Publication : 07/10/2005
Pages : 192
Grand Format
ISBN : 2-86424-544-2

Les pires Contes des frères Grim

Mario DELGADO APARAIN • Luis SEPÚLVEDA •

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20 €
Titre original : Los peores cuentos de los hermanos Grim
Langue originale : Espagnol
Traduit par : René Solis et Bertille Hausberg

Ecrit à quatre mains avec Luis Sepulveda

Les frères Abel et Caïn Grim, jumeaux et chanteurs populaires exécrables, ont parcouru la Patagonie chilienne et les plaines uruguayennes en ne laissant que de rares traces de leur passage. Leurs vies, leurs amours, leurs vagabondages, leurs amis sont mis en scène dans ce texte ironique et amusant par deux grands écrivains latino-américains, sous la forme d’une correspondance entre deux extravagants érudits locaux: Orson C. Castellanos en Uruguay et Segismundo Ramiro von Klatsch en Patagonie.

Dans une minutieuse collection de détails cocasses, ils nous restituent : la biologie et la sexualité du troubadour populaire à travers les siècles et le continent américain, le mystère de leur arrivée sur un radeau en Patagonie et les incertitudes sur leurs origines, tout ce qui contribue à créer un mythe et à faire de ces obscurs jumeaux des icônes de la musique populaire de mauvaise qualité.

Les auteurs jouent, développent des arguments grotesques, se livrent à une satire de la littérature savante, caricaturent la politique et l’histoire du continent américain avec un humour débridé. Un roman écrit à quatre mains par deux auteurs qui s’amusent et veulent que le lecteur s’amuse autant qu’eux.

  • « Les occasions de rigoler ne courent pas la pampa. En voici une : un pastiche iconoclaste [où] deux érudits [...] échangent savantes considérations et digressions oiseuses sur la vie d'Abel et Caïn Grim, jumeaux et payadores (troubadours locaux) d'antan [...] dont ils reconstituent l'épopée aussi calamiteuse que leurs fulgurances poétiques [...] et leur musicographie. »
    François Montpezat
    DNA

 

Introduction de José Sarajevo

Mes prédécesseurs dans l’étude de la vie d’Abel et Caïn Grim, les jumeaux légendaires, ont été pour moi d’une aide précieuse dans la réalisation de ce livre publié aujourd’hui sous leurs noms par deux écrivains indélicats sans que personne ne se demande pourquoi. Les professeurs Segismundo Ramiro von Klatsch et Orson C. Castellanos apparaissent comme de véritables pionniers en la matière malgré le nombre considérable d’ouvrages consacrés aux payadores d’Amérique du Sud qui, même s’ils s’obstinent à proliférer comme des champignons, sont difficiles à trouver pour la plupart, à moins de pouvoir compter sur des amitiés discutables parmi les bibliothécaires, les bibliophiles et autres personnes encore moins recommandables.

Textes objectifs sur la biologie du payador, histoires de leurs pratiques sexuelles à travers les âges, traités neuropsychiatriques concernant les payadores pourchassés, cas d’aberrations musicales, légendes noires du charangoo et autres sujets similaires font partie d’une interminable thématique autour de cet art éminemment solitaire et volatil. Dans un catalogue aussi abondant, on observe cependant une vaste omission: personne, à ma connaissance, n’a écrit d’ouvrage exhaustif capable de donner une image approximative des jumeaux Grim et de leur incidence fantasmatique sur le développement et la profondeur maximale du contrepoint chanté. Jusqu’à présent, trop de biographes ont exclu, passé sous silence ou se sont simplement dérobés, comptant sur la Bibliothèque argentine de la musique, le Conservatoire de musique autochtone d’Uruguay ou la Société chilienne des amis de la Scala pour rendre un jour publics certains documents secrets supposés traiter de la subversion pamphlétaire dont Caïn Grim s’est rendu coupable, allant jusqu’à s’attaquer à l’intégrité des hymnes nationaux des pays situés de part et d’autre du Río de la Plata et même celui du Chilio qu’il tenta vainement de dénaturer en lui donnant un air de boléro, en 1927, au cours d’une nuit de bamboche dans une unité militaire d’Antofagasta.

S’appuyant d’une manière aussi provocatrice qu’impudente sur ces vers d’Eusebio Lillo: « et cette terre brodée de fleurs/est l’image radieuse de l’Éden,qu’il chanta sur le rythme du célèbre boléro Vanidad, en s’aidant de deux maracas de confection grossière, Caïn Grim tendit un de ses doigts minuscules pour montrer le vaste désert d’Atacamao aux soldats enflammés qui passèrent alors de la naturelle euphorie militaire à la dépression que font toujours naître en eux les grandes vérités.

Au cours du fastidieux travail de compilation et de classement de ces lettres, je suis parfois tombé sur d’importantes coupures concernant des informations à caractère intime sur un gouverneur de province argentin, une reine européenne ou un génie scientifique dont les interrogations et l’absinthe empoisonnaient la vie, personnages sans rapport avec la vie des jumeaux Grim.

Ces lacunes m’ont incité à me rendre à Tortitas, en Patagonie, et a fouiller nuit et jour dans l’arrière-boutique de la pulperíao en ruines où le professeur von Klatsch rangeait les lettres du professeur Castellanos. Je dois le résultat de ce voyage aux survivants de la Coopérative des apiculteurs du Baker, mes doux mécènes, qui ont soutenu avec une générosité sans limite le travail du professeur von Klatsch en le nourrissant de miel et de luzerne pendant les deux années nécessaires à son travail. Ce sont eux qui m’ont apporté les cinq premières lettres publiées ici pour la première fois. De là, j’ai pris un vieux Piper à deux portes pour me rendre dans la ville de Mosquitos où, après une épuisante recherche dans les bibliothèques personnelles des vagabonds du village ou la réserve de bouteilles du bar Euzkaldunao, j’ai pu trouver la quasi-totalité des informations envoyées par le professeur von Klatsch dans son échange épistolaire avec Orson C. Castellanos.

J’ai pu alors comprendre qu’Abel et Caïn Grim étaient des individus vraiment particuliers dont la gémellité a permis qu’on s’en souvienne encore de nos jours dans les pulperías patagoniques sous le nom des jumeaux Grim. Le teint mat, mince et souple, Abel faisait preuve d’une incomparable bonne humeur et mesurait plus d’un mètre quatre-vingts. Caïn, par contre, ne dépassait pas le mètre cinquante, sa corpulence était trapue, dirions-nous, et il était enclin à de longs silences interrompus par les chapelets d’injures qu’il adressait à quiconque le tirait de ses longs replis sur lui-même. Étant donné leurs différences physiques, ils recherchaient un certain synchronisme dans leurs mouvements quand ils se déplaçaient de concert; Abel tentait de faire de moins longues enjambées et Caïn s’efforçait de ne pas ralentir l’allure de son frère en ayant systématiquement recours au petit trot. Quelqu’un a dit un jour que ces deux types avaient une démarche « à la fois calme et trépidante. Et c’est ainsi qu’ils sont entrés dans l’Histoire à Tortel, Coyhaique, Puerto Aysén, Balmaceda, Río Mayo, Comodoro Rivadavia et Tortitas. C’est-à-dire comme deux gauchos à la démarche calme et trépidante.

Mais, au-delà de leurs différences, tous deux étaient de remarquables cavaliers, des maîtres dans l’art de châtrero les moutons avec les dents, et les mémoires s’en souviennent avec une certaine unanimité comme de maîtres queux vraiment épouvantables. Cependant, comparés aux habitudes éthyliques des bergers, ils étaient plutôt modérés dans leurs pratiques alcooliques: on ne les a jamais vus soûls plus de deux semaines consécutives.

Le lecteur se demandera fort justement quelle était leur origine et comment ils étaient arrivés jusque-là. A vrai dire, à une date que personne n’a pu préciser, les jumeaux Grim avaient sauté d’un radeau, dans les environs de Tortitas, au début du premier quart du XXe siècle. Ils étaient arrivés mouillés comme des soupes par la pluie et les eaux du Baker, ce fleuve patagonique tumultueux dans lequel ils étaient tombés en de nombreuses occasions pendant leur navigation entamée en un lieu dont ils refusaient de se souvenir et qui, si le radeau ne s’était échoué sur un rocher, les aurait jetés dans les courants mortels du golfe de Penas, dans le détroit de Magellan.

Ils parlaient un espagnol traînant, quasi archaïque, émaillé de certaines méprises considérées par les villageois comme « l’empreinte poétique et tenace de deux payadores à qui on devait arracher leur instrument à coups de poing quand ils se mettaient à improviser des vers en s’accompagnant à la guitare.

L’origine ou la raison de leurs prénoms relève, elle aussi, de la sobriété patagonique: puisqu’il est nécessaire d’avoir un prénom, peu importe d’où il vient. Un vieux pêcheur de Puerto Chacabuco soutient qu’ils s’appelaient ainsi parce que leur père, un luthérien repenti, avait trouvé là un moyen de corriger l’infamie biblique. Une femme d’Alto Palena raconte, par contre, une version plus vraisemblable et assure que les parents des jumeaux Grim étaient des colons installés dans un terrain battu par les vents où renards, fouines et pumas leur disputaient la nourriture. La mère maintenait les fauves à distance avec un fusil et les coups dus au recul de son arme avaient fini par lui aplatir le sein droit; après la naissance des jumeaux, elle disposait donc d’une seule source nutritionnelle pour les allaiter. Les bébés se disputaient cette unique mamelle avec toute leur rage de vivre et, en les voyant se battre ainsi, le père attendri avait commenté: « Ces garçons se comporteront comme Abel et Caïn.

En Patagonie on ne se demande jamais si la poule est noire ou grise, l’important est qu’elle ponde des œufs. Les Patagons font preuve de la même négligence et se montrent indifférents ou peu curieux des origines des nouveaux arrivants au point que, pour certains d’entre eux, les jumeaux Grim étaient des Allemands qui avaient fui la frénésie pédérastique de leurs compatriotes installés à Colonia Dignidado, théorie discutable car, s’il est certain qu’au début du XXe siècle des pédérastes allemands existaient déjà dans le monde austral, il n’en est pas moins vrai que l’enclave de pédérastes et de bourreaux si bien soutenue par le Bavarois Franz Joseph Strausso n’avait pas encore été fondée. Pour d’autres, ils étaient des Croates dupés, amenés là par des éleveurs sans scrupules après leur avoir assuré que les côtes de la Patagonie étaient aussi paradisiaques que celles de l’Adriatique. Pour d’autres encore, il s’agissait de Gallois galopant dans la pampa et les immenses forêts à la recherche d’endroits pour y planter leurs yuyoso et ouvrir des salons de thé. L’important est qu’ils étaient arrivés là et que, grâce à leurs récits, ils écourtaient les longs hivers, les nuits lentes, les jours de neige où hommes et femmes accueillent avec reconnaissance une histoire bien ficelée tandis que la calebasse de maté o circule de main en main.

Les pages suivantes, soumises à la rigueur du temps qui tout efface, vont néanmoins tenter de reconstruire une période intéressante dans la vie de ces jumeaux mythiques qui abandonnèrent pendant quelques années les terres australes pour apparaître, comme par enchantement, dans les plaines orientales de l’Uruguay, enrichissant la saga des gauchos des Mines de Cuñapirú et provoquant la jalousie gominée de Carlitos Gardelo. Ce qui aurait pu n’être qu’une nouvelle tournée d’artistes itinérants eut cependant une caractéristique intéressante: un certain jour de l’année 1927, les jumeaux s’abandonnèrent au plaisir de la vie unipersonnelle et cessèrent d’être un duo, un couple ou yuntao, comme disent les gauchos. Caïn disparut, ce dont ni son frère ni personne, selon toute apparence, ne sembla se soucier mais, paradoxalement, Abel Grim se préoccupa de chercher des coéquipiers, des « partenaires susceptibles de correspondre au piètre aspect physiologique de son frère.

Pendant ce temps, le jumeau disparu déambulait très loin, dans les profondeurs de l’Uruguay, les profondeurs du Brésil, le Paraguay profond, vivant mille aventures profondes; curieusement, il était toujours accompagné de types douteux, artistes de « variété, équilibristes maintenant ankylosés par l’arthrose et retraités du mont-de-piété pré-sentant une ressemblance physique avec son frère austral.

Avec la prolixité minutieuse de Sherlock Holmes autochtones, les docteurs Orson C. Castellanos et Segismundo Ramiro von Klatsch, à partir de points aussi éloignés que Mosquitos, en Uruguay, et Tortitas, sur la côte nord glacée du détroit de Magellan, ont soutenu un duel épistolaire, croisant les armes de leurs connaissances, de leur sagesse et de leur érudition respectives en la matière pour conclure d’une manière intempestive et sereine, comme on le verra plus avant, que la vie de ces jumeaux prodigieux était pleine d’histoires. Comme l’affirme Emerson Miteux, le pulperoo, aujourd’hui pensionnaire de la résidence gériatrique de Port Stanley dans les Malouineso, parler d’eux revient toujours à raconter les pires contes des frères Grim.

Les lecteurs s’interrogeront peut-être sur la part de vérité contenue dans ces documents relatifs au comportement humain de ces deux musiciens en état de liberté primitive, vierge de toute impureté. Il est probable que, tout comme moi, ils ne trouvent jamais de véritable réponse. Mon seul espoir est que ce livre, constitué par les lettres de ces célèbres chercheurs et présentant un portrait vibrant et achevé de toute une époque aventureuse, soit pour eux aussi éclairant que plaisant. Si ce n’était pas le cas, j’en serais désolé.