur assis sur son trône de camionneur passa, regardant droit devant
lui, la tête penchée vers la vitre, les yeux sur la route comme s’il n’avait rien d’autre à faire dans la vie que de transporter derrière lui cette montagne de sel, et il ne la vit même pas. Milene attendit que la grande caisse ouverte s’enfuie sur la route en pente et disparaisse au loin. Elle fixa alors à nouveau le portail sous la lumière intense du moment qui n’avançait ni ne reculait et elle accepta les faits tels quels si quelqu’un se claquemurait là-dedans ou était sourd ou faisait exprès de ne pas lui répondre, ses efforts ne servaient à rien. En attendant elle ne savait toujours pas quoi dire à ses tantes et à ses oncles.

Comme cela lui arrivait souvent, l’enchaînement des éléments dans sa tête était parfait, pourtant elle ne trouvait absolument rien à dire. D’ailleurs son cousin João Paulo avait toujours pensé que si on ne disposait pas de ses propres mots pour exposer une idée, mieux valait recourir à ceux des autres. Elle-même pensait parfois que cet expédient était bon et utile et venait en aide aux personnes qui manquaient d’arguments pour présenter les pensées importantes. Plus elles étaient importantes, plus les mots manquaient à ces personnes-là. Des personnes comme elle. Il lui fallait donc très bien évaluer la situation avant de déterminer si elle disposait ou non des mots suffisants pour raconter ce qui s’était passé dans la nuit de jeudi.

Elle avait fait de nombreuses tentatives pour trouver ces mots.

La veille encore, le dimanche 17, entre onze heures et quinze heures, Milene était restée dans l’église de São Francisco, attendant que quelqu’un entre et s’approche d’elle. L’attente avait été longue. Elle avait attendu jusqu’à épuisement de toutes les pensées agréables pouvant la distraire, comme le souvenir de Star Wars et de U2, d’autres films et d’autres disques, de promenades en bateau et en voiture quand elle était assise entre ses cousins, à côté de João Paulo. Mais à un certain moment, se sentant trop seule sous la voûte blanche, à l’ombre de ces saints qui semblaient dormir pendant des éternités les yeux ouverts, Milene avait regardé autour d’elle et elle avait réussi à déchiffrer plusieurs mots importants au milieu des ornements qui tapissaient les murs blancs. Elle avait notamment lu: Tronc pour les âmes du
purgatoire Pax Domini, Introibo ad altarem Dei,
et alors, debout au milieu du transept, elle avait pensé qu’elle pourrait utilement
se servir de ces mots. En les assemblant tous, l’un après l’autre, elle pourrait peut-être dire à ses tantes et à ses oncles: « Chers oncles et chères tantes, ne vous faites pas de souci pour moi. On a transporté la grand-mère Regina dans l’église de
São Francisco et je suis restée plusieurs heures à côté du
Tronc pour les âmes du purgatoire et du Totus Tuus, et pendant tout ce temps la grand-mère Regina était encore là. Je me sentais en compagnie, je pensais à des choses plaisantes pour me changer les idées. »

Avait-elle envisagé de commencer par dire. Mais ensuite elle s’était ravisée. Réfléchissant, elle avait compris qu’il ne suffisait pas d’expliquer pourquoi elle ne s’était pas sentie esseulée, car ses tantes et ses
oncles ne s’inquiéteraient sûrement pas des heures pendant lesquelles elle était restée seule avec la grand-mère Regina. A ce moment-là, tout serait déjà dépassé et elle-même serait en vie. En revanche, ses tantes et ses oncles voudraient sûrement savoir dans quelles circonstances la grand-mère était décédée et alors les mots des autres ne lui seraient d’aucun secours.

Continuait à penser Milene, plantée devant les onze palmiers. La Clio bouillait sous le soleil et Milene pensait au retour de ses oncles. Elle les imaginait, ouvrant les uns après les autres les portières de leur voiture, le moteur en marche, les ouvrant toutes grandes et sortant des intérieurs climatisés, juste le temps de lui demander:
« Milene, comment expliques-tu ça, hein ? » Elle voyait les yeux des oncles et des tantes libérés les uns après les autres de leurs lunettes de soleil pour la dévisager bien en face, et les portes s’ouvrir et se refermer une à une, et le chauffeur de l’oncle Rui Ludovice la regarder tout en feignant d’inspecter le sol:
« Comment expliques-tu ça, hein ? » Mais alors, face à eux, peut-être pourrait-elle commencer par dire qu’il y avait eu une coïncidence terrible, plusieurs coïncidences qu’elle était même en mesure de prouver, s’ils l’exigeaient. Cela ne présenterait aucune difficulté pour elle.

Car si les tantes et les oncles voulaient se donner la peine de consulter leur agenda, ils verraient que le vendredi 15 août avait été le premier de toute une série de jours fériés, un jour férié collé à une fin de semaine, et que pour cette raison les gens n’étaient ni au travail ni à la maison, les routes étaient encombrées de
voitures à la queue leu leu faisant penser à des essaims affolés, klaxonnant et vrombissant. Les maisons ordinairement habitées étaient vides et celles qui étaient désertes toute l’année semblaient occupées, dans les cours toutes les lumières étaient allumées. Les maisons voisines de la villa Regina, elles, étaient complètement fermées et il n’y avait personne dedans. Et tous ces faits, Milene pourrait les prouver ou sinon peut-être quelqu’un serait-il disposé à témoigner pour elle, mais elle n’avait aucune preuve qu’elle avait téléphoné à ses tantes et à ses oncles dans leur résidence, aucune preuve des appels répétés qui retentissaient à l’autre bout du fil et auxquels personne ne répondait.

Oui, elle avait téléphoné des dizaines de fois. Comme ses tantes et ses oncles ne répondaient pas, elle était allée elle-même sonner à leur porte et c’est alors qu’elle avait appris par le jardinier de tante Gininha qu’aucun d’entre eux ne se trouvait à Valmares. Enfin, on était déjà le samedi 16, elle était allée le matin à la mairie espérant y trouver de garde l’oncle Rui. Et, effectivement, la porte de l’édifice public était ouverte, elle menait à une vaste pièce contenant deux grands bureaux métalliques derrière lesquels quelqu’un aurait sûrement dû être assis, mais ne l’était pas. Il n’y’ avait personne. Dans le hall de la mairie, en fait d’êtres humains il n’y avait que le visage de l’oncle Rui dans des dimensions gigantesques, représenté de face, son col blanc en partie mangé par le slogan D’autres se contentent de gesticuler, nous, nous agissons, disposé sous la photographie et ondulant comme deux phrases bien rythmées. C’était l’affiche électorale de l’oncle Rui, victorieux aux élections d’il y a un an et demi, et qui se trouvait toujours là, sûrement à tort. Mais en cet instant aucun de ces détails n’avait d’importance. La seule chose qui comptait était que l’oncle Rui, lui tout au moins, n’avait pas complètement disparu. Alors Milene avait encore appelé d’une voix sonore car elle supposait qu’il devait bien se trouver un employé quelconque dans le bâtiment et qu’il comprendrait en l’entendant toute la gravité de l’affaire qui l’amenait: « Ohé… il y a quelqu’un? S’il vous plaît, c’est juste pour dire que la belle-mère de monsieur le maire a été trouvée morte sur le seuil de la Vieille Fabrique… Elle est décédée… » La voix de Milene avait retenti dans la salle où trois siècles plus tôt avaient vécu des carmélites déchaussées et personne n’avait répondu. Pas l’ombre d’un doute. L’édifice
solennel, où le mari de tante Angela Margarida exerçait la fonction de maire, était désert. Il n’y avait pas âme qui vive non plus dans la cour où à dix heures du matin le soleil frappait déjà avec férocité comme s’il voulait faire fondre le sol ou le lézarder. Dans les rues de Santa Maria de Valmares des étrangers déambulaient en troupeaux, l’œil vaguement effaré sous la visière de leur casquette, s’arrêtant avec admiration devant les façades des maisons blanches comme devant un Nil asséché. D’ailleurs Milene avait croisé plusieurs personnes sympathiques qui lui avaient même souri au passage, mais aucune n’avait quoi que ce soit à voir avec sa vie à elle, et encore moins avec celle de ses tantes et de ses oncles. Elle n’allait pas leur demander de s’arrêter au bord du trottoir pour leur raconter ce qui était arrivé.

Lídia Jorge est née à Boliqueim dans l’Algarve en 1946. Diplômée en philologie romane de l’université de Lisbonne, elle se consacre très tôt à l’enseignement. En 1970, elle part pour l’Afrique (Angola et Mozambique), où elle vit la guerre coloniale, ce qui donnera lieu, plus tard, au portrait de femme d’officier de l’armée portugaise du Rivages des murmures (Métailié, 1989). A son retour à Lisbonne, elle se consacre à l’écriture. Ses œuvres sont publiées en Allemagne, Espagne, Italie, Grèce, Brésil, Israël, Grande Bretagne, Pays Bas, Serbie, Suède, Etats-Unis. La Couverture du soldat, 2000 a eu le Prix Jean Monnet 2000 (Cognac) Le Vent qui siffle dans les grues, 2004 a eu le Grand Prix du Roman de l’Association Portugaise des Ecrivains 2003, Premier Prix « Correntes d’escritas » 2004 (Povoa da Varzim, Portugal), Prix des lecteurs du Salon de la Littérature Européenne de Cognac 2005, Prix Lucioles des lecteurs 2005 (Librairie Lucioles, Vienne), Prix Albatros de la Fondation Günter Grass 2006 (Allemagne).  Nous combattrons l’ombre, a reçu le Prix Charles Brisset 2008, La Nuit des femmes qui chantent, 2012, Les Mémorables , 2015