Un jeune traducteur français vient travailler sur une nouvelle édition des Essais de Hume dans une université écossaise. Il est accueilli par un vieux professeur aussi charismatique que cynique qui l’initie à la pêche à la mouche et par sa femme, une séduisante jeune artiste.
La « mystérieuse nuance de bleu » dont parle le titre devient une métaphore de l’amour : est-il possible d’aimer si l’on n’a pas connu l’amour ? Est-il possible d’être heureux sans savoir ce qu’est le bonheur ?
Ce livre original renoue avec la tradition du roman philosophique, plein de finesse et d’esprit, avec un anti-intellectualisme savoureux. Par son humour pince-sans-rire, il s’ancre dans la tradition des romans universitaires de David Lodge, et nous invite à nous interroger sur la relation entre réalité et fiction, entre raison et passion.
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"La Mystérieuse Nuance de bleu est ce genre de roman qui vous attrape par le charme de son intelligence et d’une ironie pleine de sympathie pour ses personnages."Sophie CreuzSite RTBF
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"C’est un roman très riche qui approfondit de nombreux thèmes et rend très bien la complexité des relations humaines. Beaucoup de dialogues rythment tous ces échanges et nous permettent de philosopher avec bonheur." Lire la chronique iciSite Encres vagabondes
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"Truffé de conversations brillantes, de dialogues mordants, de considérations sur la supériorité de la littérature sur la philosophie pour éclairer la vie, ce roman d’une agréable compagnie célèbre les vertus de l’amitié autant que la sagesse du jardinier, supérieure à celle des exégètes."Sophie CreuzL'Echo (Belgique)
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Lire la chronique iciSite En attendant Nadeau
À la mémoire de Wilkie Crawford, 2006-2007
Et pour ses parents
Supposez donc une personne qui, jouissant de la vue depuis trente ans, ait acquis la connaissance parfaite de toutes les sortes de couleur, excepté une certaine nuance de bleu qu’elle n’a jamais eu la fortune de rencontrer. Placez devant elle toutes les différentes nuances de cette couleur, sauf la nuance dont nous parlons, en allant graduellement du plus foncé au plus clair. Il est évident qu’elle percevra un vide là où cette nuance fait défaut et qu’elle sentira que la distance entre les couleurs contiguës est plus grande en cet endroit qu’ailleurs. Or je demande s’il lui sera possible, par sa seule imagination, de combler le vide et de se donner l’idée de cette nuance particulière, bien qu’elle ne lui ait jamais été transmise par ses sens ?
David Hume, Traité de la nature humaine
Et l’abîme ? L’abîme ? Tu peux pas le manquer
Il est juste à tes pieds
À une marche d’escalier
Theodore Roethke, L’Abîme
1
Au début, rien ne m’avait laissé présager que je m’impliquerais aussi profondément, aussi irrévocablement dans leur existence. Jusqu’alors l’amitié n’avait pas été mon fort. Plus tard, je me demanderais pourquoi il en avait été autrement avec les Sanderson, et ce qui m’avait happé et retenu captif, même durant les moments difficiles. Cette amitié-là, je ne l’avais même pas recherchée. La raison de mon séjour à Édimbourg, c’était le travail. Et la raison de ce travail, comme de la plupart des choses, c’était mon père. Je savais que jusqu’à mon dernier souffle, je me sentirais étroitement lié à lui.
D’une manière ou d’une autre, j’ai passé l’essentiel de ma vie dans les livres, à lire les histoires des autres, à vivre par procuration la vie de personnages fictifs. La fiction est rassurante, on sait à quoi s’en tenir. Dans un film en noir et blanc, par exemple, on peut se fier à la forme du récit : la sonnerie stridente du téléphone ou trois coups frappés à la porte suffisent pour que l’on s’enfonce avec délices dans son fauteuil en sachant que l’histoire a commencé. Il en va de même pour les livres que pour les films : chaque commencement est un artifice. Tandis que ce qu’on appelle la vie réelle est un continuum, âpre et sans retouches ; et quand on veut raconter sa propre histoire, il n’est pas facile de savoir par où commencer, ni même quels faits relater.
Lorsque Sanderson me confia pour la première fois que sa femme voyait quelqu’un, nous étions en train de traverser en voiture la région des Borders en Écosse, en route pour une nouvelle partie de pêche. C’était un samedi matin, le premier samedi d’octobre, et le trajet vers la rivière m’était devenu assez familier. Sur les collines, les fougères s’étaient déjà teintées de brun et je me souviens avoir pensé, alors que nous longions les haies à vive allure, que les fruits qui les ornaient ressemblaient à des éclaboussures de sang. Cela faisait un peu plus d’un mois que j’étais arrivé à Édimbourg, et je considérais déjà Sanderson comme un vieil ami. À la réflexion, cela m’apparaissait comme un petit miracle. Sanderson avait le regard fixé sur la route. Lorsqu’il pêchait il ne disait quasiment rien, mais derrière le volant de sa Renault hors d’âge il distillait une bonne partie de ses pensées sur le monde, ou quelques secrets intimes choisis avec soin.
Au début, j’avais mal compris ce qu’il voulait dire par “voir quelqu’un”. Non pas parce que je suis français ni parce que cette expression m’était inconnue, mais parce que je l’avais prise dans un sens plus médical qu’extraconjugal. Sanderson m’avait déjà laissé entendre que sa femme n’était pas totalement saine d’esprit, et mes propres soupçons avaient été éveillés dès le jour précédent. Par “voir quelqu’un”, je compris donc qu’on l’avait persuadée de consulter un spécialiste. Avec Sanderson, les erreurs d’interprétation étaient rares : il utilisait les mots de manière très précise et communiquait aussi avec l’ensemble de son corps. Mais lorsqu’il m’avait confié “ma femme voit quelqu’un, Eddie”, il était tout raide sur son siège, ses pauvres mains difformes cramponnées au volant. Et comme il n’avait pas introduit son propos par “je soupçonne” ou “je crois”, rien ne permettait d’anticiper le sens de sa phrase, et encore moins la douleur et la perte de soi qui allaient suivre.
– Elle voit quelqu’un ? répétai-je. Vous voulez dire, un médecin ?
– Non, Eddie, non, répondit Sanderson en émettant une sorte de gloussement étouffé. C’est un autre homme qu’elle voit.
Il s’ensuivit une minute ou deux de silence, que je n’essayai pas de combler car je sentis qu’il en dirait plus dès qu’il le pourrait.
En y repensant, cela me semble marquer le début de l’histoire, même si plus tard je comprendrais qu’elle avait dû être précédée par d’autres commencements.
2
J’arrivai à Édimbourg le dernier jour d’août. Tout le monde connaît la réputation déplorable de l’été écossais, mais ce jour-là semblait la démentir. En ce lundi d’août, tandis que j’avais laissé Paris sous une chaleur qui vous étouffait et vous ôtait toute énergie, la ville qui allait devenir mon domicile provisoire s’étendait dans toute sa gloire sous un immense ciel bleu.
Lorsque je descendis du bus qui m’avait mené de l’aéroport au centre-ville, une brise rafraîchissante me caressa la peau et me fit éprouver toutes les possibilités nouvelles qui s’offraient à moi. C’était l’un de ces rares moments où le monde extérieur se trouve en parfaite harmonie avec le moi intérieur. Édimbourg était à l’évidence une ville en fête : les rues étaient pleines de jongleurs et de comédiens perchés sur des échasses, et l’on eût dit que chaque pan de mur était recouvert d’affiches promettant une variété de sensations culturelles fortes, depuis les percussions japonaises jusqu’à l’opéra-comique, en passant par le ballet russe ou “Shakespeare en bref” (qui sait ce que cela pouvait signifier ?). Je me sentais déjà bien d’être là.
Je devais passer six mois en Écosse pour travailler sur des manuscrits du XVIIIe siècle que détenait la Bibliothèque nationale. Je venais de signer un contrat avec un éditeur parisien en vue de réaliser une édition française des Essais de David Hume. L’idée de me rendre à Édimbourg afin de travailler sur Hume avait germé dans mon esprit des années plus tôt, et voilà que cet espoir se réalisait enfin. L’excitation me faisait un peu tourner la tête. J’allais pouvoir consulter les manuscrits originaux dans la bibliothèque dont Hume fut un temps le conservateur, et j’imaginais un peu follement que l’esprit de Hume lui-même allait inspirer ce projet. Il y avait aussi dans ma décision de partir à Édimbourg un élément de pèlerinage personnel. En plus d’être la ville où Hume avait vécu et rendu son dernier souffle, c’était aussi celle où mon père avait fait ses études.
J’avais passé les mois précédant mon départ à régler diverses formalités : m’assurer que la Bibliothèque nationale me laisserait utiliser les manuscrits, demander des financements complémentaires à divers organismes culturels, écrire à l’université d’Édimbourg pour obtenir le statut de fellow honoraire, ce qui me permettrait d’accéder aux bibliothèques et aux services réservés au personnel enseignant. Tout s’était mis en place rapidement et sans obstacle. Il ne restait plus qu’à louer mon appartement parisien et à trouver un logement à Édimbourg. Là encore, l’université m’avait apporté une aide précieuse en me mettant en contact avec Martin Blandford, un universitaire qui, par chance, voulait passer un congé sabbatique à la Sorbonne pour écrire un livre sur Jean-Paul Sartre. Je savourai la justesse de cette transaction – Sartre en échange de Hume –, sachant pertinemment qui faisait la meilleure affaire.
Le logement de Martin Blandford à Édimbourg se trouvait à l’est du centre-ville : c’était un petit cottage charmant, au milieu d’une rangée de maisons en forme de fer à cheval, à l’arrière de Calton Hill. Le chauffeur du taxi avait lancé : “Ah, ça doit être un mews cottage”, ce que dans mon lexique mental je transformai en “muse cottage” – on ne pouvait rêver mieux pour une aventure littéraire. Plus tard, lorsque je me serais familiarisé avec la ville, je découvrirais beaucoup de mews, construits au début du XIXe siècle pour répondre aux besoins des beaux immeubles tout proches. Le rez-de-chaussée faisait office d’écurie pour les chevaux, tandis que palefreniers et cochers dormaient au premier étage. Autant que je sache, il n’y avait pas d’équivalent des mews cottages à Paris, ou du moins je n’en avais jamais vu. Ce qui me fit me demander où chevaux et cochers français pouvaient bien passer la nuit.
Cette mews – ma muse – me convenait parfaitement, je n’aurais pu imaginer meilleur logement en centre-ville. Pareille à une maison de poupée, elle jouxtait une dizaine de maisons semblables situées autour d’une cour pavée dont le centre était un terre-plein en forme de poire, recouvert de gazon, de buissons et d’arbres. Un petit havre loin de tout, une sorte de village miniature qui semblait isolé du reste de la ville et aurait pu avoir été dessiné par un enfant, avec ses proportions étranges et sa perspective oblique. La petite maison elle-même était couverte de lierre, et à la droite de la porte d’entrée se trouvait le garage intégré – l’ancienne écurie – peint en bleu. À l’intérieur, il y avait un petit vestibule avec une table étroite, le reste du rez-de-chaussée consistant en une cuisine ouverte sur la salle à manger. Sur un côté de la cuisine se trouvait un petit débarras avec le lave-linge et le sèche-linge, et curieusement une bicyclette suspendue à un crochet au plafond. Une autre porte qui menait probablement au garage était fermée à double tour. À l’étage on trouvait un petit salon, une chambre double et un petit bureau garni d’une table et de deux étagères vides – exactement ce qu’il me fallait. Dans un coin du salon, un tissu en batik coloré recouvrait un large objet carré. Je m’attendais à y découvrir un oiseau endormi dans sa cage, mais c’était une télévision qui se dérobait au regard comme les pieds des pianos dans l’Angleterre victorienne. La pièce comportait peu de meubles et les murs étaient nus, à l’exception d’un tableau solitaire. Elle semblait conçue pour des séjours temporaires et non pour quelqu’un qui y vivait six mois par an. Blandford avait été très attentionné. Tout respirait la fraîcheur et la propreté, et il avait même mis un bouquet de fleurs dans un vase sur la table de l’entrée. Les couleurs étaient douces, tirées d’une palette que certains qualifieraient de féminine. Il est sûrement gay, me dis-je, et il était probable qu’il se fît la même réflexion à mon sujet en découvrant mon appartement parisien décoré avec soin. En vérité, je ne savais rien de la vie de Blandford mais tout indiquait qu’il vivait seul et qu’il était ordonné : pas de fouillis, pas de jouets d’enfant, pas de traces du désordre ordinaire de la vie quotidienne, pas d’affreux bibelots ni d’objets précieux, juste quelques jolis bols en céramique disposés çà et là avec goût, et une seule photographie, en noir et blanc, d’un couple de jeunes mariés, probablement ses parents. En dehors de cette photo et de quelques ouvrages de référence, les chambres étaient assez impersonnelles. Cela me plaisait. Une décoration plus personnalisée aurait pu me distraire, voire me gêner. Je préférais une sorte de chambre de motel, un lieu où il est facile de s’installer mais que l’on peut quitter tout aussi aisément, sans laisser de traces. Je contemplai mon nouvel environnement et me dis que j’avais une chance inouïe. Un tel endroit était source de contentement.
Sur la table à côté des fleurs, Blandford avait laissé un mot :
Cher Edgar,
Bienvenue à Édimbourg. Je pense que tout devrait être en bon ordre. Il y a un trousseau de clés de secours au numéro 16 si jamais vous restez coincé dehors, et une note avec des instructions concernant la maison dans le tiroir de la table de l’entrée. N’hésitez pas à utiliser mon vélo qui est suspendu dans le débarras. Comme le garage contient mes affaires personnelles, il est verrouillé. Mme Bannerman, la femme de ménage, vient tous les mardis à 8 h 30 et reste deux heures. Vous n’avez pas besoin d’être présent, elle a ses propres clés, mais merci de laisser pour elle toutes les semaines 15 livres en liquide sur la table de l’entrée.
En vous souhaitant un séjour productif,
Bien cordialement,
Martin Blandford
P-S. Je joins une invitation qui pourrait vous intéresser. N’hésitez pas à y aller à ma place.
L’invitation concernait une conférence intitulée “L’humanité de Hume”, suivie d’une réception. Elle avait lieu le jour même. J’avais prévu de défaire mes bagages et de finir de m’installer, mais c’était une occasion à ne pas manquer. Les bagages pouvaient attendre.
À la réflexion, ce fut sans doute la première d’une série de décisions qui ne me ressemblaient pas. Édimbourg commençait déjà à avoir sur moi un effet libérateur.
La conférence devait se tenir dans la tour David Hume, philosophe qui semblait décidément au centre de toute une industrie ici. Dans un coin du carton imprimé, on pouvait lire l’acronyme SUPA et juste en dessous, entre parenthèses : Scottish Universities Philosophical Association. Chose étrange, il y avait une seconde carte à côté de la première, avec un acronyme semblable en lettres grasses : SEPA, pour Scottish Environmental Protection Agency. Cette agence de protection de l’environnement m’informait qu’un prélèvement d’eau potable allait être effectué la semaine suivante. SUPA et SEPA : je prononçai ces nouveaux termes étranges à voix haute, en essayant de me les mettre en bouche.
3
J’avais imaginé qu’un bâtiment portant le nom de David Hume serait une élégante bâtisse du XVIIIe siècle, avec un fronton décoré et une entrée grandiose, un peu comme le château de Bagatelle à Paris. Mais il n’en était rien : c’était une grande tour en béton dont la laideur me laissa sans voix. On en trouve de semblables dans la plupart des métropoles, y compris dans des villes aussi soucieuses de leur beauté que Munich, mais elles sont en général reléguées dans les banlieues, pour offrir, loin des regards, un logement aux démunis et protéger la bonne conscience citoyenne. Par contraste, cette tour était une horreur architecturale en plein cœur d’Édimbourg, et elle en était fière.
L’amphithéâtre était bondé. Le brouhaha laissa bientôt place à des murmures impatients tandis que deux personnages faisaient leur apparition sur l’estrade et s’installaient sur des chaises voisines, semblables à des trônes. L’un d’entre eux était un conférencier invité du nom de Whitebrook, professeur de philosophie à l’université de Cambridge. L’autre, revêtu d’une toge colorée, était une personnalité éminente qui se redressa et procéda, d’une voix monocorde et ennuyeuse, à la lecture des mérites de l’orateur invité : longue carrière pleine de distinctions, réputation internationale, liste de publications impressionnante, etc., etc. Après une salve d’applaudissements polis, le professeur Whitebrook se leva et s’approcha du pupitre, non sans avoir pris soin de chausser lentement des lunettes reliées à un cordon. C’était un homme de stature imposante : grand, l’air juvénile malgré une épaisse chevelure blanche, son visage n’était que géométrie, tout en traits et angles réguliers ; son ample toge dissimulait un gilet ivoire et un nœud papillon jaune.
Il commença sa conférence en replaçant Hume dans le contexte de l’Écosse du XVIIIe siècle, époque où sévissaient le calvinisme et d’autres formes de religion révélée, et il expliqua en détail la virulence des attaques dont le philosophe avait fait l’objet de son vivant. Ces attaques, précisa le professeur, provenaient surtout de théologiens en vue, mais aussi, dans un second temps, quand Hume commença à remettre en cause les fondements de la religion naturelle, de collègues philosophes. Selon Whitebrook, Hume ne s’était pas fixé pour objectif de vivre dans l’incroyance : il avait examiné les arguments en faveur de la religion, et les avait trouvés peu convaincants. C’était un philosophe dont l’objectif premier était d’expliquer la place de l’homme dans le monde pour lui permettre d’y mener une vie meilleure ; et il avait vite découvert que l’art de bien vivre est difficilement compatible avec le fait de s’accrocher à des illusions. À ses yeux, le monde était troublé par la superstition et par l’enthousiasme, maux qu’il s’efforça de combattre avec une élégance et un humour bien à lui. Il réfuta un à un les arguments théologiques qui avaient été mis en avant au fil des siècles, au grand dam de leurs adeptes. “Et leur colère se trouva renforcée, ajouta Whitebrook, par le fait qu’il semblait se rire d’eux, même si c’était avec sa bienveillance coutumière. Ils ne semblaient pas comprendre que s’il se riait de leurs arguments, c’est que ces arguments étaient intrinsèquement risibles.”
Le professeur Whitebrook s’exprimait avec une autorité innée, d’un ton rempli de modulations harmonieuses, au débit parfaitement rythmé. Sa voix était riche et onctueuse, avec un soupçon de croquant, comme une crème brûlée réussie. Je croyais visualiser l’ensemble de la ponctuation de son texte à travers les mouvements de son corps : les sourcils légèrement relevés pour une virgule, un peu plus hauts encore pour un point-virgule, et un hochement de la tête pour tout signe plus important, comme un point final ou un deux-points. De temps à autre, il lançait un petit regard furtif vers les côtés de l’estrade, comme s’il s’attendait à voir surgir quelqu’un des coulisses, et lorsqu’il levait les bras pour asséner un argument, les plis de sa toge se soulevaient aussi, ce qui le faisait ressembler à un oiseau de proie prêt à fondre sur son prochain repas. Je l’imaginais comme un faucon pèlerin en raison de sa poitrine blanche (le gilet), de son bec jaune (le nœud papillon) et de son abondant plumage noir (la toge).
S’autoriser de telles pensées en écoutant une conférence vous fait courir de graves dangers. Une fois que vous les avez laissées s’immiscer dans votre esprit, il devient vite impossible de les arrêter. Vous commencez par voir en chaque participant une espèce distincte de volatile et, sans crier gare, plusieurs minutes de divagations frivoles se sont écoulées, pendant lesquelles vous n’avez pas retenu un mot de la conférence. Mais dès que je me remis à me concentrer sur les paroles de Whitebrook, mes efforts furent grandement récompensés. Il s’exprimait avec tant de bon sens et de clarté qu’on aurait cru que certaines des qualités de Hume lui-même avaient déteint sur lui. Les dangers qu’il y avait à critiquer la religion au XVIIIe siècle étaient très grands, expliquait Whitebrook à son auditoire, si bien que Hume avait été contraint d’user de procédés rhétoriques sophistiqués pour dissimuler son scepticisme radical. Des exemples textuels étaient projetés sur des diapositives au-dessus de sa tête, chacun d’entre eux décodé avec soin par le professeur, qui s’arrêtait de temps à autre pour saluer le courage et le génie de Hume. “Ce grand homme, ajouta-t-il, a imputé l’origine de la croyance religieuse aux espérances et aux craintes qui animent en permanence l’esprit humain.” Whitebrook marqua un temps d’arrêt puis, après avoir retiré ses lunettes et fixé du regard le fond de la salle, il conclut en rappelant avec pessimisme que, bien que la mort de Dieu eût été prononcée à plusieurs occasions au cours des deux siècles écoulés, ces craintes et ces espoirs restaient encore bien vivaces et plus pernicieux que jamais.
La réception qui suivit avait lieu dans une petite salle aveugle attenante à l’amphithéâtre. Il y avait là trente ou quarante personnes, qui étaient visiblement toutes des universitaires.
Un verre de vin rouge – trop froid et aigre – à la main, je restai posté près de la porte d’entrée, anticipant le besoin de prendre la fuite. Je suis mal à l’aise au sein de la foule – sauf dans les rues de Paris, dans le métro ou au marché, car on y est rarement contraint de nouer des contacts. Cette phobie serait liée à mon statut d’enfant unique – explication commode pour tout ce qui fait problème à l’âge adulte. L’assistance se partageait entre ceux qui parlaient et ceux qui écoutaient, selon un ratio d’environ un pour cinq. Les parleurs passaient à l’évidence un meilleur moment que les auditeurs. Je parvenais bien à discerner un mot ou deux, surtout quand ils étaient mis en exergue, par dérision ou par scepticisme, mais je n’arrivais pas à donner de sens aux phrases entières. Un grand brouhaha anglais ne sonne pas comme son équivalent français. En français, on conserve le sentiment que c’est bien une langue que l’on entend, que les gens échangent des phrases qui font sens, et qu’ils utilisent toute la gamme des tonalités. Mais là, au rez-de-chaussée de cette tour, les sons brouillés renvoyés par le plafond bas ressemblaient moins à des sons humains qu’à des cris d’animaux, comme les mugissements du bétail qu’on entasse dans un camion pour le mener à l’abattoir.
Après un court moment, quelqu’un dont je n’avais pas saisi le nom me prit par le bras et me présenta à un cercle d’environ six personnes, tous des hommes et tous professeurs de philosophie à l’université. Étudiant, j’avais rencontré des philosophes individuellement, mais jamais en société. Peut-être qu’il existe un nom collectif pour les philosophes ? Il faudrait que je vérifie. Au cours de mon histoire d’amour durable avec la langue anglaise, il m’était arrivé de me perdre dans le champ fascinant des noms collectifs, tels que “pontificalité de prélats”, “chaos d’enfants”, etc. Ayant bien observé le groupe qui se trouvait devant moi, je décidai de les nommer “pomposité de philosophes”. Ils se faisaient ouvertement concurrence, prompts à parler, peu enclins à écouter. Autre particularité : leur étrange ardeur, une fois que je leur eus été présenté, à prouver qu’ils maîtrisaient le français. Quelques instants avaient suffi pour que l’air soit saturé de “billets doux*”, “de rigueur*” et même “bien-pensants*”. Il y avait là quelque chose d’anormal. Comment imaginer qu’ils s’exprimaient habituellement de la sorte ? Un philosophe à l’air hautain ne cessait de lancer des “au contraire*” toutes les cinq secondes, persillant la conversation de ces deux mots de façon ostensible, et néanmoins absurde, en réponse à tous les propos échangés. Un second philosophe, tout aussi armé de bonnes intentions, me proposa de me mettre en contact avec des Français de sa connaissance. Je le remerciai en veillant à ne prendre aucun engagement : on n’est jamais assez prudent dans ce genre de situation. Un troisième, au visage poupin et au nez bulbeux, leva son verre à la santé de l’aimable compagnie en s’écriant “Après moi le déluge* !”. Quel mal pouvait bien les avoir atteints ? Le diagnostic le plus charitable, c’est qu’ils avaient les nerfs fragiles, ou essayaient maladroitement d’être accueillants. Qu’importe : dès que cela parut convenable, j’arborai le sourire gêné de celui qui doit s’éclipser sans délai et me dirigeai vers la sortie.
C’est là que je fis la rencontre de Sanderson, qui était également sur le point de s’en aller. C’était un homme d’une soixantaine d’années, assez débraillé, avec une grosse tête et un visage massif qui semblait avoir été découpé dans le fer et martelé par un forgeron. Sa chevelure clairsemée et rebelle évoquait W. B. Yeats à la fin de sa vie. Sous ses yeux, les poches de rouille faisaient penser à un chien de Saint-Hubert. Il me tendit la main – sa peau était rugueuse et couverte de squames – et se présenta. Il avait une poignée de main humide, non pas moite mais curieusement huileuse. “Harry Sanderson”, dit-il, ce qui me fit frémir car Harry est l’un des prénoms les plus difficiles à prononcer pour un Français, même si la langue anglaise lui est assez familière. Tout est compliqué : le h aspiré, le r qui roule, la brièveté et la simplicité trompeuses. Harry est le type de nom qui, s’il s’attarde dans une bouche française, peut finir par sonner comme le raclement d’une gorge remplie de glaires.
– Edgar Logan, dis-je en lui serrant la main, songeant aux avantages que mon nom comportait par rapport au sien.
– Ah oui, l’homme qui exporte Hume de l’autre côté de la Manche ! s’exclama-t-il.
Cela aurait pu constituer une remarque inamicale, mais les inflexions étaient chaleureuses et bienveillantes. Malgré cela, prendre conscience qu’on existe dans l’esprit d’un étranger est toujours déstabilisant, surtout lorsqu’on est habitué à l’anonymat. Voyant ma surprise, il expliqua qu’il enseignait la philosophie à l’université et qu’il avait vu mon dossier de candidature pour devenir fellow du Département.
– Est-ce que tout le monde vous appelle Edgar ?
Sa voix écossaise, claire et croustillante, avec un soupçon de rocaille, me rappelait celle de mon père.
– Oui, à l’exception de mon père, qui m’a toujours appelé Eddie.
– Eh bien, si tu n’y vois pas d’objection, je t’appellerai aussi Eddie, dit-il en sortant une pipe de sa poche et en la tapotant contre sa chaussure.
– Très bien, ajoutai-je. – J’étais ravi de saisir l’occasion de nous mettre d’accord. – Vous m’appelez Eddie et je vous appelle Sanderson. Je ne suis pas sûr de réussir à prononcer Harry.
Voilà comment débuta une conversation qui allait durer plusieurs mois et nous transformer tous deux.
4
Tandis que nous traversions George Square à pied, le Dr Sanderson s’arrêta, se retourna et, indiquant de la tête le bâtiment que nous venions de quitter, il demanda en bourrant sa pipe de tabac :
– Que pensez-vous de notre monument à la gloire du plus grand philosophe écossais ?
– Eh bien, j’ai été un peu… choqué, répondis-je avec un sourire gêné, pour ne pas offenser une nouvelle connaissance.
– Vas-y franchement ! C’est l’un de nos pires exemples de mégalomanie architecturale. Du vandalisme culturel typique des années 60. Nous sommes les pionniers mondiaux dans le domaine.
Il tourna le dos au vent pour allumer sa pipe, processus laborieux qui nécessita plusieurs allumettes et autant de jurons, et au cours duquel il me demanda en marmonnant, la pipe coincée entre les dents, mon sentiment sur la conférence et la réception qui avait suivi. J’étais si peu habitué à ce qu’on me demande mon avis que ma gorge se nouait quand cela se produisait. Mais, avec Sanderson, je me sentis curieusement décontracté, sans doute parce qu’il n’avait pas fait partie du groupe d’universitaires grotesques. Je lui répondis que j’avais beaucoup apprécié la conférence, que j’étais impatient d’entendre les suivantes et que je regrettais de ne pas avoir assisté à des conférences de ce type quand j’étais étudiant. Quant à la réception, comment dire, je n’avais pas été très à l’aise, surtout dans une pièce remplie de philosophes.
– Oh, les philosophes, lança Sanderson, le regard dans le vide. Ils se la pètent un peu trop.
– Ils se la pètent ?
– Oui, ils pètent plus haut que leur cul. Que leur fondement.
– Ah, je vois, répondis-je, ne voyant rien du tout, sinon une légère étincelle dans son regard.
– Ça vient de tout ce nombrilisme.
J’attendis qu’il développe ses arguments, mais en vain. Nous avançâmes un peu en silence. Puis, comme si une idée nouvelle lui avait traversé l’esprit, il ajouta :
– Une bande de cafardeux, voilà ce qu’ils sont !
– C’est l’étude de la philosophie qui les rend malheureux ? me surpris-je moi-même à demander.
– Voilà une question intéressante, répondit Sanderson, ses pupilles noires comme l’encre flottant au-dessus des poches de rouille. Une question qui pourrait presque faire l’objet d’une étude philosophique. Est-ce la philosophie qui attire les gens malheureux, ou bien est-ce qu’il existe dans la nature même de l’activité philosophique quelque chose qui porte au malheur ?
C’est une question qu’il n’avait jamais vraiment prise en compte, me dit-il, alors qu’il venait de publier un livre entier sur le bonheur.
– Et crois-moi, il n’y a rien qui puisse vous saper autant le moral que d’écrire un livre sur le bonheur. C’est un peu comme la question de la poule et de l’œuf, l’essentiel est de déterminer lequel des deux vint en premier ; ou comme analyser la prévalence des déviations sexuelles chez les membres du clergé. Est-ce que les séminaires produisent des déviants sexuels, ou est-ce qu’ils fournissent juste un environnement protecteur à des individus dont la nature déviante était déjà bien établie ?
Son ton était moqueur et plein d’autodérision, mais non dépourvu d’acuité. Je me demandais ce que cela pouvait cacher. Peut-être un homme mal à l’aise avec lui-même ?
Quand je l’interrogeai sur la date de sortie de son livre sur le bonheur, il se contenta de grommeler :
– Bientôt, bien trop tôt.
– Vous l’avez terminé ?
– Oui, je l’ai achevé, et il m’a achevé.
Il eut un rire triste et ajouta que le bonheur, tel qu’on l’entendait communément, avait très peu de rapport avec la philosophie. C’était avant tout une question de psychologie.
– Et c’est un fait psychologique avéré – tout autant qu’un problème – que trop réfléchir au bonheur, et à la façon de l’atteindre, peut vous broyer.
À vingt heures passées, la lumière était encore magnifique. Le soleil venait de disparaître en laissant derrière lui une lueur ambrée comme du champagne. Nous traversâmes ensemble le quartier de la vieille ville – Old Town – en passant par George IV Bridge puis en descendant The Mound . Quand on rencontre un sexagénaire pour la première fois, il est difficile de ne pas penser au vaste panorama de sa vie antérieure, au nombre colossal d’événements et d’expériences qui ont fait de cet homme ce qu’il est aujourd’hui, événements auxquels vous n’avez pas participé et que vous ne pouvez pas comprendre. C’est cette idée qui dominait mon esprit lors de cette première rencontre, tandis que nous en finissions avec les banalités d’usage, les choses sans importance que l’on dit généralement à un inconnu.
Après quoi Sanderson se mit à parler un peu de ses collègues, tout en semblant vouloir se distancier d’eux. Il s’était un peu lassé de la philosophie, ce qui avait contribué à creuser un fossé entre lui et ses amis philosophes, qui, pour le dire vite, le laissaient désormais indifférent. Il parlait de façon très générale, évoquant de vagues déceptions, des frustrations, du ressentiment, et ses phrases manquaient étrangement de poids. Pourtant, par leur accumulation, ses critiques, même si elles n’étaient ni acerbes ni explicites, devenaient implacables et son débit curieusement saccadé, les hésitations laissant vite place à des flots de paroles. Il me faisait penser à quelqu’un qui conduirait par à-coups faute de savoir changer les vitesses, nuançant une affirmation catégorique par un adverbe plus neutre ou de légers bégaiements, comme s’il s’interrogeait sur la pertinence de ses propres jugements en même temps qu’il les formulait avec force. Sa façon de s’exprimer était celle d’un homme accablé par la vie, sans espoir de délivrance. Ce que le contenu de ses propos semblait confirmer : il se sentait en décalage avec le monde moderne. Son cortège de catastrophes et de calamités n’avait rien de nouveau bien sûr. Mais il ne pouvait supporter que tout soit transformé en événements médiatiques, en divertissements prêts à être consommés comme des plats sous cellophane. “Quand je suis devant ces émissions de télé truffées d’interviews larmoyantes, avec des torrents d’émotion dans chaque image, j’ai l’impression d’être le vestige d’une époque plus rationnelle.” De temps à autre, il lançait un rire moqueur, comme s’il s’étonnait de sa propre naïveté.
Parvenus au pied de The Mound, nous nous arrêtâmes un instant avant de nous séparer. Sanderson expliqua qu’il habitait “par là”, en désignant vaguement le nord-ouest. Je me dirigeais vers Calton Hill, à l’est. Nous étions en train de nous serrer la main en échangeant les amabilités d’usage, lorsque Sanderson, sa main encore agrippée à la mienne, lança brusquement :
– Tu sais quoi, si tu n’as rien d’autre à faire, tu devrais venir manger à la maison. Tu rencontreras ma femme. Ça lui plairait bien. On ne voit plus grand monde ces temps-ci.