Publication : 01/01/1985
Pages : 334
Grand Format
ISBN : 2-86424-043-2
Couverture HD
Poche
ISBN : 979-10-226-0351-3
Couverture HD

Esaü et Jacob

J.M. MACHADO DE ASSIS

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13.72 €
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11 €
Titre original : Esaú e Jacó
Langue originale : Portugais (Brésil)
Traduit par : Françoise Duprat

Préface de Jean-Paul Bruyas

 

« Deux jumeaux opposés par une haine farouche tombent amoureux de la même femme… Tout l’humour grave d’un spectateur ironique de la comédie humaine. »

Libération

« Un très grand auteur à découvrir – dans un continent que notre soif des mythes a voué trop vite au baroque et à l’exubérance. Un sommet de la maîtrise littéraire. »

Le Monde

  • « Deux jumeaux opposés par une haine farouche tombent amoureux de la même femme. Tout l'humour grave d'un spectateur ironique de la comédie humaine. »
    LIBERATION

 

1. Choses à venir

C’était la première fois que l’une et l’autre allaient à la colline du Castelo. Elles commencèrent à monter du côté de la rue du Carmo. Bien des gens à Rio n’y sont jamais allés, beaucoup sont morts et bien d’autres encore naîtront et mourront sans y mettre les pieds. Personne ne peut prétendre connaître une ville en entier. Un vieil Anglais, qui par ailleurs avait couru terres et mers, me confiait il y a longtemps à Londres, que de Londres il ne connaissait bien que son club, et cela lui suffisait pour la métropole et le monde.

Outre Botafogo, Natividade et Perpétua connaissaient d’autres endroits, mais bien qu’elles aient entendu parler de la Colline du Castelo et de la métisse qui y régnait en 1871, elle leur était aussi étrangère et lointaine que le club. Pentu, inégal, mal pavé, le raidillon blessait les pieds des deux pauvres dames. Elles continuaient néanmoins à monter, comme en pénitence, très lentement, tête penchée et voile rabattu. Le matin apportait un certain mouvement; femmes, hommes, enfants qui descendaient ou montaient, lavandières et soldats, un employé, un boutiquier ou un prêtre, tous les regardaient avec étonnement, bien qu’elles aient été très simplement vêtues; mais il y a une allure qui ne trompe pas et qui était inhabituelle en ces lieux. La lenteur même de leur démarche, comparée à la rapidité des autres, laissait soupçonner qu’elles venaient là pour la première fois. Une mulâtresse demanda à un sergent  » Tu paries qu’elles vont chez la métisse?  » Et tous deux s’arrêtèrent à l’écart, saisis de cet

invincible désir de connaître l’intimité d’autrui, qui fait souvent tout le sel de la vie des hommes.

En effet, les deux dames cherchèrent furtivement le numéro de la maison de la métisse, jusqu’à ce qu’elles le découvrissent. La maison était semblable aux autres, perchée sur la colline. On y montait par un petit escalier étroit et sombre, en accord avec l’aventure. Elles voulurent entrer rapidement, mais se heurtèrent à deux individus qui sortaient, et se collèrent contre la porte. L’un d’eux leur demanda familièrement si elles allaient consulter la voyante.

– Vous perdez votre temps, conclut-il furieux, et vous allez entendre beaucoup d’extravagances.

– Il ment, corrigea l’autre en riant; la métisse est une fine mouche.

Elles hésitèrent un instant, mais réalisèrent aussitôt que les paroles du premier étaient une preuve certaine de la clairvoyance et de la franchise de la voyante tout le monde ne peut avoir le même joyeux destin. Celui des enfants de Natividade pouvait être malheureux, et alors… Tandis qu’elles réfléchissaient, passa un facteur qui les fit monter plus vite, pour échapper à d’autres regards. Elles avaient la foi, mais elles avaient aussi la crainte du qu’en-dira-t-on, comme un dévot qui se signerait en cachette.

Un vieux métis, le père de la voyante, conduisit les dames au salon. Celui-ci était simple, les murs nus, rien qui rappelât le mystère ou qui inspirât la terreur, aucun attirail symbolique, aucune bête empaillée, squelette ou dessin de monstres. Tout au plus une image de Notre Dame de la Conception collée au mur, quoique salie et rongée, pouvait-elle évoquer un mystère, mais elle ne faisait pas peur. Sur une chaise, une guitare.

– Ma fille arrive, dit le vieux. Comment vous appelez-vous?

Natividade donna seulement son premier prénom, Maria, comme un voile plus épais que celui qu’elle portait sur son visage, et reçut un carton – parce que la consultation n’était que pour une – avec le numéro 1012. Il ne faut pas s’étonner du chiffre ; la clientèle était nombreuse et datait de plusieurs mois. Rien à dire non plus de la coutume, qui est ancienne, ô combien. Relis Eschyle, cher ami, relis les Euménides, et tu y verras la Pythie appelant ceux qui venaient la consulter  » Si quelques pèlerins nous sont venus de Grèce, qu’ils s’approchent, ainsi qu’il est de règle, dans l’ordre indiqué par le sort… Jadis le sort, maintenant la numérotation, le tout est que la vérité s’ajuste à la priorité et que personne ne perde son tour d’audience. Natividade garda le billet et toutes deux s’approchèrent de la fenêtre.

A dire vrai, elles éprouvaient une certaine crainte, Perpétua moins que Natividade. L’aventure semblait hardie, et quelque danger possible. Je ne parle pas ici de leurs gestes; imaginez-les agités et embarrassés. Aucune des deux ne parlait. Natividade avoua ensuite qu’elle avait la gorge nouée. Heureusement, la métisse ne tarda pas trop au bout de trois ou quatre minutes, son père, soulevant le rideau du fond l’amena en la tenant par la main.

-Entre, Barbara.

Barbara entra, tandis que son père prenait sa guitare et passait sur le palier de pierre, devant la porte de gauche. C’était un petit être, léger et ailé, en jupe brodée et chaussé de mules. On ne pouvait lui dénier un corps gracieux. Ses cheveux, ramassés sur le haut de la tête par un morceau de vieux ruban, lui faisaient une calotte naturelle à laquelle un brin de fleur jaune tenait lieu de houppe. Il y a là déjà quelque chose d’une prêtresse. Le mystère était dans les yeux. Ils étaient opaques, mais pas toujours et pas au point de n’être jamais également pénétrants et perçants – et dans ce dernier cas, ils étaient aussi fixes, si fixes et si perçants qu’ils entraient au plus profond de vous, fouillaient votre cœur et ressortaient, prêts à une nouvelle entrée et à une nouvelle exploration. Je ne te mens pas en disant que toutes deux ressentirent comme une fascination. Barbara les interrogea Natividade dit pourquoi elle venait et lui remit les portraits de ses enfants et des mèches de leurs cheveux; on lui avait dit que c’était suffisant.

– C’est suffisant, confirma Barbara. Ces garçons sont à vous?

-Oui.

– Visage de l’un égale visage de l’autre.

– Ils sont jumeaux, ils sont nés il y a un peu plus d’un an.

-Vous pouvez vous asseoir.

Natividade dit tout bas à Perpétua que  » la métisse était sympathique « , pas assez bas cependant pour que celle-ci ne pût l’entendre aussi; et cela, peut-être volontairement, par crainte de la prédiction et dans l’espoir d’obtenir un heureux destin pour ses fils. La métisse alla s’asseoir à la table ronde qui se trouvait au centre du salon, tournée vers elles. Elle plaça les cheveux et les portraits devant elle. Elle les regarda, regarda la mère, alternativement, posa à celle-ci quelques questions, et contempla un moment portraits et cheveux, bouche ouverte et sourcils froncés. Il m’est pénible de dire qu’elle alluma une cigarette, mais je le dis parce que c’est la vérité, et que la fumée sied à la fonction. Dehors, le père effleurait la guitare de ses doigts, en murmurant une chanson du sertão du Nord

Menina da saia branca

Saltadeira de
riacho…

 

Tandis que montait la fumée de la cigarette, le visage de la voyante changeait d’expression, radieux ou sombre, interrogatif ou assuré. Barbara se penchait sur les portraits, serrait dans chaque main une mèche de cheveux, et les fixait, les sentait, les écoutait, sans l’affectation que tu vois peut-être dans ces lignes. De tels gestes ne peuvent être décrits naturellerment. Natividade ne la quittait pas des yeux, comme si elle voulait lire à l’intérieur d’elle. Et ce ne fut pas sans grand étonnement qu’elle l’entendit demander si les garçons s’étaient disputés avant de naître.

-Disputés?

-Disputés, oui, Madame.

– Avant de naître?

– Oui, Madame, je vous demande s’il ne leur serait pas arrivé de se disputer dans le ventre de leur mère ; vous ne vous souvenez pas?

Natividade, qui n’avait pas eu une gestation paisible, répondit qu’elle avait effectivement ressenti des mouvements extraordinaires, répétés, et des douleurs, et des insomnies… Mais alors, de quoi s’agissait-il? Pourquoi se seraient-ils disputés? La métisse ne répondit pas. Peu de temps après, elle se leva et tourna autour de la table, lentement, comme somnambule, les yeux ouverts et fixes; puis elle posa de nouveau son regard tantôt sur la mère, tantôt sur les portraits. Maintenant elle s’agitait davantage, en respirant fort. Tout entière, visage et bras, épaules et jambes, tout entière, et cela ne suffisait pas pour arracher la parole au Destin. Enfin, elle s’arrêta, s’assit épuisée, jusqu’à ce qu’elle se lève d’un bond et s’adresse aux deux dames, si radieuse, les yeux si vifs et chaleureux que la mère s’y accrocha et ne put s’empêcher de lui prendre les mains et de lui demander anxieusement

– Alors? Parlez, je peux tout entendre.

Barbara, pleine de flamme et de rire, eut un soupir de plaisir. Le premier mot parut lui monter à la bouche, mais se retira dans son cœur, sans avoir franchi ses lèvres ni les oreilles d’autrui. Natividade réclama la réponse, qu’elle lui dise tout, absolument tout…

-Choses à venir! murmura finalement la métisse.

-Mais, de mauvaises choses?

-Oh, non, non! De bonnes choses, des choses à venir!

-Mais cela ne suffit pas ; dites-moi le reste. Cette dame est ma sœur et sait garder le secret, mais s’il faut qu’elle sorte, elle sort; moi, je reste, dites-moi, à moi seule… Seront-ils heureux?

-Oui.

-Seront-ils de grands hommes?

-Ils seront grands, ô combien grands! Dieu leur accordera beaucoup de faveurs. Ils monteront, monteront, monteront… Ils se sont disputés dans le ventre de leur mère, quelle importance? Ici dehors on se dispute aussi. Vos fils seront glorieux. C’est tout ce que je peux vous dire. Quant à la qualité de la gloire, choses à venir!

De l’intérieur, la voix du vieux métis répétait encore une fois la chanson du sertão

Trepa-me neste coquieiro

Bota-me os côcos abaixo

 

 

Et sa fille, n’ayant plus rien à dire ou ne sachant quelles explications donner, suivait de ses hanches le mouvement de la mélodie que répétait le vieux, à l’intérieur

Menina de saia branca

Saltadeira de
riacho.

Trepa-me neste
coqueiro,

Bota-me os côcos abaixo

Quebra
côco, sinhá,

Lá no
cocá,

Se te dá na
cabeça,

Há de
rachá;

Muito hei de me ri,

Muito hei de
gostá.

Lelé,
côco, naiá.

J.M. Machado De Assis (1839-1908) est né à Rio, d’un père noir descendant d’esclave et d’une mère portugaise. Il est également mort dans cette ville. Après avoir exercé une multitude de métiers, dont typographe à l’imprimerie nationale, il devient le plus grand auteur brésilien du XIXe siècle. En 1897, il crée l’Académie brésilienne des Lettres. Auteur prolifique, au regard cynique et ironique, il est le maître pour déjouer les apparences des faits et débusquer la folie. La société du Rio fin de siècle apparaît sur fond d’absurde.   Pour en savoir plus sur Machado de Assis, le "Sorcier de rio" vous pouvez vous rendre sur ce blog

Bibliographie