Publication : 03/04/2008
Pages : 288
Grand Format
ISBN : 978-2-86424-650-3

Quand le Soleil voulait tuer la Lune

(Rituel et théâtre chez les Selk’nam de Terre de Feu)

Anne CHAPMAN

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20 €

Lola Kiepja, dernière descendante des Selk’nam (que leurs ennemis appelaient Ona) est morte en 1966 ; avec elle disparaissait le dernier témoin direct d’une haute culture et d’une antique société. Anne Chapman a effectué de nombreuses missions en Terre de Feu, chez les Selk’nam, entre 1964 et 1999. Aujourd’hui encore elle entend la voix de Lola psalmodier un chant pour Lune, la mythique matriarche bientôt vaincue par le Soleil et ses alliés les hommes. A travers Lola et les travaux de l’anthropologue allemand Gusinde, tous disparus aujourd’hui, c’est le "secret" du Hain qu’elle cherche à reconstituer.
Premier théâtre au monde assure-t-elle, en tout cas théâtre et rituel unique au monde, qui a disparu avec les Selk’nam, le Hain consistait en un jeu de rôles très dangereux pour les humains tant du côté des acteurs que des spectateurs qui y participaient.
Sur la scène du Hain, inversement symétrique du domicile céleste de Lune où elle reçoit les esprits des chamans qui lui rendent visite pendant l’éclipse, on voit surgir et s’opposer nus sur la neige des esprits masqués souterrains et célestes chargés d’une incroyable puissance qui infligent aux jeunes initiés des épreuves cruelles et dégradantes qui doivent les conduire à la maturité.
En révélant la complexité et la richesse de ce monde aboli, l’ethnologue montre ce qui a été perdu avec sa disparition, avec son génocide, et fait prendre conscience de l’atteinte qui a été portée à l’humanité tout entière.

  • , ce mélange de théâtre et de rituel où, jadis, au bout du monde, on voyait "surgir et s’opposer, nus sur la neige, des esprits masqués souterrains et célestes". »
    Hain
  • « C’est en 1964 qu’Anne Chapman se rend pour la première fois et rencontre Lola, mémoire vivante du peuple Selk’nam. Commencent alors des heures et des heures de transmission et de conversations, souvent enregistrées, au cours desquelles Lola lèvera une partie du secret entourant le
    Eduardo Olivares Palma
    LA FRANCOLATINA
  • « Anne Chapman révèle la pratique mi-sacrée mi-théâtrale d'un peuple amérindien éteint. Brillant et émouvant. »

    Marc-Olivier Parlatano
    LE COURRIER

PREFACE

C’est vers 1870 que les Européens commencèrent à occu­per, au nord-ouest de la Grande Ile, les territoires selk’nam qui font actuellement partie du Chili et de l’Argentine (photos des Selk’nam 12 et 13). Les contacts sporadiques que les Selk’nam avaient entretenus avec les blancs, des naufragés pour l’essentiel, depuis le XVIe siècle et jusqu’en 1870, ne les avaient que peu affectés.
Mais à partir de 1870 il y eut des Selk’nam assassinés par des chercheurs d’or venus d’Europe centrale. Et c’est à partir de 1885 et jusqu’à la fin du siècle qu’il y eut de véritables massacres, les Selk’nam étant souvent empoi­sonnés sur ordre des éleveurs de moutons, propriétaires d’estancias dans la Grande Ile. En 1886, un détachement de l’armée argentine ayant à sa tête Ramón Lista a assassiné au moins 28 Selk’nam. Vint ensuite un ingénieur roumain chercheur d’or, du nom de Julian Popper. A la même époque, et par la suite encore, les Indiens succombèrent massivement aux maladies transmises par les blancs, notam­ment la turberculose, le typhus et la rougeole. Lola Kiepja avait survécu par “miracle”, tandis que Angela et mes autres informateurs étaient nés au début du XXe siècle, alors que la situation n’était plus aussi dramatique.

Les Selk’nam (qu’on appelle aussi Ona), leurs voisins les Haush, et les Yahgan (ou Yamana) habitaient la région la plus australe du monde, l’Antarctique n’ayant jamais été occupé par des êtres humains avant notre époque. Tous ces Fuégiens étaient chasseurs-cueilleurs et n’avaient pas de contact avec les peuples d’agriculteurs qui vivaient plus au nord. Il semble bien qu’aussi loin qu’on remonte, ils aient toujours été chasseurs-cueilleurs, même si, au cours des âges, cette tradition a pu évoluer et se modifier. Apparemment, les Fuégiens sont les seuls peuples d’Amé­rique du Sud à avoir conservé jusqu’à nos jours cette tradition sans jamais avoir eu de contact avec des cultiva­teurs. Tout porte à croire qu’ils font partie des toutes premières sociétés humaines. Si la fabuleuse richesse culturelle de ces peuples constitue un exceptionnel testa­ment pour l’humanité, il ne faut pas oublier qu’il n’en reste plus désormais que quelques descendants plus ou moins lointains. Presque tous les Fuégiens ont “disparu” : la plupart, victimes des maladies apportées par les blancs, d’autres assassinés par eux ou morts de désespoir.

LAMENTO POUR LES INDIENS DE TERRE DE FEU

“Où sont les femmes qui chantaient comme
Tamtam (petits oiseaux, ‘la fille du ciel’,
enfant de la Lune et du Soleil) ?
Il y en avait beaucoup, où sont-elles ?”


Lola Kiepja, 1966


Comment parler en quelques lignes de peuples d’une si grande puissance ?
Comment parler des Selk’nam, des Haush, des Yamana, des Alakaluf ?
Ils furent des peuples puissants car non seulement ils parvinrent jusqu’aux terres les plus inhospitalières du monde, mais ils y demeurèrent, et cela grâce à leur courage : ils arrachaient leur subsistance des mers démontées, des forêts enneigées, des plaines balayées par les vents glacés.

Les femmes yamana et alakaluf pagayaient, défiant les vagues surgies de l’Antarctique, elles s’approchaient des baleines tandis que leurs hommes, debout à la proue du canoë, armés seulement de lances, luttaient pour achever leurs proies.

Les chasseurs selk’nam et haush avec arcs et flèches pourchassaient les guanacos sous la neige et dans la tempête pendant que leurs femmes, portant de lourds fardeaux, se hâtaient vers un lieu du campement pour allumer le feu au foyer.

Entre guérillas et vendettas, les Selk’nam ont joué leur vie. Ils étaient durs, rudes à l’ennemi et tenaces.
Mais ils s’aimaient.
Ils aimaient leurs montagnes dont les cimes émergent des mers glaciales.
Ils aimaient leurs forêts où les oiseaux multicolores faisaient leurs nids.
Ils aimaient leurs dieux métamorphosés en astres, en vents et en collines.

Et ils chantaient.
Ils chantaient pour guérir les malades.
Ils chantaient, se lamentant de la mort des êtres aimés.
Ils chantaient pour accéder à l’au-delà.
Ils chantaient à la lune dans sa splendeur, au soleil naissant, à leurs enfants endormis.
Ils chantaient lors de leurs cérémonies avec solennité et gaieté.

Ils ne sont plus. Ne restent maintenant que quelques personnes dont les parents et les aïeux sont ceux qui sont partis.

Au XIXe siècle de notre ère chrétienne, des étrangers débarquèrent sur leurs îles. Ils vinrent, armés de balles et de poisons, avides de richesses. Ils s’approprièrent leurs terres, qu’ils “nettoyèrent” pour les exploiter, sans les aimer. Ils se targuèrent ensuite d’être des pionniers, des civilisateurs, des serviteurs dévoués.

Les Indiens se défendirent du mieux qu’ils purent à l’aide de leurs arcs et flèches. Des familles entières s’enfuirent devant les cavaliers armés, payés pour les exterminer, devant les chiens dressés pour les déchiqueter. Les Indiens résistèrent du mieux qu’ils purent, dans l’angoisse, de manière confuse et avec un immense désir de survivre. Mais ils tombèrent criblés de balles, les oreilles et parfois même la tête tranchées. Parmi ceux qui ne furent pas déportés en Patagonie, l’alcoolisme, la mélancolie et surtout les épidémies eurent raison d’eux, et cela dans la douleur indescriptible de voir leurs enfants succomber aussi à ces mêmes épidémies.

Ces étrangers blasphémèrent la mémoire de leurs vic­times. Ils dirent et écrivirent que les Indiens avaient attaqué les premiers, que les Indiens avaient volé leurs moutons, tué leur bétail qui paissait sur les immenses prairies qu’on leur avait volées. Ces étrangers expliquèrent : “De toute façon, ces Indiens se tuaient entre eux, parce qu’ils étaient ainsi, des sauvages indomptables, inadaptables à la vie civilisée. Par ailleurs, ils n’étaient pas très nombreux et les missionnaires s’en sont bien occupés.”

C’est vrai qu’il y eut quelques étrangers, missionnaires et fermiers, qui essayèrent de les sauver, mais sans y parvenir.

Le rideau tombe : face à la scène, on élève des monuments à l’indigène.
On donne des noms d’aborigènes aux fermes de moutons, aux villages, aux rues, aux hôtels, plages et coins de rendez-vous.
On fabrique, pour les vendre aux touristes, des sta­tuettes et des banderoles en souvenir de “notre Indien fuégien”.
Et on ajoute avec regret : “Quel dommage que le Selk’nam ne nous ait laissé aucun folklore, aucune survivance de ses croyances.”
Mais oui, il nous a laissé un souvenir. Il nous a laissé l’écho de son lamento,
lamento de son peuple que nous avons contaminé,
lamento de son peuple que nous avons exterminé.

Traduit de l’espagnol par Françoise Héritier

Anne CHAPMAN est née à Los Angeles, elle est docteur en anthropologie de l’Ecole nationale d’anthropologie de México, de l’Université de Colombia de New York et de la Sorbonne. Elle a travaillé avec C. Levi-Strauss, P. Kirchhoff, A. Villas Rojas et K. Polanyi. Après avoir travaillé au Honduras, elle part en Terre de Feu où elle étudie les derniers Selk’nam et les Yagans. Auteur de nombreuses publications scientifiques et de documentaires, directeur au CNRS à la retraite, elle partage sa vie entre Paris, Mexico et Buenos Aires.

Lire l'article du Monde (30 juin 2010)

Bibliographie