Ces nouvelles témoignent d’une métamorphose de la littérature des Indiens d’Amérique du Nord. Chacun à leur manière, les auteurs ouvrent le sésame d’une sémantique indienne peu commune et donnent accès à un monde intérieur jusqu’alors souvent refoulé, tout en incarnant certains aspects libérateurs de la fiction.
Les voix indiennes qui se font entendre ici prennent le contre-pied de l’habituelle – voire pratique – posture victimaire où prospèrent, face aux mouvements du monde, renoncement et claustration.
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Les livres sont des voix qui lui parlent, car seule la voix peut transcender les mots et communiquer avec l’au-delà. Ces auteurs se veulent des conteurs de la résistance.(Page des libraires)
Isabelle Leclerc
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« Des histoires tragiques et lyriques moins nostalgiques que résistantes. »Isabelle FalconnierL’HEBDO -
« Ces nouvelles parfois déconcertantes mélangent réalité et l’image que cette réalité inspire au conteur, comme deux tableaux superposés qui en font surgir un troisième. Les Amérindiens ont le goût des histoires agrémentées de couleur chatoyantes et de parures. »
Alfred EibelVALEURS ACTUELLES
Introduction
"Les livres ont une voix. Je les entends dans la bibliothèque, écrit Diane Glancy dans Desseins du ciel nocturne. Je sais que ces voix viennent des livres. Pourtant, je sais que les vieilles histoires n’aiment pas les livres. N’aiment pas les mots écrits. N’aiment pas les bibliothèques. Les vieilles histoires portent en elles toutes les voix de ceux qui les ont contées. Quand on énonce une histoire, toutes ces voix se retrouvent dans celle du narrateur. Mais écrire les mots d’une histoire tue les voix qui se mêlent dans le conte prononcé. L’histoire n’est plus qu’au singulier. Le mot écrit ne porte qu’une seule voix. Une voix unique ne suffit pas à raconter une histoire. Pourtant, je peux entendre une voix raconter son histoire dans les archives de la bibliothèque universitaire. J’entends les livres. Pas avec mes oreilles : dans mon imagination. Peut-être les voix campent-elles dans la bibliothèque parce que les mots écrits les y retiennent. Peut-être sont-elles captives, sans autre lieu où aller.”
Desseins du ciel nocturne est le premier de cinq volumes publiés dans Native Storiers : a series of American narratives – aux University of Nebraska Press –, recueil d’une sélection de textes tirés de Saigne en moi, de Stephen Graham Jones, Réparer les peaux, d’Eric Gansworth, L’Affaire Elsie, de Frances Washburn, Hiroshima Bugi : Atomu 57, de Gerald Vizenor et Desseins du ciel nocturne de Diane Glancy.
Cette collection s’intéresse aux romans novateurs et aux narrations avant-gardistes d’écrivains indiens d’Amérique du Nord au ton unique. Les auteurs de ces récits originaux créent un style – reflet de personnages, d’expériences et de points de vue divers – dans des histoires nées de traditions passées inaliénables et toujours vivaces. Les éditeurs de la collection souhaitent présenter des fictions littéraires au large éventail stylistique, qui exposent, construisent ou dépeignent une perception et une philosophie de la “survivrance”. La collection fait connaître de courts romans, des nouvelles ayant un lien entre elles et d’autres formes de récit qui peuvent défier les modes, les styles, les voix, les points de vue, les identités, les idéologies et, en infraction avec le mode littéraire, des histoires de tricksterqui remettent en cause les frontières entre cultures et la domination de certaines. Les narrations et les histoires choisies insufflent un sentiment nouveau de survie qui dépasse le thème conventionnel de la “victimation” tragique.
“Christophe Colomb a abordé ma conscience en deuxième année de primaire, et mon institutrice m’a fait avaler le nom des bateaux jusqu’à ce que, dans la baignoire de mes vacances d’été, j’ouvre la bouche et qu’ils ressortent – Niña, Pinta, Santa Maria”, écrit Stephen Graham Jones dans Saigne en moi. Les navires “oscillaient sur l’eau comme des jouets. J’ai plaqué ma main sur ma bouche, une fois, dans le style indien, et j’ai levé les yeux vers ma mère, pour qu’elle retire la bonde, qu’elle arrête tout ça, mais quand j’ai de nouveau ouvert la bouche, il n’y eut que du sang, du sang, du sang”.
Les récits de cette collection portent les traces des conteurs qui les ont prononcés et, en même temps, ouvrent la voie d’une nouvelle convergence esthétique dans l’art littéraire. On y trouve naturellement beaucoup de particularités, d’ambiguïtés, d’exceptions et d’incohérences culturelles, mais la pratique littéraire, les plaisirs, la trajectoire originale de ces conteurs sont plus importants que les piètres simulations des ouvrages commerciaux romancés et “victimateurs”.
Les écrits des Indiens qui atteignent facilement un large public offrent souvent les simulations habituelles de la “victimation” tragique, ressort familier de la littérature. La tragédie est une pratique occidentale sérieuse, une imitation de l’action dans la littérature et dans la culture populaire qui peut représenter le destin tragique d’un personnage ou d’une aventure. Les raconteurs indiens créent l’action et des personnages par la raison naturelle, le mouvement vision - naire, les transformations de la nature, par un sens actif de la présence et de la “survivrance”. Nombre de lecteurs sont plus habitués aux tropes du réalisme, aux motivations des personnages, qu’à la transformation et aux simulations de la “victimation” tragique.
Les récits choisis pour être publiés montrent une esthétique littéraire particulière. Les conteurs “natifs”, ancêtres des écrivains modernes, créent un sentiment de présence par des moyens naturels – le son, le mouvement, la trace des saisons, les associations “imagiques”, totémiques des oiseaux et autres animaux –, par les transmutations et par les histoires de tricksters insaisissables et spontanées. La philosophie de la présence, de la raison naturelle, de la “survivrance”, de la “transmotion” fougueuse, des conversions complexes de la réalité et d’un mouvement visionnaire de la liberté à l’échelle d’un continent forme les indices et les traces indu -bitables d’une nouvelle esthétique dans les oeuvres écrites des Indiens d’Amérique.
“Oublier, écrit Eric Gansworth dans Réparer les peaux. C’est de ça qu’il s’agit, en fait : dans les moments que vous avez partagés avec quelqu’un, tenter de faire le tri afin de ne pas devoir les transporter tous avec vous pour le reste de votre vie. On dit qu’il s’agit de se souvenir, on tente de vendre à votre famille des cartes édifiantes avec votre nom, vos dates d’entrée et de sortie et quelques vers émouvants… Les lanières me font descendre dans le trou puis glissent de sous moi et les derniers rites commencent. Ils veulent prétendre qu’ils aident à m’enterrer, à enterrer mes derniers restes de mortel, mais ce qu’ils laissent tomber dans ce trou pro fond, en fait, ce sont des souvenirs, des souvenirs importuns, couverts d’une épaisse couche de boue, entremêlés de racines, de vers, d’insectes, de quelques termites.
“Mon père est le premier. Je reconnais immédiatement sa main. Il fait tomber la terre en masses dures qui heurtent le haut de ma bière. Je me demande s’il utilise ses deux mains pour en ramasser une quantité suffisante. Il cherche à faire une entaille, à laisser une marque, n’importe quoi…
“Ma mère est la deuxième, un peu mal assurée dans la manière dont elle jette la terre. Elle la saupoudre comme du sucre glace sur du pain frit un jour de fête. Elle ne veut pas renoncer à tant de souvenirs, mais je sais lesquels elle disperse sur moi. Ce sont ces quelques derniers week-ends où je reviens en permission après avoir économisé tout mon pécule pour pouvoir rentrer chez nous, et où elle est de plus en plus occupée chaque fois que j’arrive. La dernière fois, elle me demande de ne pas revenir, c’est trop dur de me voir partir, et je vois qu’elle sera soulagée quand je partirai pour de bon au Viêtnam, pour qu’elle puisse commencer sérieusement le processus d’oubli. Elle a répété cette minute pendant cinq ans.”
Les conteurs indiens ancestraux attrapaient leurs mots dans leur mémoire, dans les sons, les ombres, le hasard, les conversions extatiques, les incertitudes de la nature, les saisons, dans des créations constantes. Les Indiens qui s’adonnent à l’art littéraire créent des tropes d’histoires orales dans la narration silencieuse, les scènes “imagiques” de mouvement éternel, la transmutation totémique, les vagues de pronoms, l’inversion des genres, la présence animale, les voix inconstantes et leur sens de la “survivrance”. Ces pratiques esthétiques se font jour dans les narrations et les récits novateurs de nombre d’Indiens d’Amérique.
“La cérémonie est terminée, écrit Frances Washburn dans L’Affaire Elsie. Les gens s’alignent pour les cadeaux. Oscar vous pousse dans la file, et vous avancez en traînant les pieds dans la neige. La femme devant vous parle à son compagnon de cette couverture rouge, tout au bout, dont elle espère qu’elle sera encore là quand viendra leur tour. La file progresse, s’arrête, avance, et la pile diminue un peu et c’est votre tour, mais vous restez là à vous demander ce que vous pourriez bien faire de tout ça. Vous pourriez toujours manger les aliments, mais ça vous paraît idiot de remporter des provisions dans le bus… Vous avancez. Vous relevez la manche de votre manteau, vous retirez votre montre en or et vous la posez avec soin sur un sac de sucre de cinq kilos. Vous vous éloignez. Pour Elsie…
“Il y a au moins cent personnes et la danse est lente. Quand elle se termine, les tambours résonnent une dernière fois. Le wicasa wakan réunit les coins de la couverture, rassemblant l’argent au centre ; il s’engage sur la neige et vous la remet. Vos bras pendants sont gelés.”
La littérature indienne n’a jamais été une nouvelle venue dans la voie de la résistance littéraire à la domination. Les natifs d’Amérique ont résisté aux découvertes et à la tyrannie politique pendant des siècles, depuis le récit du premier contact et de l’habile trahison de la confiance en un empire monothéiste jusqu’aux ironies insupportables d’une démocratie constitutionnelle. Les conteurs de la résistance sont sages et malins.
Keeshkemun, par exemple, conteur et diplomate anishinaabe du XIXe siècle, tourmenta un officier britannique par des tropes de raison naturelle et de “survivrance”en créant un sentiment de présence aviaire dans une riposte mémorable à la domination militaire. “Je suis un oiseau qui décolle de la terre et vole très haut, dans les cieux, hors de vue des humains, mais bien qu’invisible à l’oeil, je fais entendre ma voix de loin et elle résonne sur la terre.”
N. Scott Momaday, Leslie Silko, Louis Owens, Diane Glancy et bien d’autres romanciers, dans des dialogues et des narrations descriptives, attribuent aux animaux un nom, une conscience ; ils en font une métaphore et une allégorie ; ils leur donnent une présence naturelle que met à mal la séparation monothéiste entre humains et animaux. Les comparaisons qui favorisent ou celles qui rabaissent et dévalorisent les humains par rapport aux animaux sont courantes dans la littérature commerciale.
“Les corbeaux impériaux ont volé mon déjeuner, écrit Gerald Vizenor dans Hiroshima Bugi : Atomu 57. J’étais assis sur un banc du parc quand un corbeau du palais a piqué depuis le faîte du ministère de la Justice et, en un plongeon parfait, silencieux, a volé le dernier sushi de mon bento.
“Tokyo fut arrosé de bombes incendiaires à la fin de la guerre, et les corbeaux ne tardèrent pas à se réfugier dans les arbres du palais impérial. Les corbeaux plus plébéiens des zones industrielles, des docks tout proches et des quartiers éloignés de la ville n’apprécient pas la souche impériale, leurs parents hautains, les corbeaux du palais qui ont survécu à la guerre, victimes esthétiques.
“Les corbeaux du palais fouillent les poubelles du restaurant à la première lueur du jour puis, en équipes intelligentes, ils s’abattent sur les parcs. Au crépuscule, ils retournent à leurs nids dans le sanctuaire impérial. Mon bento de sushis est devenu un épisode de leur journée.
“J’ai regardé les corbeaux glisser à grande vitesse des immeubles, traces de mouvement silencieux, noirs, un vol parfait, et arracher un biscuit à un enfant, un gâteau de riz à une écolière, un sandwich à un touriste, en toute impunité, sans responsabilité morale. Ces corbeaux sont un hommage à un empire criminel, les grands guerriers retors du parc Hibiya.”
Les narrations de cette collection créent une impression active de présence, un mouvement visionnaire de liberté, pas une absence ethnique, jamais un ressort romantique inconvenant de séparatisme, de retrait, d’expiration ni les stimulations d’une tragédie héroïque. Les histoires et les narrations rejettent l’idée que la littérature serait une représentation cryptique de “victimation” culturelle.
Les théories littéraires suivent les histoires et les créations narratives des Indiens d’Amérique mais les inspirent rarement. Les théories n’anticipent jamais les histoires ou les narrations innovantes, jamais elles ne précèdent les habiles variations artistiques des raconteurs indiens. Les narrations natives sont un art littéraire tandis que les théories sont des traductions ou des interprétations incertaines de cette union tendue entre mémoire, traces de convergence, tradition, culture, provocations et ironie des conteurs.
La théorie littéraire peut fournir le discours pour comparer et interpréter l’évolution apparente de la littérature, mais les traces, les tours astucieux et l’envergure visionnaire des narrations natives hantent à jamais leurs interprètes comme leurs traducteurs. Certains lecteurs considèrent que la littérature est une simple représentation de la culture, et d’autres étudient le pedigree de l’auteur ou sa lignée dans sa réserve pour déterminer son authenticité. Des théoriciens se sont même égarés dans l’ombre de l’art littéraire, séduits par leurs propres attributions ou réversions romantiques, trompés par la simulation des représentations culturelles et les idéologies du radicalisme avancées par ceux qui nient les associations de hasard et la “survivrance”.
Les traditions natives sont “imagiques”, exemples de la vraie création dans les histoires, la raison naturelle, les souvenirs visuels, les danses, les cérémonies et les dessins dans la pierre, l’écorce ou le sable. Les occasions qui donnèrent naissance aux histoires natives et les représentations qui insufflèrent un sentiment de leur présence n’ont jamais été une simple liturgie.
Les historiens et les théoriciens de la littérature, qui avalisent des représentations impérieuses des traditions pour cantonner la littérature à une liturgie, ignorent, et parfois brident, les pratiques réelles de l’art littéraire. Les croisières liturgiques dans le passé natif s’écartent du pouvoir créatif des traditions et en faussent l’interprétation, comme si la pratique de l’art littéraire était structurelle, concept architectural défini uniquement par la linguistique et les liens matériels, déclaration magistrale de souveraineté académique.
“Je commence à croire que les livres veulent que je sois ici. Ils veulent que j’entende ce qu’ils disent, écrit Diane Glancy dans Desseins du ciel nocturne. Ils parlent avec leurs mots écrits. Peut-être l’écrit ne tue-t-il pas la voix. Ne la met pas dans une tombe. Peut-être l’écrit n’est-il pas le destructeur pour lequel les gens le prennent… Parfois, je sais que les murmures que j’entends sont les voix qui se battent pour se couvrir les unes les autres, pour sortir des livres. Mais où iraient-elles ?”
Gerald Vizenor
Santa Fe, New Mexico