Publication : 05/04/2002
Pages : 228
Grand Format
ISBN : 2-86424-425-X

Ces lois inconnues

Pour une anthropologie du sens de la vie

Michael Francis GIBSON

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19 €

Ce livre s'adresse à tous ceux qui supportent mal que leur vie soit ou puisse être dénuée de sens. Il étudie le besoin de transcendance dans toutes les cultures et montre que c'est là une nécessité pour que l'individu demeure en interaction permanente avec son héritage et la communauté qui l'a vu naître - ce qu'il nomme l'obligation d'être un être de culture.

A partir d'une démarche anthropologique, il met en évidence le besoin de symbolistion du monde vécu. Utilisant les dernières recherches en paleontologie et éthologie humaine, il passe en revue les rituels devenus rites qui sont à la base du système religieux. Rituels qui petit à petit sont légitimés par la culture et dont les mythes essaient alors de rendre compte. Il montre que l'homme s'est contraint de se représenter des choses qui avant lui allaient de soi et de s'interroger sur les pourquoi de ces choses. L'essentiel de la culture reposerait ainsi sur le répertoire des gestes du rituel animal que le processus culturel à été amener à interpréter. Elle constituerait de ce fait un commentaire du corps humains, sexué et mortel, cerné dans les comportements usuels de la tribu, puis de la société. L'ordre emblématique se met en place et le "sens de la vie" se met en place avec lui. Gibson étudie également l'origine du langage et s'interroge sur la transcendance, "rêve collectif de la communauté". Il évoque enfin la possibilité d'une resymbolisation du monde, pour sortir de la "crise des arts et des esprits" que nous connaissons actuellement.

  • « Un livre très documenté qui se lit comme un roman. »
    R. Boissin
    LA GAZETTE DIPLOMATIQUE

AVANT-PROPOS

" L'essentiel de la réalité est le sens. Ce qui n'a pas de sens n'est pas réel pour nous. Chaque parcelle de la réalité vit dans la mesure où elle participe d'un sens universel… "
Bruno Schultz

 

" Dans le banal […] le réel se ramène au réel et l'imaginaire à l'imaginaire. De là, par besoin d'adaptation, une pathologie de rupture dont les formes s'instaurent comme si l'inconscient n'existait pas ou comme si seul le réel existait. Rien désormais n'échappe au nivellement, fût-ce même la psychose qui, linéaire et sans exubérance, se fait positiviste. "
Sami Ali

 

" La dépendance de l'homme vis-à-vis des symboles et des systèmes de symboles est telle qu'elle est décisive par rapport à sa viabilité de créature; de ce fait, le moindre indice que ces symboles ne seraient pas en mesure de rendre compte de tel ou tel aspect de l'expérience suscite en lui la plus profonde angoisse. "
Clifford Geertz

 

 

 

Ces trois citations liminaires donnent le la. La première est d'un poète, la seconde d'un psychanalyste qui note, dans son travail clinique, un appauvrissement et une désastreuse banalisation œuvrant jusque dans les profondeurs du délire psychotique, la troisième, enfin, est d'un ethnologue, d'autant plus sensible au désarroi de notre époque que sa discipline en identifie clairement les causes.

Ce livre - il fallait bien que quelqu'un enfin se hasarde à l'écrire! - présente un large canevas qui, à travers le mythe et l'image, touche au problème du sens dans le monde moderne.

Le problème du sens! Qu'est-ce à dire? Freud n'a-t-il pas affirmé que celui qui s'interroge sur "le sens de la vie est assurément un névrosé?

Ce qui m'intéresse ici pourtant, ce n'est pas l'éventuelle réponse que l'on jette à ronger aux chiens de l'angoisse, mais le besoin durable qui, au-delà de toute névrose, incite encore et toujours à se poser de telles questions. Ce besoin, je le soutiendrai, relève d'une tout autre dynamique que celle du seul psychisme.

Le territoire où ce livre s'engage est donc le no man's land de la question existentielle où errent aujourd'hui le plus grand nombre - territoire qui s'étend à perte de vue entre les domaines de la science et ceux, toujours plus réduits, de la théologie ou, si l'on préfère, de la téléologie. Et que trouve-t-on encore, en ces lieux dévastés, qui puisse offrir aux passants les repères indispensables à la poursuite de leur route?

Ma démarche m'amène à proposer que la seule volonté valorisante, la seule intention finalisante, toujours indispensables à l'apparition d'un sens (sens dont il reste d'ailleurs à définir le sens) ne sont à chercher ni dans le monde ni derrière le monde, ni même dans les seuls caprices ou préférences de l'individu solitaire.

Et s'il en est ainsi, où donc? On le verra en temps voulu, et j'estime que la critique la plus frileuse saura s'en accommoder.

Il se trouvera pourtant certains, résolument retranchés derrière telle évidence du jour, pour déclarer l'entreprise vouée à l'échec. Détenant l'exclusivité d'une méthode ou d'une réponse, ils s'effarouchent un peu trop vite à la vue de la tout enfantine question.

Ce livre s'adresse donc avant tout à ceux qui demeurent dans l'entre-deux: à ceux qui, élevés dans une religion et l'ayant quittée, constatent qu'il leur manque quelque chose (mais quoi?); à ceux qui, élevés dans un laïcisme rigoureusement déminéralisé, éprouvent la même insatisfaction - au risque parfois des dérives que l'on sait. Je songe, par exemple, à cet ingénieur japonais qui s'était fourvoyé dans la secte Aoum et qui, interrogé par un journaliste après les assauts contre le métro de Tokyo, répondait qu'il avait rejoint ce mouvement " parce qu'il ne voulait pas que sa vie soit dénuée de sens .

De quelle espèce de "sens cet homme éprouvait-il donc un besoin si désespéré?

C'est ce qui apparaîtra au terme de cet ouvrage. Mais ce ne sera nullement le nouvel avatar d'une quelconque gnose ou révélation arbitraire. Ce sera l'accès enfin à un espace trop largement insoupçonné ou même nié, un espace proprement humain, et que l'on trouvera ici critiquement fondé. Il s'agit d'un espace de fiction, c'est-à-dire d'initiative poétique - et donc créatrice - au sein duquel nous pouvons, êtres incomplets que nous sommes, et même devons nous donner forme, nous susciter ou recréer nous-mêmes, non pas enfermés dans le stérile défi d'un solipsisme désespérément souverain, mais en faisant appel au seul type de langage dont un sens-pour-nous puisse jamais jaillir. Car c'est dans ce rêve seul, dans ce poème ou cette fiction, que nous nous constituons enfin, chacun de nous, non pas comme illusion, mais comme être de raison - comme réalité substantielle et agissante.

 

 

 

 

POINT DE DEPART ÊTRE OU EXISTER

 

 

 

" [Les Yaghans] se nommaient eux-mêmes Yámanas. En tant que verbe yámana signifie "vivre, respirer, être heureux, se remettre d'une maladie, être sain d'esprit". En tant que nom cela signifie les "gens" par opposition aux animaux. Une main avec le suffixe yámana était une main humaine, une main offerte en amitié, par opposition à une griffe qui donne la mort. "

Bruce Chatwin, in Patagonia

 

 

Peuplade disparue, les Yaghans vivaient encore, il y a un siècle environ, à l'extrême pointe de la Terre de Feu. Darwin les rencontra en 1832, lors de son périple sur le Beagle - il n'avait alors que vingt-deux ans. C'étaient, dit-il, les êtres les plus abjects et misérables qu'il eût jamais l'occasion de voir et qui ressemblaient, selon lui, aux diables du Freischütz. Pourtant leur langue (que plus personne ne parle désormais) présentait une merveilleuse et poétique polysémie. En attestent les deux mots - wejna et yámana - que Bruce Chatwin cueillit parmi les 32000 articles d'un dictionnaire, publié encore incomplet après la mort de son auteur, le missionnaire Thomas Bridges, en 1898. Chatwin eut l'occasion de parcourir cet ouvrage, assis sur la véranda de la maison de Bridges où l'avait accueilli, un beau jour des années 1970, la petite-fille du valeureux missionnaire.

Bridges désigna ce peuple du nom de Yaghans à cause d'un endroit nommé Yagha qu'ils habitaient. Eux-mêmes s'appelaient Yámanas et ils subsistaient depuis des temps immémoriaux, nus et errants, à l'inhospitalière extrémité d'une terre pauvre et venteuse. Leur langue savait aussi, même si eux-mêmes l'ignoraient, ce que signifie dans le fond le mot wejna : " Bran-ler comme un os brisé ou la lame d'un couteau, divaguer ou errer comme un enfant perdu ou sans foyer, être attaché et cependant mobile tel un œil dans son orbite ou un os dans sa glène, se balancer, se mouvoir, voyager - ou simplement être ou exister.

Nous possédons, nous autres, de grands édifices et d'imposantes institutions qui nous confortent dans l'idée que notre existence est stable et notre être substantiel. Que les autres branlent, errent, divaguent, se balancent, se meuvent ou voyagent, ce n'est pas là notre affaire, pensons-nous. Il suffit pourtant de se retrouver seul dans un coin perdu de la planète - sur les rives du Rio Mucajaí, en Amazonie, comme cela m'est arrivé, ou dans quelque désert bien aride et désolé - pour s'apercevoir que l'espace fait presque aussi bonne besogne que le temps lorsqu'il s'agit d'effacer la réalité et le souvenir de tout un monde.

C'est un bon point de départ pour quelques questions de fond. Car nous prenons notre départ de wejna et ses incertitudes, et nous cherchons notre chemin vers yámana : Vivre, respirer, être heureux, se remettre d'une maladie… être sain d'esprit.

 

C'est dire que nous n'avons aucun motif de ne pas nous toiser du même regard dont nous jaugeons les Yaghans. Il est même devenu urgent de le faire, car nous sommes entrés, depuis plus d'un siècle, dans l'un de ces tournants de la pensée où l'on s'aperçoit que tous les désastres menacent, mais où de nouveaux espoirs sont également permis.

Les vieilles représentations du monde vacillent - en Occident comme ailleurs. L'Arbre du Monde a été déraciné, et l'indispensable unité du savoir semble désormais devoir se fonder sur la seule science, mais il s'avère que chacun, à l'écoute de ses leçons, éprouve un manque inexplicable: autrefois, entend-on dire, le monde et la vie avaient un sens, aujourd'hui, par contre, et comme le proclamait un graffiti des rues de Paris, tout est permis mais plus rien n'est possible.

Ceci nous amène à nous interroger: les religions de tout temps ne portaient-elles pas quelque chose en elles qui n'était pas illusoire, quelque chose dont l'être humain aurait réellement besoin, et dont le recours à la seule raison pratique nous prive? Notre rapport au monde et à nous-mêmes ne se fonde-t-il pas, en fait, sur cela: sur un processus difficile à saisir et encore insuffisamment articulé? Et n'est-ce pas à ce même processus qu'il incombe de nous apporter ce sentiment de valeur et de sens qui nous fait si manifestement défaut aujourd'hui?

Pouvons-nous reconnaître un tel rôle, non plus à une révélation divine, mais à un processus dont tout reste à dire - le processus de la culture ? Et ne suffit-il pas de reconnaître un tel rôle à ce processus pour qu'il agisse à nouveau, comme autrefois, sans pour autant nous imposer une quelconque croyance littérale? Ne pourrait-on, autrement dit, envisager le réseau des finalités inhérent à chaque culture comme un langage très particulier - et qui seul permet aux êtres de se nommer, de se reconnaître et de se fixer des valeurs et des buts communs?

 

Tel est le propos de ce livre. Me fondant d'abord sur la Vulgate de la science - incontournable référence scripturaire de notre époque - j'y aborderai hardiment, et dans une perspective nouvelle, quelques questions de fond: la première touche aux origines de la culture et à sa dynamique propre, la seconde, émanant de la première, à la notion de transcendance qui a si bien embarrassé la critique (qui n'y voyait qu'une illusion) qu'elle s'en est vivement détournée et l'a abandonnée à la seule théologie.

Il convient pourtant de nous interroger, car si cette notion de transcendance ne nous vient pas d'une révélation tombée de l'au-delà, il se pourrait qu'elle nous renvoie à une fonction immanente, encore mal connue et indispensable à notre humanisation.

Voilà ce que j'aborderai ici d'un point de vue critique et non-théiste en examinant le rôle que les diverses cultures reconnaissent à la transcendance. Je m'attarderai ainsi à quelques passages parlants de l'œuvre de Marcel Proust (qui évoque cet au-delà en termes d'une expérience vécue), je me tournerai ensuite vers les mythes des aborigènes d'Australie (qui ont élaboré leur figure du Dreamtime au fil de quarante millénaires d'un isolement géographique absolu), et je proposerai enfin une interprétation des hypothèses de Platon et des énoncés de la doctrine chrétienne, en soutenant que ces figures de la transcendance désignent un fait encore mystérieux du vécu universel.

En effet, aucune culture, jusqu'ici, n'a su se passer d'une telle région "trans-naturelle, mais celle-ci reste d'autant plus difficile à définir qu'on ne saurait pas plus la situer dans l'individu que dans la collectivité (Durkheim l'a bien pressenti), et qu'elle paraît, de ce fait, flotter dans une région intermédiaire n'appartenant ni à l'un ni à l'autre.

Ce paradoxe apparent se résorbe dès lors que l'on consent à y voir (comme je le fais) la marque d'un processus au sein duquel l'individu demeure en interaction permanente avec son héritage et avec la communauté qui l'a vu naître.

On s'aperçoit alors à quel point il est banal et faux de prétendre que les dieux n'ont été "inventés" que pour délivrer l'homme de la peur de la mort. Certes, l'au-delà est la demeure de tous les dieux, mais il est permis de supposer que cet au-delà et les dieux mêmes sont apparus, au contraire, pour rendre compte de l'irréfutable expérience vécue de cette transcendance. Aussi, loin d'être une illusion, cet insaisissable "au-delà a joué, dès les premiers jours du genre humain, un rôle indispensable aussi bien à la constitution de l'individu qu'à la constitution et la survie de la communauté.

Nous touchons là à ce qui est vraiment propre à l'être humain qui, issu de la nature, la déborde de toute part en sa qualité d'être de culture.

C'est bien ce que paraît avoir compris un Pascal il y a trois siècles, dans la conception dévote qui était la sienne, et son intuition s'avère également fondée dans les perspectives actuelles: " Les ruches des abeilles, disait-il, étaient aussi bien mesurées il y a mille ans qu'aujourd'hui […]. La nature les instruit à mesure que la nécessité les presse […]. Il n'en est pas de même de l'homme qui n'est produit que pour l'infinité. "

Par infinité, désormais, entendons cet "inachèvement (dont nous devrons examiner les causes), qui ouvre devant chacun de nous l'espace illimité du possible et nous infuse cette énergie si singulière qui, par moments, nous soulève et nous fait tendre vers l'infini.

 

 

 

" Sans spéculer ni théoriser - pour un peu j'aurais dit fantasmer - on n'avance pas d'un pas. "

Sigmund Freud

 

Restent à aborder les questions de méthode - et sur ce point je me place sous l'invocation de Sigmund Freud car, au point où nous en sommes, il s'agit avant tout de baliser une voie, donc de spéculer, de théoriser, pour un peu j'aurais dit de vagabonder.

Pour ce faire, je m'empare vivement du fil que me tend cette nouvelle Ariane qu'est l'anthropologie culturelle - laquelle s'attache de plein droit tant à l'Occident moderne qu'à la Grèce antique ou aux Yaghans disparus. Ceci n'est pas pour plaire à certains qu'inquiète et déroute ce regard, présumé incestueux, porté sur nos propres fondements. Il leur semble en effet, bien à tort, que notre très occidentale raison est jaillie mature et tout armée de notre conscience, comme Athéna du crâne de Zeus. Il n'empêche que cette application de l'anthropologie à nous-mêmes, avec ses implications bouleversantes et novatrices, est à la fois légitime et indispensable. Et tout en écrivant ces mots, je songe à cette phrase de Pierre Legendre que je découvre au moment même d'atteindre le terme de mon entreprise - phrase qui en justifie admirablement la démarche tout en développant largement et sur un plus ample registre ce que je laissais entendre succinctement un peu plus haut: " Nous n'avons aucun motif de ne pas nous toiser du même regard dont nous jaugeons les Yaghans ".

" L'anthropologie, dit-il, en tant que discipline ou faisceau de disciplines constituées, est amenée à revenir sur elle-même, à faire retour vers l'Occident gestionnaire, vers cette culture ultramoderne aux prises avec la confusion des plans de la structure qu'apportent les propagandes de la scientification généralisée. Dénaturant la démarche proprement scientifique et subjuguées par le nihilisme institutionnel, les sociétés euro-américaines pratiquent le placage des concepts et recourent à cet écran de pseudoscience qui, masquant la débâcle de la construction occidentale du sujet, nous évite d'engager une redéfinition critique de la matière anthropologique. "

En fait, cette approche anthropologique m'amène à m'attacher à la démarche mythopoïétique qui, jadis opératoire au sein du processus culturel, contribue aujourd'hui à une abusive mythisation et dogmatisation du discours scientifique lui-même. Car, dès lors que celui-ci est promulgué sur la place publique, il sera inévitablement reçu comme un discours légitime de sens ou de non-sens et non pas pour ce qu'il est en vérité: le contexte et la référence indispensables d'un tel discours. En effet, le discours touchant à la valeur échappe entièrement à la compétence d'une science appelée par sa méthode même à dire ce qui est mais jamais ce qui vaut. Ce faisant, je me propose avant tout de faire toucher du doigt le processus ininterrompu d'où naît l'idée que nous nous faisons tant de nous-mêmes que de la place (nulle ou significative) que nous tenons dans le monde - "Idée communément appelée "Image ou "mythe, ou encore, un peu partout dans ces pages, "emblème.

Je soutiendrai donc, dans l'intérêt de l'unicité du savoir, que ce processus proprement culturel, placé sous un éclairage propice, se révèle être un phénomène scientifiquement observable (quoique jamais prévisible dans ses effets), et que notre dimension spécifiquement humaine résulte de l'intention finalisante qu'introduit dans le monde la seule continuité de ce processus, qui se perpétue à travers cette communauté humaine qu'à chaque instant il dépasse. De cette intention ainsi véhiculée et transmise, il nous incombera d'établir à la fois les limites et la légitimité. Or si notre représentation du monde est encadrée et très légitimement tenue en bride par ce que les sciences énoncent touchant aux origines des choses, elle est aussi le produit d'une dynamique autonome qui est celle de l'Image dont nous demeurons tributaires (que nous le voulions ou non), puisque cette Image, en sa qualité d'épiphanie du désir tel que l'entend Spinoza, vient figurer à nos yeux l'essence même de l'homme.

Comme j'espère le montrer, l'être humain ne saurait prendre forme que par l'Image (ou l'emblème) qui seule lui permet de se constituer et de se représenter à ses propres yeux. Le mythe seul - et l'on verra bientôt ce que j'entends par ce terme - lui donne forme et sens. Et même les discours qui prétendent aujourd'hui en nier la validité, et nier jusqu'à la possibilité d'un sens quel qu'il soit, sont eux-mêmes reçus, inévitablement, comme autant de discours mythiques désespérants. C'est dire que nous ne saurions penser pleinement et rationnellement sans avoir d'abord reconnu les assises mythiques de la raison elle-même. Pour l'énoncer plus péremptoirement encore en paraphrasant une formule célèbre: l'homme du troisième millénaire sera… emblématique ou ne sera pas.

Nous nous trouvons ainsi confrontés à une distinction que préfigurait en son temps la dialectique de la raison et de la foi. Il ne s'agit pourtant plus désormais d'une foi définie comme l'acceptation soumise d'un enseignement révélé et systématisé, mais de l'engagement actif et cependant rebelle de l'individu constamment aux prises avec une substance culturelle héritée qui le baigne de toutes parts sans qu'il l'ait voulu et sans même qu'il le sache, et qui commande très largement sa manière de juger le monde. C'est dire que le mythe est premier et fondateur en regard de la raison - tout comme rituel et question (comme on le verra) sont premiers et fondateurs en regard du mythe. L'ignorer s'annonce désormais singulièrement dangereux, et pourrait, dans les décennies à venir, s'avérer fatal pour les assises mêmes de la personne et de la communauté. De ce fait, il est plus que temps d'en théoriser le rôle en termes critiques.

C'est bien pourquoi l'approche anthropologique propre à ce livre s'avère indispensable. Elle se réfère à chacune des disciplines qu'elle aborde comme à l'incontournable encadrement ou mise en scène du mythe moderne. Ce faisant, elle embrasse largement le développement de l'humain, issu de ces étapes successives en un processus unique et continu que l'esprit ne saurait saisir dans sa totalité qu'en se prêtant à tous ces détours.

Sans doute faudra-t-il, le moment venu, développer tout cela beaucoup plus largement qu'il ne l'est ici. Mais le temps presse: en atteste "la débâcle de la construction occidentale du sujet". Certains sauteront donc le pas, car ils reconnaissent déjà le territoire que j'ouvre en ces pages et ont hâte d'en prendre possession: l'intendance suivra. D'autres n'y verront qu'une doxa, une opinion, ignorant que leur propre réflexion est enfermée dans une autre doxa, jamais contestée - celle que véhicule le mythe dominant qui, pour mieux se nier, a pris soin de recouvrir tous les miroirs de crêpe noir.

Car la pensée ultramoderne (selon la tournure de Pierre Legendre) s'estime bien à tort délivrée du mythe, alors qu'elle n'a fait que l'occulter. Elle a été contrainte, du coup, de se couper de ses propres fondements en évacuant les notions cruciales de sens et de finalité, arguant du fait que les sciences ne rencontrent ni l'un ni l'autre dans la nature, et que l'individu isolé ne saurait non plus les tirer de ses seules ressources - sinon comme une illusion que la critique se doit de démasquer. Ce faisant, elle les remplace, avec cette morne résolution qui colore toute notre époque, par les critères vides d'efficacité et de rentabilité. Ainsi privé de sens, ce nihilisme universel et naïf est amené à ancrer sa logique dans l'égoïsme fondateur d'un sujet avide et absolutisé - néant qui en vain se statufie en sa propre référence.

Or, de telles conclusions s'avèrent prématurées au regard méthodologiquement bridé de la raison scientifique elle-même, dès lors qu'elle sait reconnaître un caractère fonctionnel à la forme singulière de finalité dont il sera question ici. Celle-ci, en effet, n'émane ni d'un Dieu (agissant derrière le phénomène), ni de l'individu solitaire, mais du seul processus culturel qui est au cœur de mon propos.

Il s'agit donc d'examiner les conditions d'émergence d'une dynamique spécifique issue de la nature mais largement indépendante d'elle, dynamique effectivement finalisante qui, tout en ne résidant ni en moi, ni en nous, ni dans le monde, ni derrière le monde, demeure, comme on le verra, la condition première de notre présence effective au monde et, à nos yeux, la seule source du monde lui-même, sa justification et son absolution définitive.

On aura peut-être remarqué qu'il s'agit, en un sens, du plus récent avatar de la théorie du sentiment selon Rousseau - sous réserve que Rousseau utilise ce terme dans deux sens différents dont l'un touche au "penchant sensuel" (qui n'est pas notre affaire ici), et l'autre à cette conscience morale qu'il qualifie "d'instinct divin".1

Que faut-il entendre par cet "instinct-là? Serions-nous revenus sans nous en douter à la vieille question de la théodicée?

Peut-être - mais il s'agit alors d'une théodicée sans Dieu: " La transcendance est notre tâche, et peut-être même notre destin , affirmait Ernst Bloch, tout marxiste qu'il fût. " Mais (poursuivait-il) une transcendance dans l'immanence ". C'est bien là mon propos final et je soutiendrai que le rôle du processus de la culture a toujours été (n'a jamais cessé d'être) l'édification de ce règne "trans-naturel, de cette "seconde nature ou de cette "sur-nature qui est le seul environnement qui convienne à l'humain - son unique chez-soi.

Or, nous vivons en un temps où les institutions peinent à traiter les questions existentielles comme il convient de le faire. Et nous-mêmes, tout en refoulant ces pauvres questions disqualifiées, nous ne cessons de ressentir un manque que l'indispensable, que l'irréfutable lucidité ne fait que creuser toujours plus sans jamais parvenir à le combler.

Il est donc grand temps de nous aventurer jusqu'aux frontières que nous désigne une lucidité plus ample et profonde afin d'y chercher le seul passage menant à la Question et, à travers elle au possible humain et au sens qui s'épanouit en lui ou nulle part.

Né en 1929 à Bruxelles d’un père diplomate américain et d’une mère belge, Michael Francis Gibson est un passionné d’art qui vit en France depuis une quarantaine d’années. Docteur en Lettres et Sciences humaines (Université Paris X), il fonde et dirige en 1963 le « Collège musical de Trie » (Trie-la-Ville , Oise) qui lui permet de se pencher sur la question de l’interprétation de la musique ancienne. Il crée également un atelier de facture du clavecin, dirigé par Anthony Sidey. En 1969, il devient critique d’art au International Herald Tribune, ainsi que dans plusieurs journaux tels que l’Oeil, Connaissance des arts ou Art in America.
Il anime plusieurs émissions pour les radios canadienne et française, pendant lesquelles il rencontre André Malraux, Joan Miro, Günter Grass ou encore Simone Signoret. En 1982, il se consacre à une série de onze émissions pour France Culture portant sur le malaise de la créativité au vingtième siècle (Les horizons du possible). Il participera à plusieurs émissions sur la même fréquence (dont une consacrée à Tadeusz Kantor). En 1984, il anime également treize émissions dont le titre e st :Les cultures face aux vertiges de la technique.
Depuis 1998 il est président du jury des Bourses Aschberg de l’Unesco et il devient rédacteur en chef de la Revue du Patrimoine Mondial. On lui doit plusieurs préfaces de catalogues, dont celle de Pierre Alechinsky (Musée Solomon Guggenheim de New-York).
Il effectue des tournées de conférences pour l’action française en Italie, mais aussi à Sao Paulo, à Tel Aviv, ou encore au Congrès International d’Esthétique de Dubrovnik.

Bibliographie