Publication : 18/03/2010
Pages : 196
Poche
ISBN : 978-2-86424-746-3
Couverture HD

La Remorque

Bruno POISSONNIER

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5 €

Chronique marinière au charme fascinant, La Remorque raconte le voyage mouvementé d’un transport de sel à travers les canaux et le Rhône jusqu’à Sète.
Armand voyage avec sa femme et ses fils, et a l’habitude d’être obéi. Il va se retrouver aux prises avec une crue du Rhône que ses moteurs ne peuvent affronter. Il va devoir accepter d’un concurrent une aide que son orgueil refuse, il va aussi se rendre compte que son fils n’est plus un gamin qui obéit.
Ce court récit restitue un monde qui disparaît, dans un style à la fois simple et poétique.

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  • « La Remorque est un texte prenant, […] il porte une vérité de sensations et d’observations rares. »
    Eléonore Sulser
    LE TEMPS
  • "Après Le Dernier Voyage, Bruno Poissonnier récidive dans l’évocation d’un univers rude et chaleureux, qui sombre inéluctablement. Récit court, haletant, La Remorque charrie autant d’odeurs fortes, fuel et sueur mêlées, que d’émotions franches."
    Michel Genson
    LE REPUBLICAIN LORRAIN
  • "La Remorque décrit le danger qui guette les hommes endormis, quand la tempête les surprend. Bruno Poissonnier s’attache à ce monde méconnu et son écriture poétique épouse le rythme du périple, évoquant les odeurs de fuel et de mistral, les lumières changeantes et le courage des derniers pionniers qui savent que leur métier appartient au passé mais aussi à la légende."
    Christine Ferniot
    TELERAMA
  • "Ce genre de huit clos n’est pas inconnu en littérature maritime. Conrad et Melville, parmi d’autres, ont su utiliser la violence des éléments pour transfigurer des personnages. Devant la qualité de ce texte aux hautes ambitions, on n’hésite pas à évoquer leur nom."
    Jean Soublin
    LE MONDE DES LIVRES

1

On était à la fin de juin ; de gros orages espérés intriguaient tout autour du delta, le ceinturant de montagnes gigantesques et mouvantes. Des dômes éblouissants se formaient, enflaient en immenses montgolfières que les vents d’altitude tourmentaient et aplatissaient en enclumes. On attendait qu’ils purgent l’air de toute l’électricité qui s’y était accumulée depuis une dizaine de jours, depuis qu’une chaleur épaisse, suffocante, pétrie par un foehn turbulent, avait écrasé la région. Une lumière orangée, engendrée par des poussières de sable suspendues dans un air épais comme de l’huile, présidait à la nature des jours, excitant les taons et les mouches noires, exaspérant hommes et bêtes.
La Camargue vibrait comme une chatte énervée et Aigues-Mortes suffoquait dans ses remparts.
Sur le canal, au quai du Sel, une péniche achevait d’être chargée. À l’arrière, sur un panneau de bois propret, en lettres appliquées, étaient inscrites la devise du bateau et quelques précisions administratives.
Tout passant, tout flâneur égaré dans cette touffeur poisseuse pouvait donc savoir que la Bièvre, de Béthune, chargeait du sel, un sel magnifique, blanc, pur, fierté des Salins du Midi. Ce sel désespérait pourtant Armand Armandeau, marinier du Nord perdu dans cette incandescence méridionale, les yeux brûlés de lumière, ruisselant dans un maillot de corps d’où s’échappait une épaisse toison cendrée.

Il trottait sur les tôles brûlantes de son bateau, surveillant le chargement, guidant les camions d’où glissaient dans un crissement de sable humide des avalanches immaculées, maudissant ce chargement de misère, cette saleté qui attaquait le fer des bateaux honnêtes.
Assis sur un banc, dans l’ombre maigre d’un tamaris, Mme Armandeau et ses deux fils attendaient que le chargement et peut-être aussi la colère froide du père soient terminés pour réintégrer la péniche surchauffée.
Elle se tenait droite, entre ses garçons, assise sur l’extrême bord du banc, les mains confiées à ses genoux, attentive. Elle était menue, le visage fin et ouvert, les cheveux de ce gris particulier, de cette teinte de cendre dorée que prend avec l’âge la blondeur nordique. Ses yeux bleu clair, vifs, saisissaient tout : les manœuvres gémissantes des camions, Armand, son colosse de mari qui bouillait au soleil, Laurent leur fils cadet, dix-neuf ans bientôt, aussi costaud, aussi têtu, aussi sanguin que son père, mais dont le regard plus fuyant, rendu étrange par un œil vairon, ne délivrait pas l’impression de droiture et de force morale qui émanait du père et qui le faisait autant apprécier que craindre. Elle veillait surtout sur Paul, de dix-huit mois l’aîné mais malingre, chétif, bonsaï osseux qu’une maladie nerveuse depuis la toute première enfance avait tourmenté, empêché de croître. Il ne s’exprimait que par des grincements et grognements qu’elle seule parvenait à traduire.
Le dernier poids lourd manœuvrait encore et déjà la voix impérieuse d’Armand demandait de l’aide pour fermer les panneaux. Laurent se leva si vite qu’il crut ensuite devoir adopter une démarche désinvolte, afin que son père n’aille pas s’imaginer qu’il le craignait ou qu’il était de ceux qui se laissent facilement commander. Mal lui en prit, car le père entra comme en éruption à la vue de la mollesse blasée que cultivait son fils et une voix prodigieuse, profonde, tonnante emplit le port, réveillant les hommes, les bêtes et jusqu’aux pierres amollies par la canicule.
Des gerbes de mots redoutables, terrifiants, sanguinaires, fusaient dans toutes les directions, heurtant les remparts, les tours, se fracassant sur les maisonnettes de quartier, rebondissaient sur les tuiles des toits, ébranlant les bateaux amarrés et les fenêtres du Service de la Navigation qui se remplirent de visages incrédules. Laurent se courba comme un jonc sous la bourrasque, ne pouvant tenir tête à ce volcan furieux qui projetait des imprécations, des menaces et des anathèmes, et fila, piteux, sur le plat-bord d’en face, où, toujours sous le fracas et l’injure, il attrapait les extrémités des écoutilles que lui lançait son père. Ainsi ils couvrirent la cale, panneau après panneau, ensevelissant le funeste sel.
Pendant les cinq longues minutes de l’opération, Laurent s’entendit reprocher ce voyage dans le Sud, l’attente de plusieurs semaines à Sète dans l’espoir d’un fret, l’obligation qu’ils avaient à présent d’accepter ce transport de sel, ce transport méprisable, ce fret de pauvre, ce nid à rouilles, ce cancer des bateaux de fer, cette honte du batelier, l’unique fois en soixante ans de voyages honorables, et bien d’autres choses encore, des bêtises, des oublis, des maladresses, des indélicatesses aussi que son père avait à cœur de lui rappeler comme, pouvait-on le croire, d’en informer la population d’Aigues-Mortes.
Lorsque la cale fut couverte, que le sel honni cessa d’être visible et d’éblouir le marinier de son impertinente blancheur, sa colère tomba ; il eut soif, s’en ouvrit à sa femme qui, tranquille, alla chercher la bouteille d’eau fraîche allongée de jus de citron. Armand, d’un seul et long trait, en vida les deux tiers, essuya le goulot d’un revers de main et la tendit à son fils en disant :
– Tiens, bois un coup, ça soulage.
Puis en sifflotant il descendit dans la salle des machines procéder au démarrage du moteur Duvant, celui-là même qu’il avait fait installer dans son bateau, pour son mariage, et qui devenait depuis quelque temps un sujet de dispute, rituel et brûlant, avec son jeune fils.

Bruno Poissonnier est né en 1956. Après une enfance campagnarde en Vendée, il devient apiculteur puis batelier. Père de deux enfants, il vit actuellement dans l’Yonne.

Bibliographie