Maria Valéria Rezende construit une narration à la fois simple et raffinée, mêlant éléments de la culture populaire (les romans de Cordel) et de la culture érudite (les Mille et une Nuits ou le Quichotte), dans un style musical et travaillé jusqu’à atteindre une extrême limpidité.
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Ro. Pauvre Diable, orphelin sans nom, grandit entre sa grand-mère et l'indien. L'une le nourrit de lait et l'autre l'abreuve d'histoires, de mots qu'il ne sait pas lire.
Sa. Il devient Noyau car ses poches sont remplies de graines, toutes les semences pour replanter les arbres qu'il abat pour le Boiteux.
Lio. Son envie de savoir lire et écrire est la plus forte, elle le pousse à avancer, fuir la mine d'or, aller vers la ville à la recherche d'une école.
Rosalio touche au but lorsqu'il rencontre Irène. Elle est malade, épuisée par la vie, sans espoir et va accueillir Rosalio auprès d'elle. Celui-ci va lui raconter des histoires, son histoire et Irène va lui apprendre à déchiffrer les mots, les lettres.
Mêlant contes et littérature, ce beau roman nous enchante par les narrations croisées et par les liens subtils que tissent peu à peu Rosalio et Irène.Au Poivre d'âne (La Ciotat)
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, Brigitte Kernel, Lundi 31 mars de 1h05 à 5hCoup de cœurFrance Inter Noctiluque
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« Dans un style musical qui nous emporte dès ses premieres notes, comme une mélopée douce-amère, Maria Valéria Rezende nous transporte dans les favelas du Brésil, dans les pensées et le parcours hasardeux de deux laissés-pour-compte, entremêlés aux répertoires populaires ou culturels […] C’est là un roman particulier, à la fois dur et tendre, entre réalité et légende, dont on sort un peu comme d’un rêve éveillé. »
Sandrine LeturcqINTER CDI -
« Ce roman d’amour se fonde sur le pouvoir de mettre en mots sa vie, il se double d’un roman d’apprentissage où la poésie et l’humour ne font pas défaut. »
Christine BarbacciROUGE -
« Le livre de Maria Valeria Rezende, religieuse qui s’est consacrée à l’éducation populaire, est un témoignage sur les marginaux et les exclus, la rencontre d’une prostituée et d’une analphabète, mais s’inscrit dans la tradition de la littératurede colportage, tentant de transcender le simple constat en l’inscrivant dans l’imaginaire populaire et son héritage culturel. »
Pierre RivasLA QUINZAINE LITTERAIRE
Les faims et les envies du corps, il y a beaucoup de façons d’en prendre soin car depuis toujours vivre, c’est ça, mais maintenant, de plus en plus, c’est une faim de l’âme qui tourmente Rosálio, au fond de lui, une faim de mots, de sentiments et de gens, une faim qui est comme une solitude entière, une obscurité dans le creux de la poitrine, une cécité aux yeux grand ouverts, voyant tout ce que l’on peut voir ici, pas un être vivant, pas une fourmi, une odeur de néant, les murs de planches sèches et grises, les monticules de gravier et de sable, gris, l’énorme ossature en béton armé, sans couleurs, les édifices interdisant tout horizon, un plafond lourd, gris et bas, touchant le haut des immeubles, chape de nuages de plomb immobiles, qui ne dessinent ni oiseaux, ni brebis, ni lézards, ni têtes de géant, n’apportent aucun message, et c’est tout ce qu’il y a à voir, sans distinguer ni levant ni couchant, ni matin ni soir, tout tellement présent, si proche que le regard y bute et revient, limité, sans pouvoir s’étendre plus loin, ni vers l’extérieur ni vers l’intérieur, s’agitant comme un petit oiseau qu’on vient de mettre en cage, se noyant, cécité. Tout tellement rien que Rosálio n’arrive même pas à évoquer des histoires qui le projetteraient vers d’autres vies, car ses yeux ne trouvent pas de couleurs pour les peindre. Faim de verts, de jaunes, de rouges.
Un coup de vent fait tourbillonner le sable et grincer la porte de la clôture, appelant Rosálio à s’aventurer sur des chemins cachés au milieu de ces murs excessifs, à s’en aller, à s’échapper, chercher des gens et de la nourriture pour son âme affamée. Il est arrivé par ces chemins, sentiers qui se replient sur eux-mêmes, trompant les gens étourdis par les lettres muettes qui de toutes parts guettent l’homme illettré et se moquent de lui, Rosálio est arrivé, lançant des questions que le vent a emportées, mêlées à des bouts de papier sale, sans que les passants lui répondent ni même le regardent, il s’est guidé à l’odeur que la faim du corps l’a aidé à séparer de bien d’autres odeurs étranges et grises qui flottaient entre les murs et il est arrivé ici, où il y avait tant d’autres Rosálio, arrivés par les mêmes chemins, taciturnes, vêtus de tristesse grise, et ils lui ont dit qu’il pouvait rester s’il voulait, il y avait un toit et un grabat où se coucher, il y avait un chaudron cabossé et noir, il y avait des haricots achetés à crédit, des copeaux de bois à brûler pour se chauffer, un robinet et un seau, il y avait des pelles et des pioches, au travail !, qu’il mélange le ciment et le sable, au travail ! Il a mangé des haricots, il a travaillé, il s’est lavé, il a dormi, il a mangé des haricots, il a travaillé,
il s’est lavé, il a dormi, il a mangé des haricots, il a travaillé, il s’est lavé, il a dormi. Aujourd’hui tout le monde est parti, il n’est resté que la non-couleur et le silence de cendres dans ce monde, et chez Rosálio s’est accrue la faim de voix, la faim de rouges. Finalement il lui revient une histoire que lui a racontée l’Indien, il remplit ses poches de poignées de gravier et il sort, au hasard, tenant par une bandoulière
de corde la caisse en bois qu’il ne quitte jamais, cherchant des couleurs de vie dans les rues vides. Où s’est-elle enfuie, l’humanité ? A-t-elle disparu ? Devenue loup-garou, boitatà*, âme en peine, mule sans tête** ? Rosálio sème derrière lui de petites pierres pour marquer son chemin car il n’est pas encore prêt à se laisser de nouveau aller par le monde sans connaître le retour et il doit encore les haricots qu’il a mangés.
Irène, fatiguée, fatiguée, comme c’est dur de ne penser à rien ! Comme c’est dur d’éloigner de sa pensée l’enfant dans les bras fripés de la vieille, dans cette baraque qui s’enfonce dans la boue, le papier jaune avec le résultat des analyses, le médecin qui parle, parle, parle, le temps qui passe, passe, passe, rapide, les lundis qui reviennent si vite, apporter un peu d’argent à la vieille, aller demander si le médicament promis est arrivé, prendre la boîte de capotes et écouter l’assistante sociale lui dire de changer de vie. Irène rit, un rire amer et grimaçant, une partie seulement de la bouche pour ne pas laisser voir les dents qui manquent de l’autre côté, même s’il n’y a personne pour la voir maintenant, même si personne ne la regarde en face, jamais. Drôle, cette assistante sociale, “changez de vie”, bien sûr, je change de vie, peu m’importe que tout finisse tout de suite, car ma vie, elle n’a qu’une porte, qui donne sur le cimetière, mais vous allez vous en occuper, vous, de l’enfant et de la vieille ? Ce serait bien, car Irène n’est presque plus capable d’apporter l’argent chaque semaine, beaucoup d’hommes ne veulent rien faire avec une capote, ils vont en chercher une autre et elle ne peut pas faire comme Anginha, qui, de rage, veut refiler la maladie à tout le monde, Irène non, elle ne peut faire de mal à aucun être vivant, personne, à cause du sagouin, à cause de ce nœud à l’estomac à chaque fois qu’elle y pense. Ah ! Anginha, si tu savais…
Ça fait si longtemps et c’est arrivé si loin, mais quand je pense au sagouin, l’agonie est ici et maintenant. Ma joie lorsque Simão est revenu de la chasse, juste avec deux petites tourterelles, qui ne suffisaient même pas à donner un peu de goût au manioc, mais le petit singe dans son sac, si petit que moi, très petite aussi, je pouvais le tenir d’une seule main, sentir la chaleur et les tremblements du petit corps malade, ah quelle envie de pleurer de pitié !, des jours et des nuits à s’occuper de lui, enveloppé dans un chiffon, contre ma poitrine, lui donner de l’eau goutte à goutte avec la pointe d’une petite feuille d’oranger, des petits morceaux de fruits, le sagouin qui allait de mieux en mieux chaque jour, et bientôt regardait et riait vers moi comme un être humain, reconnaissant, tirant mes cheveux, ah ! quel gredin, ce petit animal !, non mais ça va pas !, il veut se dégager, retourner dans la nature, pour tomber malade à nouveau et mourir ?, impossible, je ne le laisserai pas. Je ne lâchais pas le petit singe une seule seconde, de peur qu’il ne s’échappe vers la broussaille, comme c’est difficile de tout faire avec une seule main !, l’autre main tenant la queue de l’animal, je ne le confiais à personne, craignant une traîtrise si on le lâchait, je me méfiais. “Cette fille va tomber malade, regarde comme elle est maigre, elle ne mange pas, ne dort pas à cause de ce sagouin, laisse ça, Irène, lâche cette bête, dors !” Alors Simão est allé au marché et il a rapporté une lanière fine, il en a fait une petite laisse souple en cuir de chevreau, maintenant je pouvais dormir, jouer avec les deux mains normalement, grimper aux manguiers, en tenant le sagouin par le bout de la laisse attachée à mon poignet, au pied de la table, à un tronc de goyavier. Je ne sais pas comment j’ai pu me laisser distraire, je me rappelle juste la frousse, la course, le sagouin en train de courir, de courir, lâché dans la cour, courant, courant comme un fou autour de la maison, et moi courant, courant après lui, tellement, tellement que je n’arrivais plus à respirer, étourdie, éééétourdie, éééééétourdie, la petite laisse comme un serpent devant moi, un dernier élan, le bout de la laisse à la portée de mon pied, le saut, mon pied posé sur la laisse, la secousse du collier sur le petit cou, étranglant, le petit corps poilu qui refroidit entre mes mains, ses yeux qui demandent de l’aide en s’éteignant, la douleur, la culpabilité, mon remords qui n’est jamais passé, c’était il y a si longtemps !, encore aujourd’hui…
Arrête de penser, femme, ne pense à rien, sois vide comme cette rue, pense à tes coudes qui te font mal à force de rester appuyés sur le rebord la fenêtre, je suis tellement maigre ! La maladie… Elle s’éloigne de la fenêtre, traverse la chambre, les lattes soulevées du plancher, un de ces jours
le sol s’effondre et la terre m’engloutit, la cour intérieure est vide, personne, pas de clients, ils ont trop bu et trop mangé, ils dorment dans leur coin quelque part dans cette ville immense, abandonnée, dimanche après-midi tout le monde dort, toutes les autres femmes dorment, il n’y a qu’Irène qui n’y arrive pas, elle espère qu’un client viendra, qui sait ?, quelque chose, demain lundi, l’enfant et la vieille, elle traîne ses pieds sur le marbre sale jusqu’à la porte vermoulue de la grande maison, autrefois seigneuriale, puis taudis et aujourd’hui maison de putes, elle regarde à nouveau
le temps lourd et humide dans la rue, étourdissement, elle s’appuie au portail et quand elle rouvre les paupières, elle voit l’homme portant la caisse, les yeux rivés sur elle, venant dans sa direction, elle se ranime : si ça se trouve, il est de la campagne, un nouveau venu, de ceux qui sentent encore la terre et les broussailles, jeune, innocent, ça ne coûte rien d’essayer, il va penser que la capote est une coquetterie, une chose moderne de pute maligne, viens, mon chéri, viens.
Rosálio voit d’abord la tache rouge en mouvement, elle le surprend au tournant de la rue, lumière, rafale de vent qui soulage la gorge prise par le gris, ce n’est qu’après qu’il aperçoit la femme dans la robe rouge, la moitié d’un sourire naissant lentement sur son visage, la main lui faisant un signe répété “viens, viens”, et il avance, “viens”, la main de la femme dans la sienne, le couloir, la chambre, une odeur humaine, ancienne, multiple, concentrée, couleurs fanées, tachées, mais couleurs, toutes les couleurs, sur les vieilles robes, sur les couvertures et les rideaux, coussins décolorés et poupées estropiées, sur les restes de peinture et sur les papiers peints aux murs, sur les images de saints
et les bouts de bougie, sur les fleurs en plastique, les bibelots ébréchés, sur les flacons vides aux formes fantaisistes, sur les pots et les boîtes aux étiquettes arrachées, couleurs de vie, fanée, mais de vie, qui bat toujours, couleurs redoublées, multipliées par les miroirs brisés, l’éclat des bouts de satin et les franges de l’abat-jour rouge, étincelles de paillettes et perles éparpillées dans ces choses fatiguées comme la femme, épuisées comme si elles étaient arrivées à cet endroit après de longues aventures, survivantes, comme Rosálio. Les yeux de la femme, supplique et espoir, la moitié d’un sourire, blessure ouverte au milieu
du visage, ses mains qui lui déboutonnent sa chemise, lui arrachent la caisse des mains, le poussent vers le lit, les doigts de la femme cherchent des chemins pour réveiller
le corps qui semble absent car Rosálio est pénétré par le monde des mots, il les désire ardemment, il veut les entendre, les dire, les échanger avec quelqu’un, mais elle ne dit rien avec sa bouche, elle impose, de ses mains fébriles, de ses jambes maigres, de son corps blafard de bête femelle, qu’il lui livre son corps dur de bête mâle, comme ça, sans paroles, et lui, il fait ce qu’elle veut, vaincu par la douleur qui lui tord le visage. Il livre son corps, mais garde son esprit éveillé, essayant de choisir les mots qu’il voudra offrir à cette femme dès qu’elle aura envie de l’entendre.
Irène lâche la main de l’homme, ferme la porte qui frotte et qui pousse un long gémissement, comme s’il sortait de sa poitrine, elle regarde le lit, comme ce serait bien de se coucher, tout simplement, de dormir, dormir, de rêver peut-être, pour toujours, peut-être, mais demain c’est lundi, le petit, la vieille… la bouche d’Irène, professionnelle, grimace encore un sourire, les doigts exercés rencontrent les boutons de la chemise et suivent leur chemin, elle le pousse vers le lit, la meilleure façon de vaincre pour de bon cette énorme envie de dormir, faire ce qui doit être fait, rapidement, elle n’enlève même pas sa robe, celui-ci ne va pas compliquer les choses ni rien exiger, il est vraiment innocent, il se laisse faire, je parie qu’à la
fin, il va dire “merci”, on dirait presque qu’il ne veut pas, les mains d’Irène, professionnelles, efficaces, la capote, les mouvements rapides et voilà, c’est fait, maintenant il faut recevoir l’argent, le faire sortir de la chambre, se laver et dormir, dormir, dormir.
Rosálio l’a laissée faire ce qu’elle a voulu et attend à la fin ce qu’elle dira, il a tellement de mots mais n’a pas encore décidé par lequel commencer, il attend son premier mot à elle, “c’est quinze balles, jeune homme”, Rosálio ne comprend pas, il la regarde lisser sa jupe, fixer les yeux au sol, lui tendre sa main ouverte qui mendie, tellement pauvre cette main !, il ajuste son pantalon, sa chemise, puis cueille cette main béante dans la sienne, il a de la peine. “Qu’est-ce qu’il y a ? Tu ne veux pas payer, c’est ça ?”, alors tout devient clair et Rosálio sait ce qu’est cette femme,
ce qu’il lui doit, il faut payer, c’est pour ça qu’elle a fait ce qu’elle a fait, pour l’argent qu’il n’a pas, les poches encore lourdes de pierres.
Irène n’en croit pas ses oreilles, “je n’ai pas un sou”, demain c’est lundi, elle n’a rien à apporter, rien, rien, elle sent la révolte qui monte de sa poitrine, éclate dans sa gorge, voleur, sans vergogne, exploiteur !, elle lève les mains devant son visage pour se protéger des coups qui ne vont certainement pas tarder, elle se moque de la douleur, qu’il la frappe, qu’il la tue, elle hurle, hurle, salaud, fils de pute, je veux mon argent, mon argent !, elle attend le premier coup, “excusez-moi, madame, je ne savais pas, vous avez voulu. Moi-même, je ne voulais pas, j’ai cru bien faire”, la voix douce, le coup qui n’arrive pas, la rage qui s’affaiblit, l’envie de tout laisser tomber, de dormir, dormir, mais demain c’est lundi. Elle remarque le volume de ses poches, elle y plonge les mains qui en ressortent pleines de gravier qu’elle jette par la fenêtre, l’argent, où est l’argent ?”, “il n’y en a pas, je n’ai rien, rien, excusez-moi”, Irène voit la boîte jetée par terre, elle essaye d’arracher le cadenas, c’est sans doute là qu’est l’argent, donne-moi cette putain de clé !, ce n’est qu’à ce moment qu’elle remarque la chaîne et la clé qu’il enlève de son cou, les lui donne sans résistance, dans la boîte, un lance-pierre, une toupie et de vieux livres, plusieurs, les coins presque arrondis tellement ils sont usés, les feuilles noircies comme les feuilles de tabac que son grand-père roulait en se balançant dans le hamac, l’espace d’un instant Irène est de retour au balcon de la vieille maison et sent l’odeur du tabac, elle défaille, la fatigue, dormir, dormir dans le hamac, mais demain c’est lundi, elle cherche entre les pages des livres, un par un, et ne trouve rien, que des mots. À quoi bon ?, des mots, “des mots, la mer les emporte”, disait cette chanson. Elle veut déchirer les livres, mais les mains n’en ont plus la force, elle veut détruire quelque chose, briser, se décharger de l’angoisse et de la rage, elle soulève sa main tremblante, translucide comme une feuille de papier, elle veut menacer, elle avance vers l’homme qui la fixe avec des yeux d’étonnement et de peine, il ne l’esquive pas, ne se défend pas, lui tend les bras, lui offre sa poitrine ouverte, depuis combien, combien de temps Irène ne s’est-elle pas reposée contre une poitrine !, s’appuyer contre cette poitrine dure et calme c’est comme arriver, enfin, dans un endroit à elle, c’est comme revenir au début où rien ne s’est encore perdu, même pas le petit singe, un endroit où elle est encore entière et ne tremble pas, n’éprouve pas de haine et où les lundis n’existent pas encore.
Rosálio a de la peine, tellement de peine pour cette femme !, elle lui rappelle cet ibis rouge, aux jambes longues et fines comme des roseaux, qu’un jour il a trouvé pris dans les branches d’une ronce, les plumes encore plus rouges, teintées de sang, il l’avait libéré et avait voulu le soigner mais lui, méfiant, farouche, s’était enfui pour, qui sait ?, saigner jusqu’à la mort, tout seul, délaissé dans ce désert tellement éloigné des marécages d’où il venait ; mais celle-ci non, celle-ci vient s’affaisser contre sa poitrine, elle ne s’enfuit pas, Rosálio ne le permet pas, il l’entoure de ses bras, la berce, doucement, et il commence à raconter :
Un jour, j’allais seul, je marchais dans un lieu désertique, sans autre compagnie que Dieu, dans cet endroit si lointain, un vide infini, un champ défriché, sec et aride, je cherchais un endroit habité par des êtres vivants, où je puisse me reposer et alors, au milieu de ce silence, j’ai entendu un gémissement à fendre
le cœur et j’ai vu un ibis pris dans une ronce, qui se débattait, le pauvre…
Rosálio ne sait même pas pourquoi il raconte cette histoire triste, pourquoi pas raconter quelque chose qui égaye la femme triste ?, il raconte, raconte, lentement, il étire les mots, en dessine les détails et sent que le tremblement de cet ibis qu’il tient dans ses bras devient plus léger, se transforme en sanglots, mouille sa poitrine. Raconte, homme, raconte encore, c’est trop tôt pour partir, le jour ne s’est même pas levé, tant que dure la nuit, raconte, raconte pour me faire rêver. Irène demande, précisément elle qui, parce qu’elle n’a jamais rien voulu demander, jamais, aucune faveur à personne, est arrivée ici, ballottée par la vie, et elle n’a rien, à vrai dire elle n’a même plus de vie. Raconte d’où tu viens, raconte, raconte…
Rosálio se rappelle le travail à la tâche, les haricots qu’il doit aux gens, il sait qu’il lui faut retourner à l’endroit couleur de cendres mais il est en dette envers elle et il n’a que des mots pour la payer. Il cherche dans sa mémoire d’autres choses à lui raconter mais la femme s’endort déjà et sourit, un sourire ébréché mais ouvert, qui n’a rien à cacher. Rosálio sort sans faire de bruit, il suit le chemin de pierres et lâche, petit à petit, celles qui lui restent afin de renforcer ce fil qui peut le ramener de retour. Le cœur, plus rouge maintenant, lui dit que demain même il reviendra.
vert et
noirEncore un jour comme les autres que Rosálio a affronté courageusement, il a mangé des haricots, il a travaillé, il s’est lavé, mais il n’a pas dormi, il saisit la boîte de l’Indien, ouvre la porte de la palissade, sort et cherche dans les rues la trace de gravier qu’il a laissée hier, que les passants ont dispersée et qu’il voit maintenant sans voir. Il est parti en se fiant à son instinct, cherchant le rouge de la robe de la femme, il a tourné en rond, il a perdu le nord, il s’est égaré, il s’est retrouvé et, pour finir, il voit la fenêtre où, habillée en vert, il reconnaît la femme triste dont il ignore jusqu’au nom, il sait seulement qu’elle attendait les mots qu’il lui apportait.
Irène, vêtue d’espoir, l’attend depuis tôt ce matin, faisant les cent pas dans la rue, tantôt elle désespère, tantôt elle croit, tantôt elle ne croit plus, elle n’est pas allée rendre visite à la vieille car elle n’avait rien à lui apporter, même pas l’histoire de l’homme, car la vieille est sourde comme un pot. Et s’il ne revenait pas, s’il ne retrouvait pas le chemin ? Irène se penche à grand-peine, soulève le coin du matelas, y glisse sa main et retrouve le crayon, la gomme et le carnet, joli, deux cents pages, les restes d’une illusion, “faire des études de secondaire, regardez-moi ça !, le culot de cette fille !”, mais maintenant ce carnet rescapé va connaître un autre sort. Elle s’assoit sur le lit déglingué, s’appuie contre les coussins, ouvre à une page immaculée, mouille la pointe du crayon avec sa langue pâle et écrit : l’Histoire de l’ibis rouge. Elle remplit les pages avec son écriture soignée des cours de calligraphie et des mots que l’homme lui a offerts. Et déjà elle se dit que ça ne fait rien, si l’homme ne revient plus, chaque nuit elle lira l’histoire pour pleurer et s’endormir.
Rosálio presse le pas, les mots commencent à déborder de sa bouche, il arrive prêt à raconter des histoires de la vie immense, il entre et remarque, surpris, les lettres que la femme est en train de tracer sur le papier, c’est comme un rêve, un miracle, la voix qui chante, qui raconte, qui lit pour lui, le doigt qui accompagne les lettres, toute l’histoire de l’ibis. Et elle sait écrire ! cette femme sait lire ! lis encore, lis-moi tout, dis-moi où est “ibis”, et maintenant où est “rouge” et “sang” et “épines” et “plumes”. Ici, là-bas, plus loin, les yeux de Rosálio courent sur les lignes et cherchent l’ibis rouge parmi les mots hérissés d’épines jusqu’à ce qu’il voie clairement et distingue, lumineux, épines, plumes et sang. Sans attendre, il veut tracer, de sa main écorchée, les mots conquis par les yeux, mais la femme est fatiguée et elle dit, tandis que ses paupières se ferment et que la main qui l’aurait guidé se perd dans les plis du drap, “raconte, homme, raconte encore, c’est tôt pour repartir, le jour ne s’est même pas levé, tant que dure la nuit, raconte, raconte pour que je puisse rêver. Raconte, dis-moi d’où tu viens.”
Rosálio cherche le fil dans l’écheveau de ses souvenirs, en trouve le bout, se met à le dérouler et raconte :
L’endroit où je suis né et où j’ai grandi se trouvait juste en dessous des Pierres du Pécheur, au pied d’une montagne sans nom. On raconte que ces rochers ont été placés là-bas par un homme très riche, grand pécheur, qui un jour s’est repenti. Toute sa vie durant il avait péché, tous les péchés possibles qu’un homme peut commettre il les avait commis, jusqu’au jour où l’archange Michel lui est apparu dans son sommeil et lui a montré son âme, tellement laide, tellement méchante, affreuse ! L’homme s’est réveillé si épouvanté par sa propre âme que sa poitrine éprouvait la pire douleur qu’aucun homme ait jamais sentie.
Il a été alors pris de grands remords, mais pensait que le pardon n’existait pas pour lui, et il a prié Dieu de lui ôter la vie car il ne méritait plus de vivre. La nuit suivante, l’archange Michel s’est à nouveau glissé dans son rêve et lui a dit qu’il ne pourrait mourir qu’après avoir donné aux pauvres tout ce qu’il possédait et avoir demandé pardon à chacune des personnes qu’il avait maltraitées. L’homme a fait ce que l’archange lui avait dit de faire et, une fois de plus, il a prié Dieu de lui ôter la vie car le remords déchirait encore sa poitrine. Mais cette nuit-là, quand le pécheur se fut endormi, l’archange est venu une fois de plus et lui a dit qu’il lui restait une dernière chose à faire pour prouver son repentir : il lui a ordonné de porter une pierre pour chaque péché mortel commis jusqu’en haut de la montagne, et chaque pierre devait avoir la taille du péché en question. La douleur dans le cœur de cet homme était si grande qu’il ne pensait qu’à s’acquitter au plus vite des ordres de l’ange, afin de pouvoir ensuite mourir en paix. Une par une, il avait commencé à pousser les pierres jusqu’en haut de la montagne et il disait : “Jésus, aie pitié de moi”, et alors, chaque pas qu’il faisait, au lieu de le fatiguer davantage, le rendait plus léger, jusqu’à ce que, ayant apporté jusqu’en haut de la montagne la dernière pierre, la plus grande de toutes, la douleur disparût. Il s’est alors allongé en haut de la montagne, sous un lapacho qui s’y trouve encore aujourd’hui, et a rendu l’âme à Dieu. Dieu a pardonné à cet homme car il avait montré son repentir et avait invoqué le nom de Jésus. Pour montrer qu’Il lui avait pardonné, Dieu a fait jaillir une source au milieu de ces pierres, qui ne tarit jamais car c’est l’eau du pardon de Notre Seigneur, qui coule toujours pour le pécheur, et de là un ruisseau s’est mis à dévaler la pente, creusant une gorge profonde jusqu’au pied de la montagne, où les nègres échappés de captivité se sont cachés et où ils ont vécu, là-haut, à côté de cette eau sainte, dans un endroit que personne ne pouvait trouver, perdu au milieu des replis de cette montagne sans nom. On a appelé ce lieu la Gorge des Créoles et c’est là que je suis né, au milieu de la forêt verte, près d’un fleuve vert qui fendait la pierre noire.
Je suis né sans nom, comme la montagne qui m’abritait, car je n’ai jamais eu ni père pour me nommer ni prêtre pour me baptiser. On raconte que ma mère était la plus belle et la plus joyeuse de toutes les filles de la Gorge, mais son nom, je ne l’ai jamais su non plus, car son seul souvenir rendait tout le monde si profondément triste qu’il est devenu interdit de prononcer ce nom. On m’a dit que, d’abord, on m’appelait le Petit, mais quand j’ai commencé à grandir et que d’autres plus petits que moi sont nés, je suis devenu le Pauvre Diable, car à chaque fois que je pleurais, demandant encore du lait, du miel, de l’angu de fubá*, ma grand-mère me disait “mais quel pauvre diable es-tu pour manger plus que les autres ?” Je n’étais personne car on ne savait rien de mon père et ma mère n’avait pas voulu de moi. Après avoir accouché, sans même se reposer, quand elle ne saignait plus et qu’elle avait eu la force de monter jusqu’aux Pierres du Pécheur, elle s’était jetée du haut de la montagne pour mettre fin à sa vie, et elle m’a laissé seul au monde et païen. On soupçonnait que le malheur de ma mère ne pouvait être dû qu’à un chagrin d’amour, car on ne lui connaissait pas de péché et seul un cœur blessé à mort pouvait provoquer une telle tristesse, si longue, si inguérissable, un tel renoncement à la vie. Mais ce n’étaient là que des suppositions, car ma mère n’avait jamais rien dit à quiconque, les gens se rappelaient seulement qu’un jour, sans que personne ne comprenne pourquoi, elle s’était réveillée beaucoup plus joyeuse que d’habitude, elle qui normalement était déjà très gaie, ma mère qui brillait comme un soleil noir aussi fort que celui qui éclairait le lever du jour, elle se levait et se couchait le sourire aux lèvres, et pendant plus d’un mois, elle avait fait rire, chanter et danser tout le monde, jusqu’au jour où, de la même façon, brusquement, ma mère est devenue triste et s’est tue à jamais, elle n’a plus prononcé un seul mot, elle n’a plus jamais répondu à aucune question, elle est devenue sourde, muette et triste, tandis que je grandissais tout doucement dans son ventre, sans me douter de rien. On a parlé de sortilège, de dérangement, de sorcellerie, d’abattement, de mauvais œil jeté par jalousie, on a récité les prières les plus fortes, qui n’ont rien changé, et on a su qu’il s’agissait d’un chagrin d’amour sans remède quand son ventre a commencé à enfler. Tous les gens du village étaient sûrs d’une chose : celui qui avait mis sa semence dans le ventre de ma mère n’était pas du village, car aucun des hommes de la Gorge des Créoles n’aurait caché la fierté d’avoir possédé et engrossé cette beauté et en plus, aucun homme de là-bas n’aurait pu faire un enfant comme ça presque blanc, avec ces yeux à moi couleur de l’eau d’un ruisseau dans l’ombre. Mais cela ne se voyait pas encore quand je suis né, le silence et la mort de ma mère ont nourri ce mystère jusqu’à ce que je grandisse un peu, ma couleur a commencé à se révéler, et alors les gens ont compris ce qu’ils n’avaient pas pu savoir avant : son bonheur et ensuite son désespoir, ma naissance et le saut du haut de la montagne, tout avait été la faute d’un homme blanc qui était passé par là, par surprise, à l’époque de cette joie passagère de ma mère. Mais à qui revenait la faute, au prêtre ou au chasseur de plantes qui était venu avec lui ? Au prêtre ? Mais comment était-ce possible puisqu’un prêtre ne peut pas désirer une femme et que celui-là avait passé tout son temps sous les yeux du peuple, à célébrer des baptêmes, des mariages, à administrer la confession, à égrener son chapelet et célébrer la messe ? À l’autre ? Mais puisqu’il partait chaque jour dans les buissons avant l’aube, avec Jean Jeromo ou Donana Véia, à la recherche de tout ce qui était feuille, racine, fruit et écorce de pied de plante qui puisse servir de médicament, puisqu’il ne revenait qu’à la nuit tombée, se lavait dans l’eau du ruisseau, mangeait ce qu’on lui donnait, les yeux presque fermés, et se livrait au sommeil dans le hamac sans plus parler à personne, car personne ne comprenait rien à ce qu’il disait ?
On m’a raconté cette histoire quand j’ai grandi et que j’ai eu le courage de poser la question et d’entendre la réponse, car de moi-même, je ne pouvais rien savoir. Quand j’étais petit, je ne savais pas que ma vie était triste, je n’en imaginais pas d’autre et par conséquent je ne pouvais pas comprendre mon malheur. Car le malheur, c’est comme ça, si on n’en parle pas et si on ne sait pas qu’il est là, il n’existe presque pas, et même après en avoir parlé il faut encore du temps, tout raconter plusieurs fois, pour pouvoir découvrir la façon de se sentir malheureux.
J’ai trouvé mon histoire triste, celle qu’on m’a racontée, et après avoir entendu les choses que l’Indien m’a révélées, je me suis creusé la tête pour trouver une autre façon de raconter ma vie, celle qui était derrière moi et celle qui restait à venir, et c’est comme ça que j’ai inventé que ce père que je ne connaissais pas, qui venait d’ailleurs et qui m’avait donné une peau de métis, me rendait différent de tous les gens de la Gorge, qui n’appartenaient qu’à la Gorge et y avaient une racine profonde, impossible à arracher. Moi non, moi j’étais de la Gorge, mais aussi de n’importe quel autre endroit où mon père pouvait se trouver, ma peau était un mélange de couleurs, et quand je serais grand et que j’aurais déjà appris tout ce qu’il y a à savoir, j’irais gagner le monde, car le monde entier serait à moi et ma couleur, ma liberté. En attendant ce moment, je prenais la vie en riant.
Irène reçoit le rire de cet homme encore enfant et rit aussi, et observe ces manières d’innocent chez un homme aussi grand.
L’homme regarde la femme d’un regard interrogateur, sourit comme intimidé, baisse un peu la tête, la regarde à nouveau du coin de l’œil, comme quelqu’un qui a un désir sans oser le formuler. Elle comprend, elle prétend connaître cette façon que les hommes ont de vouloir coucher et de faire ce qu’on peut faire au lit, et elle dit : “Si tu veux jouer, tu peux venir, car aujourd’hui j’en ai encore le courage.” Non, elle n’a pas compris, d’ailleurs… comment cette pauvre femme à qui on ne fait qu’acheter le corps, peut-elle savoir que maintenant il veut qu’elle lui lise un livre ? “Dis-moi, homme, ce que tu veux, arrête de faire la bête, dis-moi !” Il bégaye, mais parle.
La femme regarde, étonnée, l’homme et la boîte qu’il vient d’ouvrir. Mais je ne sais pas lire comme il faut, je ne lis presque jamais rien depuis que j’ai quitté l’école, il y a très longtemps, je ne suis même pas sûre d’en être capable, mais si ça ne te dérange pas que je lise en trébuchant, je peux essayer, quel livre tu veux ? celui-ci ? mais je ne vais lire qu’un petit peu, je commence à avoir sommeil…
Rosálio prend le gros livre, la couverture encore rouge avec des traces de lettres d’or, l’ouvre à la première page qui n’a pas de lettres, que des images, non, je n’ai pas besoin que tu me lises cette histoire maintenant car je la connais par cœur, l’Indien me l’a souvent racontée, car je la lui demandais, et lui disait aussi que cette histoire était la sienne, son livre préféré.
C’est l’histoire d’un chevalier, Don Quichotte de la Manche, qui parcourait le monde pour combattre l’injustice, les dragons qui existaient encore, les géants enchantés qui ressemblaient à des moulins à vent, un colonel qui se déplaçait avec sept cents gorilles qui répandaient le malheur parmi les innocents, qui se rendaient sans se défendre car la bande de gorilles embrouillait tout le monde, en prenant l’aspect d’un troupeau de brebis qu’on aurait cru en train de paître tranquillement – et beaucoup d’autres dangers. Seul Don Quichotte était capable de voir ce qui se cachait derrière les apparences de chaque chose visible, car il savait beaucoup, il passait sa vie à lire, il connaissait presque tout ce qui peut exister sur la terre, tout ce qui peut tromper celui qui n’est pas très avisé, il voyait un géant caché sous la forme d’un moulin, il voyait qu’un troquet sur le bord d’une route était en réalité un château et que la femme qu’il avait devant lui, très moche et mal élevée, connue sous le nom d’Aldonza, cachait en elle une dame, très bonne, pure et belle, Dulcinée du Toboso, les autres chevaliers la méprisaient parce qu’ils ne la voyaient pas, mais lui la voyait et l’aimait de tout son cœur et, pour elle, il combattait toutes sortes d’ennemis qui couraient le monde en répandant le mal. Il a connu beaucoup d’aventures et moi, juste à regarder les images de ce livre, je me les rappelle toutes, comme si j’étais en train de les lire. Regarde bien Don Quichotte, celui-ci, tout bardé de cuir comme les vachers que j’ai vus quand je suis allé dans le sertão, regarde comme il était maigre, parce qu’il mangeait très peu, car tout l’argent qu’il avait, il l’épargnait pour s’acheter des livres et lire toutes les histoires, afin de découvrir ce que, dans ce monde, l’œil nu ne peut pas voir. Maintenant, tu vois celui-là qui arrive sur une jument ?, un fou qui ne faisait que manger, il savait lire mais ne lisait pas, il était tellement pansu qu’on l’appelait Sancho Pança, et il se joignait aux autres pour dire que Don Quichotte, à force de lire tant d’histoires merveilleuses, était en train de devenir fou, était une triste figure, voyait ce qui n’existait pas, tout était vision et folie, quand la vérité de l’histoire c’est que c’étaient eux les aveugles.
Si tu veux, un jour, je te raconterai une à une toutes ces aventures, mais j’aimerais que tu me lises un autre livre, qui est aussi dans cette boîte et qui raconte beaucoup d’histoires que je ne connais, par contre, que très vaguement car l’Indien n’a pas eu le temps de me les raconter dans le détail, il était déjà très malade, faible, aveugle et oublieux.
C’est l’histoire d’une princesse qui s’appelle Shéhérazade, mariée à un Sultan, un homme plein de rancœur qui jusqu’à la fin de ses jours voulait se venger de la femme qui lui avait planté des cornes. Alors, il faisait venir chacune des jeunes filles du royaume, il se mariait avec elle, l’emmenait dans sa chambre, profitait de la pauvre fille, puis il ordonnait qu’elle soit tuée avant le lever du jour, pour qu’elle ne puisse pas coucher avec un autre homme.
Un jour, le tour de la princesse Shéhérazade arriva ; mais elle était intelligente, elle connaissait beaucoup d’histoires qu’elle avait lues dans les livres et elle avait bien élaboré son plan. En plein milieu de leurs ébats, elle commença à rire de bon cœur, le Sultan s’arrêta net et voulut savoir pourquoi il la faisait rire, alors elle lui expliqua qu’elle ne riait pas de lui, non, elle riait d’une histoire coquine dont elle s’était souvenue et le Sultan, intrigué, alors lui demanda de la lui conter. Et l’histoire était tellement bonne, si pleine de rebondissements, que le Sultan en était ravi, elle l’avait tenu en haleine jusqu’au lever du jour, et l’histoire ne finissait pas là. Le Sultan brûlait de curiosité de connaître la suite, mais la princesse, maligne, lui dit que l’histoire était loin d’être finie, mais qu’elle était fatiguée, qu’elle était morte de sommeil et que seule la nuit suivante elle pourrait continuer. Pendant mille nuits elle mena le roi par le bout du nez, uniquement par la force des mots, échappant ainsi à une mort certaine.
Irène a déjà entendu parler de la princesse Shéhérazade, elle aussi est curieuse, mais elle est fatiguée, il est tard, alors elle promet de commencer la lecture du livre demain, mais il faut étudier pour bien lire, sans trébucher, sans sauter de lettre ni se tromper, qu’il lui laisse le livre. Elle voit que l’homme hésite, il la regarde, regarde le livre, serre le livre contre sa poitrine, mais il finit par se décider et le met entre les mains d’Irène. La femme cache le livre sous son coussin, ferme les yeux et s’endort.
Rosálio sort sans faire de bruit, il emporte la boîte à histoires qui maintenant est un peu plus légère et il jette un regard vibrant, peut-être à moitié de regret, sur le lit où le livre va rester, il songe à le récupérer, mais il serait désolé de réveiller la femme malade et faible qui veut lui apprendre à lire, il porte un long regard sur le carnet de la femme, plein de désir pour les lettres noires que le carnet renferme et que lui, Rosálio, commence déjà à dévoiler.