Raymond est marinier, veuf et solitaire il parcourt les canaux au gré des chargements qui sont confiés à son bateau, le Gueule d’amour, magnifique péniche des années 30. Ce jour-là, à la Bourse de Conflans il a accepté un fret précieux et bien payé devant deux frères propriétaires de bateaux neufs et rapides.
En route avec son chargement pour Arles, au gré des difficultés du voyage, orages et mauvais tours joués par ses deux concurrents, aiguillonné par l’orgueil d’arriver à temps pour sa livraison, il revoit sa vie le long des canaux avec sa femme et son fils, dont il ne sait plus rien, une vie qu’il va finir à la barre.
L’auteur de ce roman sensible et émouvant, hors des modes, va à l’essentiel avec une tendresse palpable pour son protagoniste et un grand talent pour raconter les paysages naturels et humains.
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, Mercredi 9 avril à 18h
Un livre un jourFRANCE 3 -
« Construit sur une haletante course-poursuite de péniches, le roman de Poissonier nous brosse le portrait d’un héros certes bougon mais fort attachant. A lire au fil de l’eau. »
Yonnel LiegeoisNVO -
« Décrivant très affectueusement le charme des vies sur l’eau « vagabondes », l’auteur semble plein de nostalgie pour un monde qui s’éteint avec ses derniers représentants, quand les écluses automatiques remplacent les éclusiers et que les artisants comme Raymond disparaissent sans héritiers. »
Véronique RossignolLIVRES HEBDO -
« Il prend le temps de s’arrêter à chaque écluse et ce roman sentimental est un bel hommage à un métier que le monde moderne, pressé par le temps et la rentabilité, élimine sans ménagement. »
Christine FerniotTELERAMA
Tout le jour un ciel blanc et lourd avait pesé sur la ville, la pressant comme une vendange. Le fleuve s’en écoulait, lentement, dans un air immobile et poisseux qui gommait les rides des courants et des remous, engluait la masse des péniches agglutinées dans la courbe. Derrière elle, l’horizon s’encombrait de noir, un noir de schiste que de temps à autre griffait un éclair. Seul s’y découpait encore, émergeant de la masse des ardoises qui s’y confondaient, le clocher clair de l’église Saint-Maclou.
Un chaland glissa vers l’Oise et sa trompe pleura deux fois, répercutant des échos mélancoliques.
Sur le quai déserté, un gros homme, chargé de sacs, de paniers et de paquets, tempêtait contre un chien qui lui avait entouré les jambes avec sa laisse de ficelle.
L’homme déposa ses courses, délicatement pour ne pas cogner les bouteilles, et des sacs s’effondrèrent, libérant des conserves et des paquets de pâtes. Il se dégagea de la ficelle, menaçant l’animal d’épouvantables représailles puis, courbant un ventre lourd que retenaient à grand-peine de larges bretelles, les jambes écartées, il râtela les pavés de ses grandes mains, ramassant ses provisions, fulminant toujours contre le chien. Guère impressionné, le quadrupède, un bâtard boudiné et grisonnant, s’était assis à deux pas, les yeux plissés, l’air sournois, s’égouttant de toute sa langue.
Le maître, qui transpirait lui aussi, la figure rougie entre d’épais favoris gris, se redressa en soufflant, tous les sacs suspendus à ses doigts, et repartit, traînant le chien derrière lui.
– Alors Raymond, c’est le départ ?
D’une péniche* voisine, un petit homme blanchi, vêtu de bleu, grêle sous une grande casquette, venait de héler l’homme au chien.
– Comme tu le vois.
– Tu passes par le Centre…
– Oui parce que le Marne à la Saône n’est pas rouvert.
– Ça fait un beau voyage…
– Ouais, comme tu dis, un beau voyage.
– Alors bonne route, Raymond, et à la prochaine !
– Merci Jacques, à la prochaine.
Ils s’éloignèrent, précédés par leurs ombres qui s’allongeaient sur le quai. L’homme grommelait à voix basse pour le chien :
– T’as entendu, le Cid ? L’était même pas à la Bourse ce matin et déjà il est au courant.
Ils remontèrent le long des péniches amarrées, accolées les unes aux autres, pittoresque village flottant, presque pimpant, tout hérissé de mats, d’antennes, de tuyaux de poêle, de fanions et de linge séchant au-dessus des écoutilles.
Ces centaines de bateaux alignés, si souvent photographiés, si fréquemment peints, que l’on retrouvait
par milliers sur les cartes postales des boutiques de la ville, lui laissaient une impression pénible, un goût de cendre, la sensation amère d’une gueule de bois. Il savait que leur prochain voyage serait leur dernier, celui qui les mènerait au chantier de déchirage, une fois leurs propriétaires morts ou internés.
Il ressentait la tristesse de ces vies autrefois vagabondes, il devinait les trajectoires suspendues de toutes ces existences singulières qui se finissaient
ici discrètement, silencieusement, comme celles des coques qui les abritaient et que rongeait la rouille, invisible sous le chevelu des algues qui y prospéraient.
Il était toujours soulagé de quitter cette escale, bien qu’il y fréquentât bon nombre de collègues, d’amis et même de parents, débarqués ou amarrés définitivement. Il fuyait ce qu’il appelait les cimetières d’éléphants,
ces concentrations de bateaux devenus immobiles qu’abritent les cités batelières.
Raymond avait soixante-sept ans et naviguait depuis soixante-sept années. Sa modeste retraite, comme nombre de petits artisans bateliers, lui interdisait d’ajouter un loyer à ses dépenses annuelles et le condamnait donc à résider sur son trente-huit mètres. Il n’en était nullement chagrin, tant que celui-ci demeurerait en activité. “Un bateau à quai, c’est une pendule arrêtée”, disait-il souvent.
Depuis la mort de sa femme – cela ferait cinq ans en novembre –, il n’avait plus entrepris de grands voyages, préférant rester dans le bassin de la Seine pour de petits transports : du “brouettage”, comme se moquaient des camarades arrêtés.
Il n’en avait cure, satisfait d’être, lui, toujours naviguant, arrondissant sa pension par ces appoints, continuant sa vie nomade et autonome.
Son bateau, le Gueule d’amour, était un superbe
“cul-de-poule” des années 30, aux belles lignes courbes, au nez formé, et dont l’état du fond et du moteur se satisfaisaient bien de ces voyages tranquilles. Il n’avait pas d’économies suffisantes pour refaire l’un ou l’autre, ne réussissant qu’à en assurer l’entretien courant. Investir dans autre chose que de la peinture, du vernis et du goudron, de l’huile et de la graisse, était exclu.
Par contre ce qui se voyait du Gueule d’amour avait fière allure : le bateau était toujours propre et si le moteur fumait noir, les peintures étaient impeccables et les hublots de la dunette brillaient comme de l’or.
Alors, que faisait donc Raymond dit “le Rouge” chargé comme un baudet, dans ce jour d’étuve, à préparer un voyage de plusieurs semaines qui devait l’emmener jusqu’en Provence ?
Pourquoi n’avait-il pas attendu un transport de sable ou de déblais, qui se fait en une journée ou deux, comme il en sort fréquemment à la Bourse de Conflans ? Pourquoi s’était-il engagé dans cette folie ?