L’été 1978 est torride et Sarti Antonio est chargé de surveiller une exposition de numismatique au centre de Bologne. Il a fait garder les issues en oubliant qu’un vieil aqueduc arrive dans la cour du bâtiment et les trois plus belles pièces ont été volées. Notre policier est puni et affecté aux rondes de nuit dans le quartier du Pilastro. Pour lui l’enfer, le quartier des émigrés récents de la petite délinquance et de l’impuissance de la loi, là il va rencontrer le petit Claudio, futé, vif, élevé par une mère qui plaît beaucoup à notre enquêteur.
Le cadavre de Claudio est découvert peu après. Sarti Antonio va s’obstiner à trouver la vérité sous toutes les apparences et, avec son ami le philosophe Rosas, il va fouiller derrière le paravent des bonnes consciences.
Dans un style inimitable, L. Macchiavelli suit son personnage, le tarabuste, le malmène, le plaint, l’accompagne, l’aime parce qu’il est imparfait et boit autant de café que lui.
Un bon polar, cruel et tendre, sur une ville disparue.
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« Loriano Macchiavelli est cofondateur du Groupe 13 de Bologne, qui a fait du roman noir un outil de dénonciation des travers de la société italienne. Grâce à son style sarcastique, Derrière le paravent, réédité trente ans après sa parution, n’a rien perdu de son pouvoir corrosif. »Isabelle MartinLE TEMPS
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« On retrouve avec plaisir l’écriture poétique de Loriano Macchiavelli, figure majeure du polar italien, avec sa façon unique de suivre son personnage, qu’il appelle avec tendresse « mon policier », de commenter ses faits et gestes, et même de s’adresse à lui si nécessaire. »
Eric SteinerLA LIBERTE -
« C’est sans doute là le talent de l’écrivain et la magie du livre : ce savant dosage de burlesque et de compassion. Superbe et tendre. »
Christian RobinCOURRIER FRANÇAIS -
« Un roman gouleyant et drôle, concocté par un des chefs de file du polar italien. »
Martine LavalTELERAMA -
« De livre en livre, Loriano Macchiavelli est parvenu à créer un personnage crédible, à l’épaisseur certaine, reconnaissable entre tous les personnages d’enquêteur qui peuplent la littérature. »
Muriel SteinmetzL’HUMANITE
L’auteur au lecteur
La première édition de ce livre date de février 1978. Presque trente ans ont passé, vingt-neuf exactement, et je crois qu’il est nécessaire de donner au lecteur quelques informations sur le contexte de l’époque. Certains n’y étaient pas et ne peuvent donc pas savoir. Moi, j’y étais et je sais.
Dans ce roman, vous découvrirez une Bologne où les transports publics étaient gratuits ; derniers effets de 68. Et puis quand la colère populaire est retombée (ou du moins quand elle a été réprimée à coups de matraque et au prix d’un certain nombre de morts), les transports publics sont redevenus payants et ont même augmenté par rapport à avant la contestation, terme qui aujourd’hui a quelque chose d’ironique.
Vous y découvrirez les noms de personnages alors tristement célèbres et dont aujourd’hui plus personne ne sait qui ils sont, bien que des exactions, ils en aient commis, oh que oui, et des plus graves.
Vous y découvrirez le mouvement féministe le plus radical : “Notre corps est à nous” ; vous verrez que, bien que l’on soit en 1978, il y a des cellulaires : mais ce sont des fourgons et pas des téléphones. Ainsi change le sens des mots.
Vous y découvrirez la Fiat 850 que Sarti Antonio aurait encore si on ne la lui avait pas incendiée, dans ce roman justement.
Vous verrez que l’on pouvait partir en vacances à la mer ou à la montagne pour dix mille lires par jour. Cinq de nos euros !
Vous y découvrirez un quartier de Bologne, le Pilastro, qui était un des endroits les plus mal famés de la ville. Non pas à cause de ceux qui l’habitaient, mais à cause de ceux qui l’avaient construit et transformé en ghetto. Si vous passez dans le coin, allez jeter un œil au Pilastro d’aujourd’hui et vous verrez la différence. Dans le temps, il était disséminé dans les champs de la périphérie, c’était une sorte de bourg construit pour donner un toit aux immigrés de l’époque : les Italiens du Sud. Ce que vous lirez ici n’est qu’un souvenir, une photo de ce Pilastro-là.
Avec le temps, le Pilastro a été dévoré par la ville, englobé dans son tissu. Il est devenu une banlieue de Bologne. Je ne saurais dire si la nouvelle situation est meilleure ou pire que la précédente, quand il était un ghetto. Je ne saurais vous le dire parce que j’ai l’impression que c’est toute la ville qui est devenue un ghetto. Le temps est gentilhomme : il aplanit et rend égal. Le bien et le mal. Aujourd’hui, le Pilastro est comme le reste de la ville. Je vous laisse en tirer les conclusions.
Vous y découvrirez aussi certaines phrases qui, si on les lit de nos jours, donnent à réfléchir ; car elles sonnent comme une prémonition. Ainsi, lorsque Felice Cantoni dit à Sarti Antonio, en faisant référence au Pilastro : “[…] Ces gens ? S’ils le pouvaient, ils nous tueraient ! […] parce qu’on est des flics.”
Eh bien, des années plus tard, il y en a eu, des morts, au Pilastro. Avec deux variantes par rapport au roman. La première : ce ne sont pas des policiers qui ont été tués, mais des carabiniers. Trois. La seconde : ceux qui ont tiré, ce ne sont pas, comme le suppose Felice Cantoni, les habitants pauvres du Pilastro, ces gens si dangereux. Mais des policiers, ces gens si rassurants. Ça s’est passé le 4 janvier 1991 à vingt-deux heures. C’était ni plus ni moins qu’un des nombreux massacres dus à la Fiat Uno Blanche, cette équipe de policiers qui a sévi dans toute la Péninsule du 19 juin 1987 au 21 octobre 1994. Un des nombreux mystères de l’Italie, un mystère tristement fameux. Huit ans d’impunité, avec pour résultat plus d’un million d’euros dérobés, vingt-trois morts et autant de blessés.
Et le Pilastro n’avait rien à voir là-dedans.
Un dernier point. La télé, pour ne courir aucun risque et pour veiller à sa fameuse impartialité, a transformé le Pilastro en un quartier inexistant d’une ville inexistante. La télé… La couverture de la première édition italienne de ce roman était une photo tirée du téléfilm. Un bandeau avertissait : “Le roman dont a été adapté librement le téléfilm Sarti Antonio brigadiere.” Qu’est-ce que le brigadiere télévisé a à voir avec le sergent de mes romans, je vous le demande ? Je voudrais faire remarquer également que le librement qui apparaît sur le bandeau, c’est moi qui l’ai voulu après avoir vu les quatre épisodes. Je ne voulais pas être confondu avec les télévisionnaires. A chacun ses responsabilités et ses mérites. Si mérites il y a.
Tout cela m’amène à quelques considérations. Tout d’abord, que ce roman est le premier de mes livres à avoir été adapté à la télévision : quatre épisodes pour Rai Due. D’autres téléfilms ont suivi. Plus de vingt, je crois, en tout, où j’ai même vu Sarti Antonio participer à des compétitions de rollers !
Ensuite, que la télévision, elle gagne à ne pas être connue. Que ceux qui font des fictions télévisées ont trop l’esprit terre à terre et sont prompts à l’autocensure. Et que ce n’est pas ma tasse de thé.
1. L’Histoire est maîtresse de vie.
Un type, un certain consul romain, a voulu laisser une trace de son passage chez nous. Il a appelé le Léonard de Vinci de l’époque et lui a dit :
–Écoute-moi, mon cher, tu pourrais pas me construire un bel aqueduc ?
–Tu paies combien ?
–On arrive toujours à se mettre d’accord. Mais je veux que tu fores pour que l’eau arrive au centre du forum.
–Forer le forum ?
–Faire arriver l’eau au centre, jusqu’à la place quoi…
–Rien de plus facile.
–Bien, alors on commence tout de suite et n’oublie pas que c’est moi qui dois donner le premier coup de pioche.
–Et tu paies combien ?
–On arrive toujours à se mettre d’accord, je te dis.
Le Léonard se mit au boulot et dessina un aqueduc entièrement souterrain qui arriva au centre du forum.
Un beau tunnel avec un passage pour les esclaves de service et pour les militibus chargés de la surveillance.
Ainsi va le monde et le progrès avance.
Et c’est ainsi qu’une histoire aussi lointaine s’achève sous les yeux de Sarti Antonio, sergent de son état, tout comme trois précieusissimes pièces qui ont disparu du palais du roi Enzo, on ne sait trop comment.
Une nouvelle preuve que l’Histoire est maîtresse de vie. Si preuve il fallait.
2. L’exposition numismatique la plus connue au monde.
Le sergent Sarti Antonio a désormais pris racine dans la voiture 28. Il s’y assoit à huit heures et demie et en descend à midi et demi. Il y remonte à quatre heures et en sort à vingt. Cela, quand tout va bien, qu’il est de service de jour et que tout est calme. Heureusement pour lui, il ne se passe pas grand-chose dans cette ville sérieuse et tranquille par rapport à d’autres dans les environs. Comme ça, Sarti Antonio a le temps de lire le journal, de discuter de tout et de rien, et de jurer quand ça se présente contre l’agent Felice Cantoni qui est au volant. Bref, il a du temps pour tout sauf pour voir que je suis là et pour réfléchir. Bon, pour le premier point, ce n’est pas vraiment un problème ; quant au second, il a tellement de sujets de méditation qu’il ne sait jamais par lequel commencer. D’ailleurs il ne commence même pas.
On passe notre temps à nous balader en voiture jusqu’à l’heure d’un bon café dans un bar soigneusement classé par Sarti Antonio au top de son hit-parade personnel et où un café est un café digne de ce nom, et pas de l’eau chaude et noire.
Le premier, c’est vers neuf heures, chez Filicori e Zecchini. Et là, il n’y a rien à dire. A onze heures et demie, c’est dans un bar où mon policier a dû lutter une semaine pour faire comprendre au gérant que le café est un don de Dieu et qu’en tant que tel il doit être respecté. Dans l’après-midi, c’est au choix, mais si le café n’est pas comme il faut, Sarti Antonio le fait savoir, sans mâcher ses mots, et ne remettra plus jamais les pieds dans le troquet en question.
En ville, désormais, on le connaît, et certains barmen, quand ils le voient entrer, se rappellent tout à coup qu’ils ont des choses urgentes à faire dans l’arrière-boutique et le laissent entre les mains d’un jeune serveur contre lequel mon policier n’a pas envie de s’acharner. Il se borne à dire :
–Celui qui veut se consacrer au café devrait d’abord suivre un cours spécialisé.
Puis il s’en va sans laisser de pourboire. Il n’a jamais rien laissé pour un café. Et il n’a pas tort, me semble-t-il.
Aujourd’hui, on dirait un de ces jours mal barrés où tout va de travers. Aussi, lorsque, à la radio, arrive la voix du Central : “Central à voiture 28, Central à voiture 28”, Sarti Antonio sait déjà que ce n’est pas pour lui annoncer une bonne nouvelle.
–Ici, voiture 28, on vous écoute.
–Voiture 28, vous rendre immédiatement au Central.
–On arrive.
Il raccroche et continue pour lui-même :
–Ça m’aurait étonné.
Felice Cantoni le regarde un instant, puis demande :
–On fait quoi ?
–T’as pas entendu ? On va au Central.
La voiture 28 change de direction en laissant sur l’asphalte un peu de gomme.
–Doucement ! Doucement ! Y’a pas le feu.
–Mais ils ont dit immédiatement…
–Et alors ? On y va immédiatement. Mais on peut y aller immédiatement en roulant plus doucement, non ?
Raimondi Cesare, inspecteur chef de son état, attend dans son bureau et sourit à quatre dents. C’est-à-dire : il essaie de sourire, parce qu’il le fait si rarement que son visage l’a oublié et que ses muscles, qui ne sont plus habitués à ce type de travail, transforment le sourire en grimace. En gros, pour se comprendre, il se limite à retrousser la lèvre supérieure pour découvrir un instant quelques dents. Quatre.
–Bien, bien. J’avais justement besoin de toi, mon cher Sarti Antonio.
Précision inutile du moment que c’est lui qui l’a fait appeler.
Mon policier lui répond :
–Je suis là. Je vous écoute.
–Tu n’es pas sans savoir, comment dire, que dans quelques jours va s’ouvrir l’exposition numismatique qui a lieu, comment dire, chaque année, au palais du roi Enzo. Il paraît que cette année, ce sera une édition particulièrement importante. En effet, comment dire, il y aura des exposants venus du monde entier.
Il cesse de parler pour fouiller dans les papiers épars sur son bureau.
–Elle est passée où ? La voilà.
Il tend une revue à Sarti et continue son monologue :
–Lis-la attentivement. Tu y trouveras des infos très importantes sur les pièces en question.
Sarti n’a pas encore compris vers quelle conclusion Raimondi Cesare veut l’emmener, mais ce dont il est sûr, c’est que ça ne va pas être très drôle. Car il y a plus marrant que de lire une revue de numismatique.
–Cette année, comment dire, il y aura des pièces d’une valeur considérable et il faudra donc prendre toutes les mesures nécessaires. Je crois que toi, avec ton expérience et ton intuition, comment dire, tu pourrais assurer le bon déroulement de la manifestation.
Sarti Antonio ne sait pas si son chef parle sérieusement ou s’il se fout de lui. Pour l’instant, il ne dit rien et il le laisse continuer.
–Si je ne m’abuse, comment dire, tu y étais déjà l’an passé. Mais, cette fois, il faudra que tu fasses particulièrement attention, mon cher Sarti. Lis, lis tranquillement.
Sarti Antonio ne lit pas une ligne et dit :
–Il faudrait que… mais je suis en patrouille en ce moment.
–Eh bien, je t’en dispense. Tu seras content, comment dire, de sortir de cette satanée voiture 28. Je sais ce que c’est, comment dire, de rester toute la journée assis dans une voiture. Moi, je viens de la base, mon cher Sarti. Et puis, tout paraît calme, comme toujours en été. Alors, une voiture de moins dans les rues, ça n’a pas beaucoup d’importance. Personne ne s’en apercevra. Bref, comment dire, à toi de jouer, tu as carte blanche. Organise les tours de service, contrôle les accès, fais pour le mieux.
Il remet la tête dans ses papiers, ce qui signifie qu’il n’a plus rien à dire. Et rien à entendre, surtout.
Le sergent Sarti Antonio s’en va et je le suis. Désormais, il est habitué à cette vie d’ordres et de contrordres, à tel point qu’il en a perdu toute envie de protester.
–Et puis, ça ou autre chose, se dit-il à voix basse.
Et il me regarde comme s’il attendait de moi une confirmation de son postulat. Je sais ce que je pourrais lui répondre, mais je préfère hausser les épaules, même si je comprends que je ne lui suis pas d’une grande aide à ce moment. D’un autre côté, si je lui expliquais mon point de vue sur son type de travail, et sur le travail en général, je ne pense pas que je contribuerais beaucoup à lui remonter le moral : il vaut mieux le laisser avec son idée qu’un boulot en vaut un autre.
Felice Cantoni l’attend dans la voiture. Il lui demande :
–Du neuf ?
–Oui : si Dieu le veut, on va lever nos miches de cette voiture.
–Ça veut dire quoi ?
Le ton de l’agent Felice Cantoni est préoccupé : laisser la voiture 28 est un drame pour lui. Il passerait toute sa vie assis dedans.
–Ça veut dire que tu vas emmener la voiture au garage et qu’on va marcher à pied.
–Maintenant ?
Il a les yeux écarquillés.
–Maintenant.
–Mais… mais s’ils la donnent à une autre équipe ? Cette voiture est pas… Je veux dire : ça serait pas mieux…
–Non, ça serait pas mieux ! Fais ce que je te dis et arrête de t’en faire pour cette bagnole. C’est pas ta femme et tu lui as pas juré fidélité. Je t’attends ici.
Felice Cantoni emmène la voiture 28, lentement, jusqu’au garage sous l’immeuble du commissariat. Il met plus longtemps que prévu pour revenir parce que j’imagine qu’il a dû donner ses instructions au gardien pour qu’elle reste au dépôt.
Sarti Antonio le prend par le bras :
–Je te paie un café, lui dit-il en sachant très bien que Felice Cantoni l’accompagnera au bar mais qu’il ne prendra rien de rien : son ulcère ne lui permet pas la moindre goutte de café.
Or, cette fois-ci, Felice Cantoni entre et commande :
–Un grand café arrosé, s’il vous plaît.
Ça doit être le chagrin.
Au palais du roi Enzo, les travaux d’installation de l’exposition touchent à leur fin ; partout, il y a un grand désordre. A en perdre la tête. Sarti Antonio cherche un responsable, n’importe lequel, et on lui en indique un, enterré sous une montagne de papiers, de tablettes et autres matériaux pour vitrines et présentoirs. C’est un type maigre, émacié, sans un poil sur le caillou, nerveux, du moins à en juger par sa façon de bouger. Il ressemble à ces gens qui souffrent beaucoup de rester immobiles cinq secondes d’affilée. Mon policier se présente.
–Sarti Antonio.
Comme d’habitude, il omet le “sergent” parce que ce mot l’a toujours gêné. Le type le regarde une fraction de seconde et reprend ses gesticulations sous ses papiers et ses tablettes ; son intérêt pour Sarti Antonio n’est pas excessif. Il murmure :
–Enchanté. Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? Je suis très occupé…
–Moi aussi. Je suis de la police.
Alors, ça change tout. Le type dit :
–Ah, très bien, très bien ! Je viens juste de parler avec l’inspecteur chef et vous voilà déjà. Très bien ! Félicitations.
Il s’arrête le temps nécessaire pour serrer la main de Sarti et pour regarder en face l’accompagnateur de ce dernier. Puis il reprend :
–Très bien, très bien. Je m’appelle Corticelli Clodo, je suis le responsable de l’exposition. Je vais vous montrer les lieux et je vous ferai part de mes préoccupations.
Il sort complètement de sous ses papiers et se met en marche, toujours parlant et gesticulant :
–Tout, tout ce qui sera exposé aura une valeur numismatique inestimable. Tout. Mais cette année nous aurons un honneur et une responsabilité particuliers. Nous hébergerons trois pièces très rares qui seront l’orgueil de l’exposition. Je suppose que vous savez de quoi il s’agit.
Il montre la revue que Sarti Antonio a encore à la main.
–Je vois que vous vous êtes renseigné. Très bien, très bien. Je vais donc simplement me limiter à vous rappeler que ces trois pièces n’ont pas de prix, qu’elles sont montrées pour la première fois au public et que nous ne voulons courir aucun risque.
Il s’arrête un moment devant une petite vitrine déjà en place et la montre :
–Voilà : les trois pièces se trouveront ici.
Sarti Antonio fait de son mieux pour s’insérer dans le long monologue de Clodo Corticelli :
–Dites-moi un peu : elles doivent arriver quand, les trois raretés ?
–Très bien, très bien. J’attendais que vous me posiez la question. Naturellement, en dernier. Elles arriveront seulement demain matin, pour l’inauguration. Je vous demande de ne pas les perdre de vue un seul instant à compter de ce moment-là et jusqu’à ce qu’elles repartent d’ici. Ma responsabilité, mon honneur, et cetera. Mais j’ai confiance, j’ai confiance en vous. A propos, cela vous embêterait de me montrer votre carte ?
C’est quelque chose que Sarti Antonio fait très rarement, toujours à contrecœur et seulement quand il ne peut pas faire autrement. Comme dans le cas présent. Il montre sa carte et Clodo se remet à parler.
–Très bien, très bien. Sergent. Sergent Sarti Antonio. C’est bien ça ? Lui, je suppose que c’est votre collaborateur direct ?
Et c’est lui qui avait parlé de confiance !
–Agent Felice Cantoni. Vous voulez voir ma carte à moi aussi ?
–Ce n’est pas la peine. Je vous fais confiance, je vous fais totalement confiance.
Qu’est-ce qu’on disait…
Quant à moi, d’ordinaire, personne ne s’en occupe. Mon anonymat est total, si bien que, parfois, je pense que je ferais mieux de changer de métier. Je pourrais, par exemple, devenir un bon agent anonyme du contre-espionnage. J’y réfléchirai mais, en entendant, je suis le groupe qui se promène dans la très grande salle dei Trecento…
Sarti Antonio vérifie toutes les ouvertures, tout ce qu’il réussit à vérifier, pendant que Clodo continue son monologue avec nervosité :
–Très bien, très bien. Bon, voilà, je crois que c’est tout. Je suis persuadé que vous ferez votre possible pour éviter les mauvaises surprises. Combien d’agents avez-vous à votre disposition ? (Il ne lui laisse pas le temps de répondre.) Très bien, très bien. Bref, c’est vous qui voyez… Tout ce que vous ferez, ce sera très bien. J’ai confiance, j’ai confiance en vous et en vos collaborateurs.
Sarti Antonio parvient pendant un instant à endiguer le flot de paroles et à exprimer un point de vue tout personnel :
–Je suis sûr qu’il ne se passera rien. Il n’y a que deux entrées, et si on les surveille, on ne pourra pas avoir de mauvaises surprises. On ne peut pas entrer par les fenêtres. Et puis, si le bon roi Enzo n’a pas réussi à s’échapper d’ici, je ne vois pas comment les voleurs d’aujourd’hui pourraient y entrer.
De toute évidence, le sieur Clodo ne doit pas être au courant de l’histoire du roi Enzo retenu prisonnier dans cet édifice parce qu’il dit :
–Pardon ?
–Je disais que…
–Ça ne fait rien. J’ai confiance, j’ai confiance en vous. Bien, je vais vous laisser, si vous avez besoin de quelque chose, n’hésitez pas, demandez-moi.
Il serre la main à tout le monde, y compris à un charpentier qui passait par là, et il retourne s’ensevelir sous ses papiers, au milieu de la salle dei Trecento.
Mon policier le regarde s’éloigner et secoue la tête, puis il s’adresse à Felice Cantoni :
–Qu’est-ce que t’en dis ?
–De quoi ?
–On va y arriver, à protéger ces trois raretés ?
–Quelles raretés ?
–Laisse tomber.
Felice Cantoni hausse les épaules. Sarti Antonio continue pour lui-même :
–J’aimerais bien voir comment ils pourraient faire : une patrouille devant chaque entrée pendant toute la durée de l’expo, c’est plus que suffisant.
Il en est convaincu mais il jette un coup d’œil alentour, au cas où quelque chose lui aurait échappé. Il entre et sort par toutes les portes qu’il rencontre, placards, soupentes, débarras et remises. A la fin, satisfait, il s’en va.
Dans l’escalier qui mène à la cour intérieure, ornée d’un beau puits Renaissance et d’un bassin avec des poissons rouges où, autrefois, arrivaient les eaux claires, fraîches et douces des collines, il s’arrête, tout à coup anxieux. Il rentre, revient au tas de papiers et de tablettes et débusque Corticelli Clodo.
–Je peux vous poser une question ?
–Très bien, très bien. C’est vous, sergent ? Je vous écoute, je vous écoute. Vous avez tout vu ? Vous avez tout contrôlé ? Vous vous êtes fait une idée de…
Dieu sait pendant combien de temps il continuerait si Sarti Antonio ne l’interrompait.
–Si ces trois pièces n’ont pas de prix, qui est-ce qu’elles pourraient intéresser ? Je veux dire : qu’est-ce qu’un éventuel voleur pourrait bien en faire si elles sont invendables ?
–Mon cher, on ne peut jamais savoir. Un vol sur commission, par exemple…
–C’est possible ?
–Tout est possible ! Ou bien pour un chantage. Avec ce qui se passe de nos jours…
–Soyez tranquille, monsieur Corticelli. Je suis sûr que tout ira bien.
–Très bien, très bien. Je l’espère, je l’espère vraiment.
Il replonge dans ses papiers exactement comme lorsque Sarti Antonio l’a trouvé. A présent la salle dei Trecento a pris un aspect presque définitif. En effet, les spots qui éclairent les vitrines s’allument tous ensemble, le sol est débarrassé et, excepté le tas de déchets sous lequel est enseveli Corticelli Clodo, il règne une perfection absolue. Un coup d’œil suggestif aux velours rouges, aux tapis précieux et aux comptoirs d’antiquaire qui accueilleront, demain, les négociations des numismates et les regards admiratifs des visiteurs.
Pour moi, c’est déjà une affaire classée, et il en est de même pour Felice Cantoni qui, tandis que l’on descend l’escalier de grès qui aboutit dans la petite cour, répète en marmonnant dans sa barbe :
–J’aimerais bien voir comment ils feraient pour entrer.
Mais c’est qu’ils le peuvent ! Oh que oui, qu’ils le peuvent !
Le jour de l’inauguration, Sarti Antonio escorte personnellement le précieux petit coffret qui contient les trois précieuses petites pièces de la voiture jusqu’à la vitrine de la salle dei Trecento. Il vérifie personnellement que les vitres sont fermées avec la clef spéciale et, enfin, il s’attarde pour examiner les trois pièces doucement posées sur le satin bleu du coffret, qui repose mollement sur le velours rouge de la vitrine, et ainsi de suite.
Il est de plus en plus persuadé que la chose la plus précieuse, c’est le splendide petit coffret. Mais il ne le dit à personne pour ne pas passer pour un flic débile. C’est comme regarder un tableau chez un peintre et en admirer le cadre.
Arrivent ensuite les autorités pour la cérémonie du ruban habituelle et Sarti Antonio écoute, avec un visage de circonstance, les discours des uns et des autres. Il observe sans enthousiasme débordant, les nombreuses pièces exposées et participe, sans émotion, au cocktail où il ne manque qu’un bon café. A dix heures du soir, il surveille attentivement la fermeture de la salle dei Trecento et des deux petites portes qui donnent, l’une sur la place Maggiore, l’autre sur la place du Roi Enzo, du côté opposé au palais du même nom.
Les deux voitures de police sont déjà sur place et le sergent Sarti Antonio passe donner ses consignes à ses collègues.
–A quatre heures, Felice Cantoni et moi, on vient vous remplacer. Ouvrez l’œil, et le bon !
–Qu’est-ce que tu veux qu’il se passe ?
–Rien, j’espère. Mais gardez quand même les yeux ouverts.
Sur la place du Roi Enzo, il dit à l’autre patrouille :
–Vous serez remplacés vers quatre heures. Moi, je serai à l’autre entrée. Ouvrez l’œil.
–Ça va durer combien de temps ?
–Une semaine.
–Chouette !
La nuit se passe sans anicroche et à neuf heures du matin, ponctuel comme le hasard, Corticelli Clodo arrive pour l’ouverture des deux portes.
Le sergent Sarti Antonio descend de la voiture, l’accompagne et, dès qu’il arrive devant la porte de la salle dei Trecento, il a un choc. Un coup à l’estomac l’avertit d’une prochaine crise de colite et le cri hystérique de Clodo, déjà entré dans la salle, le confirme dans son inquiétude.
D’ailleurs, la confirmation n’était pas nécessaire : quand une porte a été forcée, ça veut dire que des voleurs l’ont empruntée, et quand des voleurs sont passés par là, ça veut dire que quelque chose a été volé. Dans notre cas, ce sont les trois pièces anciennes, précieuses, inestimables, rarissimes.
La vitrine dans laquelle elles se trouvaient est grande ouverte. Le velours rouge pleure ; il ne montre plus avec orgueil son précieux petit coffret contenant les précieuses petites pièces.
Couché sur le sol à la vénitienne de remarquable facture, Corticelli Clodo se lamente et se passe nerveusement les mains sur son crâne chauve dans l’espoir de sentir entre ses doigts l’épaisseur d’un cheveu à arracher.
L’inspecteur chef Raimondi Cesare arrive en un éclair, à bord d’un véhicule de service, monte en courant les marches raides en grès et s’arrête devant Sarti Antonio. Il n’a pas assez de souffle pour lui cracher son mépris en pleine figure : les marches l’ont épuisé. Mais ses yeux parlent et de ses lèvres, entrouvertes pour tenter de capturer un filet d’air, sortent des marmonnements qui deviennent un cri :
–Dehors ! Tout le monde dehors ! Virez-moi les visiteurs !
Le sergent Sarti Antonio s’apprête à sortir mais il est stoppé par une autre bordée de cris :
–Non ! Pas toi ! Toi tu viens avec moi !
Il le traîne jusqu’à la vitrine désespérément vide et le regarde en face :
–Alors, t’as rien à me dire ?
Sarti Antonio n’a pas grand-chose à dire ; son désir le plus impérieux serait de s’en aller. La colite est en train de faire la révolution dans son organisme et toute une gamme de douleurs, toutes différentes, lui tenaille le ventre. Il parvient à murmurer :
–Je peux seulement vous dire que personne n’est entré par ici…
–Mais il est fou ! Quoi ??Personne n’est entré ? Et les pièces ? Elles se sont envolées toutes seules ?
Raimondi Cesare essaie de se contrôler mais son visage enflammé trahit clairement un état d’âme que, par euphémisme, on pourrait qualifier d’excité.
Sarti n’arrive pas à continuer et je le comprends à sa façon de se comporter. Il dit :
–Excusez-moi une minute.
Il s’éloigne ; je sais où il va. Je le laisse y aller seul, de toute façon il ne peut pas m’échapper. Il s’approche du désespéré sieur Clodo et lui parle à voix basse. Ce dernier ne le laisse pas terminer.
–Très bien, très bien. On vous vole trois précieuses pièces sous le nez et vous, vous cherchez les toilettes ! Très bien. Mais dans quelles mains je me suis mis, dans quelles mains…
Raimondi Cesare va et vient dans la splendide salle dei Trecento comme une bête en cage. Je suis convaincu que s’il pouvait le faire, si le règlement l’autorisait, si c’était permis par la loi, il tuerait Sarti Antonio. Ou, du moins, il le frapperait.
Mon policier revient, plus détendu et disposé à entendre les insultes qui lui pendent au nez. Je ne sais pas pour combien de temps. Raimondi Cesare l’apostrophe en le vouvoyant ; ce qui n’est pas bon signe.
–Ça va mieux, sergent ? Vous êtes à votre aise ? Vous êtes prêt à commencer ? Alors, expliquez-moi, comment dire, ce qui s’est passé ici depuis que j’ai eu la malencontreuse idée de vous y envoyer ! Comment elles ont pu disparaître, ces trois foutues pièces ?
Lentement et à voix basse pour ne pas trop attirer l’attention des gens autour que, d’ailleurs, Raimondi Cesare a déjà suffisamment attirée, Sarti Antonio cherche une explication. Plus pour lui-même que pour son chef.
–J’en ai pas la moindre idée. Hier soir, avant la fermeture, j’ai vérifié personnellement chaque recoin. J’ai assisté à la fermeture… Je comprends pas comment ils ont pu entrer et sortir sans qu’on s’en aperçoive. Il n’y a que deux portes pour sortir du palais du roi Enzo et elles étaient toutes les deux surveillées par une patrouille. J’ai assuré moi-même la relève…
–Vous ! Mais qu’est-ce que vous avez fait, vous ! Les pièces ont disparu ! Je vous avais donné carte blanche, je vous avais dit d’utiliser tous les hommes que vous jugiez nécessaire et vous, vous n’en avez pris que quatre ! Seulement quatre hommes !
–Ça me semblait plus que suffisant.
–La preuve. Et vous aviez raison. C’est ma faute, comment dire, parce que je vous ai fait confiance…
Il ne peut plus continuer. Il essaie de se calmer et va s’asseoir dans un petit fauteuil juste devant la vitrine.
–Tâchons de raisonner. Tâchons, comment dire, d’essayer de rattraper le coup d’une façon ou d’une autre.
Il se passe les mains sur le visage comme s’il craignait d’être en train de rêver. Il secoue la tête, se détend et commence l’exploration de la salle. Clodo Corticelli suit le groupe sans rien dire. On dirait une machine en panne de loquacité. Il est à plat. C’est un homme fini.
Tandis que la police scientifique fait son boulot autour de la vitrine, Raimondi Cesare continue son exploration. A la fin, il regarde autour de lui, désolé, hoche la tête et conclut :
–Il n’y a pas d’autres explications. Ils vous sont passés sous le nez et, comment dire, vous n’avez rien vu. Certains d’entre vous ont dû roupiller toute la nuit. Ils n’ont pu entrer et sortir que par une de ces deux portes que vous surveilliez. Et personne ne les a vus ! C’est inconcevable !
Je sais très bien, moi, quelle est la plus grande préoccupation de Raimondi Cesare : ce qu’il va pouvoir raconter aux journalistes qui attendent son arrivée dans la petite cour intérieure, au rez-de-chaussée .
Raimondi Cesare n’a plus rien à vérifier. En silence, il descend l’escalier qu’il avait monté avec beaucoup de vélocité. Lui aussi, comme Corticelli, c’est un homme fini.
Le suit le sergent Sarti Antonio en proie à de douloureuses poussées de colite, mais conscient de ne pas pouvoir abandonner une nouvelle fois son poste pour retourner aux toilettes.
Aucun des journalistes présents ne pose de questions. Ils attendent que l’inspecteur chef parle. Ce qu’il fait.
–Je ne sais pas quoi vous dire. Nous avions mis en place un dispositif de surveillance et de contrôle efficace, nous avions pris toutes les précautions… Je ne sais pas quoi vous dire. Je vous assure, comment dire, que je ferai tout mon possible pour corriger les erreurs de certains de mes agents. (Et il regarde Sarti Antonio droit dans les yeux.) Je suis en train d’analyser chaque indice…
Gianni Deoni, dit la Luciole, l’interrompt :
–Est-il possible qu’ils soient entrés en utilisant la galerie de l’ancien aqueduc romain qui arrive juste dans cette cour ?
Raimondi Cesare se maîtrise comme il peut mais non sans difficulté. Avant de répondre, il s’adresse à Sarti Antonio et lui souffle au visage :
–On peut répondre oui, sergent Sarti Antonio ? On peut ?
Sarti ne répond pas. Il va vers la grille qui se trouve à côté de l’ancien puits Renaissance, que Gianni Deoni est toujours en train de montrer. Il l’observe. Il est évident que la grille a été bougée récemment. Cette nuit même.
Mon policier s’éloigne du groupe de journalistes qui prennent en photo la maudite grille. Il traîne derrière lui la Luciole, alias Gianni Deoni.
Dès qu’il est sûr que personne ne peut l’entendre, il saisit la Luciole par sa belle chemise toute propre et lui hurle :
–Tu pouvais pas me le dire hier ? Tu pouvais pas m’en parler, de cet aqueduc ? Bordel ! Tu pouvais pas ?
Il lâche le journaliste parce qu’une autre douleur plus aiguë que les autres lui a tenaillé les boyaux. Gianni Deoni rajuste sa chemise et dit, à voix basse :
–Qu’est-ce que j’en savais, moi… Tout le monde le sait que l’aqueduc romain… Pourquoi tu m’en as pas parlé avant de cette affaire ? Je te sers que quand t’as besoin de moi. Je pouvais t’aider et tu m’aurais permis de préparer un beau reportage sur les forces de l’ordre.
–Mais quelles forces de l’ordre ?
Sarti Antonio est déjà loin. Tête baissée, il s’approche d’une voiture de police, garée à côté de la fontaine de Neptune.
Il se penche à la vitre et dit, à voix basse, au policier qui est au volant :
–Emmène-moi chez moi, je me sens mal… La colite…