Publication : 28/03/2001
Pages : 336
Grand Format
ISBN : 2-86424-382-2
Couverture HD
Poche
ISBN : 2-86424-497-7
Couverture HD

Baie des Tigres

Pedro ROSA-MENDES

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19.06 €
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10 €
Titre original : Baia dos Tigres
Langue originale : Portugais
Traduit par : Jacques Thiériot

En 1997, Pedro Rosa-Mendes a entrepris un voyage impossible: la traversée, à pied ou en stop, du continent africain de l’Angola jusqu’au Mozambique. Un voyage à travers des pays dévastés par les guerres, des routes mortes et des champs de mines.

Ce livre est construit à partir des histoires de personnages extraordinaires qu’il a rencontrés au cours de son périple : “Des héros anonymes, habitants des limites de la vie, et aussi des monstres, d’étranges monstres réinventant l’horreur sur leur vaste territoire d’ombres “. (J. E. Agualusa)

Roman, chronique, lettre, document, Baie des Tigres est une mosaïque fluide faite d’histoires, de gens, de plantes, d’animaux, de villes, de pays, de temps. Un archipel entier à la dérive vers la mort, dans un livre. Et avant tout, de la grande littérature.

  • Faut-il avoir traversé l'Afrique, de l'Angola au Mozambique, pour se rendre compte que « le désespoir est le réflexe le plus futile sur les chemins sans appel » ? Jeune journaliste portugais, déjà couvert de prix, Pedro Rosa-Mendes a fait ce voyage en 1997, à pied ou en stop. Il en a ramené un livre, qui n'est pas un récit de voyage, un itinéraire raconté, mais un patchwork de reportages, de portraits, de lettres et d'anecdotes, « l'invention d'une géographie par la parole ». Dans ce décor, aidé par une belle écriture, on apprend qu' «en Angola, les guerres naissent comme le; jours », qu'il est des pays « où le dernier repas a lieu quand il y a à manger », que l'on peut «partir de la vie avec les ustensiles pour coloniser la mort ». De ce déplacement, on revient « avec une contrebande de cauchemars » mais, aussi, avec une malle de souvenirs dédouanés, le doux-amer réconfort qu'il existe de « l'allégresse dans un pays mutilé ». Dans la mosaïque, quelques zelliges brillent plus que d'autres. On se prend au jeu avec Augusto Amaral, inventeur d'une « table pour lire le temps ; on scrute une baie - deux galions ancrés au large - avec les yeux de Jono Tomas da Fonseca, mort-vivant comme l'histoire; on perd son identité, et même le souci d'en avoir une, aux côtés de John van Der Merve, en réalité un Portugais « assimilé » par l'Afrique du Sud de l'apartheid, « l'homme debout de l'autre côté du fleuve » qui s'est battu à la tête des Flechas negras, un bataillon de bushmen; on écoute une femme - «je ne me suis pas mariée avec celui que j'ai aimé, je me suis mariée avec celui que j'ai rencontré » - qui « adore tout ce qui souffre»; et on meurt gratuitement, à Huambo, l'ancien Nova Lisboa, où un fils et ses vieux parents sont assassinés en, l'espace de trois mois, trois victimes « complètement inutiles « dont la mort n'a « atteint que ceux qui les aimaient ». Dans ce livre, dont les trois parties s'appellent « Terminus », « Africa Hôtel » et « Cité Miséria », la guerre est omniprésente. Elle l'est à travers « ces hommes qui ont payé un prix exorbitant en lambeaux de leur propre corps. Ils ont des mines au bout de leurs béquilles, des grenades là où manquent leurs mains et des bombes à portée de leurs cils. Un commerce de troc en direct, c'est ça leur guerre: un pied pour chaque pas, un doigt pour chaque retard, un homme pour chaque pouce de terrain, un cri pour chaque douleur. Une génération pour chaque prophète » Celle à venir, la génération des enfants d'aujourd'hui, promet des lendemains pires encore. « Vois cet enfant, il shoote son football dans un crâne humain. Ce n'est pas par méchanceté. Le crâne était disponible, à portée de main et desséché. Toi et moi connaissons les balises de l'humanité: des crânes s'enterrent, les ballons sont ronds. A cet enfant, personne n'a donné d'occasion pour autant. » Etrangement, Pedro Rosa-Mendes rapporte des horreurs sans noircir ses pages. Dans son monde recréé de traits de plume sûrs, il règne la maka, l'intraduisible mot-valise angolais pour «désordre », « confusion », « grand bruit », « bagarre » ou « catastrophe ». Mais c'est un monde sans appel et, donc, sans désespoir.
    Stephen Smith
    LE MONDE
  • » Voyager n'est pas un passe-temps touristique, mais un engagement métaphysique. Si Baie des tigres se lit avec plaisir, même quand on déteste les voyages, c'est sans doute parce que l'enquête en cours est celle d'une définition conjointe de l'homme et du vide."
    Stéphane Bouquet
    LIBERATION
  • "Du burlesque au tragique, de l'étrange au bouleversant, du réel à l'imaginé, de l'aventure à l'ennui, il y a un côté Kadaré moderne et déjanté chez cet auteur qui, à force de traquer l'humain dans l'inhumain, de presser la mémoire d'un peuple plongé dans l'oubli, démontre ce paradoxe : « C'est dans les pays en guerre que l'on voyage le plus en paix. »"
    Olivier Le Naire
    L'EXPRESS
  • « Lancé en solitaire dans une traversée du continent africain, de l'Angola jusqu'au Mozambique, l'homme a recueilli des paroles, des images et des bruits dont il a fait un livre à la fois beau et surprenant. [...]Une saisissante traversée de nulle part. »
    Raphaelle Rérolle
    LE MONDE

Terminus

En chaque millimètre de ce sol se trouve le dernier instant de ma vie. Je peux le contempler à perte de vue. C'est la raison pour laquelle on me voiture toujours la nuit. On me préserve. Cela ne me dérange pas. Pour le moment c'est la nuit, un point c'est tout. C'est toujours la nuit quand je bouge. J'ai cessé d'avoir peur parce que la peur m'a déserté. Elle s'est changée en territoire extérieur. Énorme manque de solidarité: je n'ai rien à quoi m'accrocher, ce qui peut être fatal. Le sol, la route, la savane, le pays: la peur est une carte et sa propre obligation. Je ne sais pas de combien de jours elle est large. Nous sommes en train de la traverser et c'est la nuit. Traverser la nuit c'est tout ce que j'ai.

Je peux également vous dire que j'ai sommeil, froid et une tranquillité absolue. Plus tard je parlerai d'une petite boîte contenant du vin à boire alors, des feuilles de thé et du sel pour affadir. Et également de cette précieuse cassette de Marilyn Monroe, avec Billie Holiday qui guette avant que ne s'achève le show.

À Menongue, le chef du projet de déminage de la Care au Cuando Cubango m'a montré une carte de la province à échelle très réduite, couvrant tout un mur. L'ensemble, un dallage de cartes militaires collées les unes aux autres, était criblé d'épingles rouges, plantées. Il y avait également des rectangles de la même couleur dessinés. Et des petits drapeaux bleus, presque tous autour de Menongue et le long d'une des rives du Cuebe, quelques centimètres au sud-est.

– Les épingles rouges indiquent les champs de mines. Pas tous, il y en a beaucoup d'autres. Là, ce sont ceux que nous avons repérés. Les rectangles, ce sont les positions stratégiques qui ont été entourées de mines, exemple: les casernes, les arsenaux et l'aéroport. Les rectangles bleus, ce sont les zones déminées. Depuis juin, nous avons déjà dégagé vingt-quatre mille explosifs dans cette région. Nous les avons entreposés dans une ancienne caserne de la logistique cubaine, derrière la mission catholique. Pour les détruire ensuite, ce travail est en cours: trois mille vendredi, huit cent soixante samedi. Et puis, il y a ce truc dément, les dépôts domestiques. L'autre jour, des gens sont venus nous appeler: ils se préparaient à reconstruire leur maison et, en creusant dans le jardin, les maçons ont découvert quatre-vingt-deux roquettes. On ne sait jamais, on en aura peut-être besoin...

Il y a une seule ligne bleue qui conduit à Menongue, à partir du Bié. Et également deux petits traits qui ne mènent à rien, au sud l'un s'arrête à Caiundo, à l'est l'autre à Cuíto Cuanavale. Ce sont les seules voies de communication terrestre - dans un espace plus grand que le Portugal.

– Et ce rectangle bleu sur la rive du fleuve?

– C'est la plage fluviale sur le côté droit du barrage. C'est là que les soldats de l'UNAVEM vont se baigner. L'autre berge est toujours minée. Ils nagent seulement jusqu'à la moitié du fleuve.

Où est la route en bas de Caiundo, en direction de Jamba?

– Elle n'existe pas.

– À Luanda on m'a dit que peut-être...

– Il n'y a pas de route et tout le reste est miné. Jusqu'à Caiundo nous avons réussi à déminer la chaussée. C'est tout. On ne peut même pas emprunter la berme. Dernièrement un accident s'est produit, un camion qui a essayé de faire demi-tour. Des gens sont morts, ils étaient sur la plate-forme, c'est leur moyen de transport dans ce secteur. En dessous de Caiundo les champs de mines ne sont même pas localisés. L'UNITA et le gouvernement ne nous ont pas donné les cartes. Personne ne circule sur cette route, pas même les blindés de l'UNAVEM.

– Et comment se déplacent les o-enne-gés qui se trouvent par là?

– Il n'y a pas d'o-enne-gés là en bas. Il n'y a personne! La majeure partie de cette province n'a jamais été reconnue par la Mission. Je me suis fait comprendre?

– Mais j'ai prévu de gagner la Zambie en passant par là. Par Jamba. Il n'y a pas d'autre route.

– Je vous répète qu'il n'y a pas de route! Personne n'est autorisé à quitter Caiundo. Rebroussez chemin et prenez un avion pour Luanda et de là pour la Zambie, si c'est vraiment important pour vous.

À l'entrée du bureau, le personnel de la Care a installé des étagères en bambou pour exposer quelques types de mines et d'explosifs trouvés dans la ville. Il y a des mines russes, cubaines, sud-africaines, chinoises. Sur certaines le fabricant a gravé des instructions afin de garantir leur mise en place correcte: '~ Côté à tourner vers l'ennemi ". Les plus dangereuses ce sont les mines chinoises en plastique.

– Je pars pour Caiundo. Je vais essayer de passer.

– D'ici à trois jours, vous rebrousserez chemin et vous viendrez me dire que j'avais raison. Et si vous ne venez pas, faites-moi confiance, c'est que vous serez mort. De toute façon, essayer d'attraper l'avion pour Luanda, c'est du pareil au même. D'ici à trois jours. Pour revenir, faites marcher vos jambes et ne nous posez pas de problèmes.

Je ne l'ai pas revu. En haut de la rue se trouve la gare - qui n'accueille plus de convois. Ils arrivaient de Namibe ou de Lubango, durant les années de guerre, chargés de munitions et de massacres. Dans le fond, il y a le fleuve et, avant lui, le Bout du Monde, une discothèque. Fermée, sûrement pour cause d'infraction ou de faillite. Je suis sorti, descendu.

Le dernier instant, donc. A travers la nuit. Il n'y a ni paysage ni villages, il n'y a ni gens autour de feux de camp ni éléphants silhouettés sur le gris du ciel. Je pourrais parler de ce genre de choses, je voudrais bien, mais ce serait mentir. Pas d'horizon, ni relief, temps ou direction. Tout se résume à deux encadrements de vitre sur le pare-brise. Nous avançons sur une tribu de fantômes qu'illumine le faisceau des phares. Ils retournent à l'obscurité quand nous les renversons sous le bruit assourdissant du moteur. Arbustes, lapins, visages, chauves-souris, litanies berceuses, un zoo de souvenirs.

Notre navire c'est un Kamaze. Fabrication soviétique.

Ils ont fait des véhicules type colossal: une quille avec quatre roues motrices (chacune de la taille d'un homme) pour fendre les sables agités, le courant des chanas, les fleuves sans pont du Cuando Cubango.

La portière droite n'a pas de vitre. Elle nous manque. Le Kamaze fonce dans le froid et la végétation, comme un buffle à l'aveuglette, avec des embardées soudaines et de furieux cahots. Nous nous débattons depuis des heures dans une arantèle de senecios gigantesques. Des arbres d'allure frêle mais solides. En embuscade sur notre passage, je les vois surgir, ils s'abattent sur le camion avec une force brutale, à la cadence des vagues dans une tempête. Leurs épines sont dures, incassables. Ils nous aspergent de coups de fouet de tous côtés quand le pare-chocs leur fracture l'échine jusqu'à la racine et nous les laissons derrière nous, griffer le châssis comme des ongles sur la chape de métal. La cabine, mes pieds brûlent à leur contact. Les senecios déchirent petit à petit la manche de ma veste, avant de tomber sur la route (je les vois dans un éclat du rétroviseur). Ils m'ont déjà touché dans ma chair et attrapé une oreille au dépourvu; j'ai le cou envahi par cette flore de canifs. Pas question d'enlever mon capuchon.

Le lieutenant-colonel occupe la place du milieu, il dort pour de bon. Je l'envie et je le repousse à coups de coude car il me fait glisser à côté de la banquette, vers les épines. Simple réflexe de défense: je ne sens plus mon corps.

Il y a trois jours, ou deux, peut-être quatre, peu importe, nous avons dû démonter le moteur de la jeep. Nous roulions en jeep, sur un tronçon miné entre Caiundo et Cuangar. La jeep au milieu du sable, les pièces au milieu du sable, deux guérilleros couchés avec de l'huile sur les bras et du sable dans l'huile. Une journée entière pour nettoyer le moteur. Le lieutenant-colonel, tout en fumant, m'a parlé du jour où il a marché sur une mine. Il a senti le déclic sous la plante de son pied et il s'est immobilisé. Il a chialé, braillé. Qu'on le tire de là. C'était une vieille mine portugaise. Un modèle où une seconde sépare le déclic et la détonation. Le déclic actionne la mine. L'explosion se produit quand la mine n'est plus soumise à une pression. Le désespoir et la survie ont tout juste le reste de cette seconde pour arriver. Le lieutenant-colonel a demandé un bout de bois - qu'on lui a lancé. Les yeux emperlés de sueur, il l'a enfilé sous le bout de sa chaussure et il a fait pression pour pouvoir retirer son pied sans faire exploser la mine. Ensuite il s'est jeté à terre droit devant. La mine a explosé derrière lui. Il est resté plusieurs jours en état de choc. Mais indemne. Lui et moi avons regardé ses deux pieds. Intacts. Nous avons eu faim, nous avons recueilli des brindilles en marchant en équilibre sur les traces parallèles de la jeep et nous avons fait chauffer une casserole de thé. Je lui ai passé le sachet blanc qu'on m'avait donné à Menongue et nous nous sommes sucrés. Le lieutenant-colonel a bu une gorgée et l'a recrachée. Le sachet contenait du sel fin.

Toutes les vingt minutes, une mine antipersonnel tue ou mutile quelqu'un. Il y a plus de cent millions de mines enterrées dans soixante-dix pays. Près du dixième en Angola. Au Cuando Cubango, où l'on suppose que se trouvent 45 % des mines de l'Angola, elles constituent la population principale. Les habitants de ce pays n'ont jamais été nombreux et, ces dernières années, beaucoup sont morts.

Au-dessus de nos oreilles et du bruit douloureux, un guérillero, la tête bédouinée d'un chiffon, copilote l'autre en criant à travers la lunette arrière du Kamaze - qui n'a plus de vitre.

– Cet arbre, à gauche... Çui-là, à gauche. Après, à droite... A droite dans le roncier... A droite, au milieu du sable... A droite! Braqbraqbraquàdroite brAAAQUE!!! Arrête! Aka! Recule, mollo! Par là maintenant, tout droit.

Nous allons supposer que le copilote connaît bien le terrain.

– Droite!

Nous allons supposer que son masque jeune camoufle le visage d'un vétéran de la guerre.

– Gauche!

Nous allons penser qu'il connaît les champs de mines parce qu'il a aidé à les ensemencer.

– Droite!

Imaginons que ce n'est pas la première fois qu'il traverse ce champ de la seule façon possible - à travers bois.

– Gauche!

Imaginons qu'il l'a déjà fait de nuit.

– Droite!

Nous allons même croire qu'il n'a pas envie de nous suicider. Nous allons penser qu'il n'a pas ce réflexe naturel, pourquoi pas? dans un simple grain de cette nuit qui ne finit jamais.

– Nous sommes arrivés! Réveillez-vous.

Moi seul me retrouvais sans rien dire. Mes paupières sont engluées dans une pâte de sommeil et une aurore boréale explose dans mon cerveau.

– Je n'ai pas pu dormir. Vous vous êtes rendu compte qu'on ne nous a pas perdus de vue une seconde?

Partout, un rugissement qui, m'a-t-il semblé, n'était pas celui du moteur, "Côté à tourner vers l'ennemi".

Dirico, c'est le nom marqué sur la carte mais où sommes-nous arrivés? La fin est une coordonnée éphémère. C'était hier le jour de mon anniversaire et donc sans doute n'est-il pas encore achevé. Je saute du Kamaze, les mains violacées, et trouve encore le moyen de trébucher sur deux mirages: une maison en ruine et un fleuve au fond de la savane. C'est sur la vision de l'eau, couché sur le ciment froid, que je rêve à présent, agrippant le rêve à pleines mains: mes deux pieds pétrifiés, mais intacts.

"Marilyn". Ces bombes d'avion fantastiques, terrifiantes, qu'un capitaine portugais m'a montrées, qui attendaient d'être détruites. Ces cylindres de deux mètres qui n'avaient pas explosé, ionisés, sur l'herbe de Menongue, avec un tag en français: "Je t'aime Brigitte".

Pedro Rosa-Mendes est né en 1968 à Cernache do Bonjardim (Portugal). En 1989, il commence à travailler pour le journal Público, d’abord dans la section culturelle et, à partir de 1996, dans la section internationale, où il s’est spécialisé dans les reportages, notamment sur le Zaïre, l’Angola, le Rwanda, l’Afghanistan, la Yougoslavie, et pour lesquels il a reçu de nombreux prix. Il a ensuite été correspondant au Timor oriental. Pedro Rosa-Mendes a abandonné sa carrière de journaliste pour se consacrer à l’écriture. En 1997, il a traversé le continent africain de l’Angola au Mozambique, à pied et en stop et en a tiré son remarquable premier roman Baie des Tigres (Métailié, 2001).

Bibliographie