« Ils nous ont traités comme des soldats d’une armée ennemie, sauf que nous étions désarmés et que nous ne nous savions pas en guerre. »
Juillet 2001. Comme les dizaines de milliers de manifestants qui ont convergé vers Gênes à l’occasion d’une réunion du G8, Caterina Ramat, jeune journaliste venue couvrir l’événement, subit le déchaînement d’une violence policière d’une ampleur inédite en Europe occidentale. Marquée pour toujours elle tente de percer un mystère encore non élucidé à ce jour : l’existence d’une deuxième victime de ce sommet des puissants qui n’a provoqué officiellement qu’un seul mort. S’insinuant avec élégance dans les cœurs comme dans la trame des intrigues politico-policières, le narrateur nous restitue un moment essentiel de notre histoire récente, celui où une partie de la jeunesse a perdu confiance dans la démocratie européenne.
Stefano Tassinari réussit ici avec maestria la fusion de la contre-enquête et du roman d’apprentissage.
1
La jeune fille aimerait arrêter le train chaque fois que l’obscurité des tunnels cède un instant la place au mouvement rapide de la mer. Des fractions de secondes entre Riomaggiore, Manarola, Corniglia, Vernazza, Monterosso, puis Levanto, Bonassola, Framura, toujours plus à l’ouest, jusqu’à Sestri Levante, qui marque la limite avec cette présence agitée. Elle songe à Novecento, aux passions de Bernardo Bertolucci, à la stupeur des paysans debout au bord de la mer, enfin libres de s’éprendre des vagues. Un siècle plus tard, les mêmes drapeaux rouges et Gênes qui attend. Les couleurs se mêlent aux regards, en quête d’une arrivée indéfiniment prolongée et aussi incertaine que le retour qui viendra clore trois jours de manifestations et de promesses. Une nouvelle saison est peut-être en train de s’amorcer. Un arrêt, un autre encore, après tous ceux qui ont cent fois brisé la nuit et déchiqueté ce voyage vers un monde terré derrière ses barricades. Un monde étranger, en uniforme même les jours fériés, siégeant du côté du pouvoir et pourtant réduit à déménager soir après soir, comme un vulgaire clandestin.
Malgré la chaleur de plus en plus suffocante, certains dorment encore dans le compartiment, et dans le couloir quatre ou cinq personnes chantent à voix basse, en essayant de retrouver le fil d’une mémoire désormais lointaine. La fille est toujours immobile, le front contre la vitre, le regard fixé sur un néant de destins d’ennui et de richesse. Là-bas, derrière la colline, on devine à peine Portofino avec ses histoires venimeuses de pages et de comtesses, et d’argent qui passe de main en main en fonction des crimes et des châtiments.
Il est huit heures du matin en ce mois de juillet sans vacances, tout au moins pour ceux qui, d’après la presse, ne cessent de poursuivre les ministres et les présidents d’un bout à l’autre d’un monde en agonie. Prise d’une idée subite, la fille se lève, sort un magnétophone de son sac, l’essaie plusieurs fois, retire puis remet les piles, démonte et remonte son propre courage d’envoyée si peu spéciale.
“Fais-le pour ceux qui resteront chez eux”, lui avait-on dit à Bologne avant son départ. “En espérant que cela les pousse à descendre dans la rue”, avait ajouté Paolo, les sourcils levés, à la fois confiant et sceptique. Les sollicita- tions de ses amis suffisaient-elles à justifier les risques ? En tout cas il y avait eu cette sorte d’investiture, la première mission de sa vie, à accomplir toute seule. Comme ils étaient peu nombreux dans cette radio privée, quelqu’un devait bien rester sur place pour diffuser les émissions, ouvrir et fermer le studio, ratisser quelques spots de plus. Finalement, c’était tombé sur elle, la plus jeune, la plus inexpérimentée…
Elle n’avait pas eu le courage de décider sur-le-champ et avait demandé un peu de temps pour réfléchir, régler le problème avec ses parents auxquels elle ne pouvait pas dire la vérité (même si, par chance, ils habitaient loin), sans compter cet examen qu’elle devait soutenir à la fin du mois avec des camarades de fac qui n’auraient jamais accepté le moindre retard dans leurs études. Mais elle n’était pas dupe, ce qu’elle redoutait le plus c’était de se retrouver dans un chaos bien au-dessus de ses forces et de mettre sa vie en danger car on ne déplace pas dix-huit mille flics sans raison. Elle avait obtenu quelques garanties : l’adresse d’“un camarade peu surveillé” chez qui se réfugier en cas de nécessité, une carte de presse en règle qu’elle avait eu du mal à obtenir, le téléphone de deux avocats et une somme d’argent suffisante pour la dépanner en cas d’urgence. Finalement elle avait accepté, laissant son enthousiasme primer sur ses craintes et mettant de côté toute idée de prudence.
Elle se remet à regarder la mer qui semble submerger ses pensées et remplir les espaces vides qui séparent les incertitudes des convictions, pour ensuite s’insinuer au plus profond de sa nature de jeune fille, avec ses vingt- cinq ans de conflits refoulés et d’ébauches d’harmonie.
Le train s’ébranle enfin, salué par des applaudisse- ments ironiques. La mer disparaît encore, effacée par les longues bandes de peinture blanche à l’intérieur des tunnels. La ville commence à montrer des signes, comme un ailleurs abandonné à lui-même, qu’il faudra libérer mètre par mètre, esprit par esprit, pour remporter le sens du futur. Dans le noir, elle revoit les images télévisées de Seattle, Prague, Nice, Göteborg et de tous ces lieux de l’incompréhension, du dialogue impossible entre masses et massues, chants et marchands, formes et uniformes. Tout en espérant que ces images appartiennent à un passé révolu, elle sait très bien que le désir ne suffit pas à faire naître un amour. S’il en était ainsi, on ne serait pas obligé de réfréner ses émotions, ni de vivre de phrases inachevées dont on répand partout les fragments.
Soudain, elle sent l’odeur âcre des freins, accumulée par des décennies de passages dans le corps de la montagne : des millions de personnes dont il ne restera plus aucun souvenir, aiguillées vers le début ou la fin d’existences uniques autant que sérielles. Toute la diffé- rence est là, se souvient-elle. S’investir dans sa vie ou marcher à côté. Ils savent tous quel est leur camp, ou bien ils s’en convainquent en essayant de donner une âme à cette journée et à cette cité, qu’on bâtit sur mesure dans l’intention de laisser une trace.
Recco, puis Bogliasco avec ses villas fleuries et ses jardins surplombant les falaises sont maintenant loin derrière. La gare de Quarto approche, dernier arrêt auto- risé pour ce convoi fantôme qui progresse alors que tout le reste est immobile, bloqué par les interdictions de transit et d’accès à une ville censée être libre mais qui ne l’est pas.
Quelqu’un cite Garibaldi et ses mille soldats en chemise rouge. La comparaison est en effet possible, surtout si ces plaisanteries détendent un peu l’atmosphère et de couvrir le bruit des hélicoptères au loin. Ainsi, Cate- rina Ramat, étudiante en lettres, vénitienne d’origine et bolognaise par choix, aspirante journaliste sans contrat, grande partisane de l’information militante, entame sa mission d’envoyée spéciale au G8 de Gênes, en enregistrant mentalement les bavardages de ses compagnons de voyage.
Avant de partir, on lui avait suggéré de prendre des notes. On ne sait jamais, tout peut être utile quand on doit improviser de longs directs à la radio. En faisant quelques pas dans le couloir pour se dégourdir les jambes, elle écoute les voyageurs dont elle ressent autant la tension que la joyeuse excitation d’être là.
Une femme est en train d’expliquer à sa fille de dix- huit ans et à une de ses amies comment se comporter au cas où la police utiliserait les gaz lacrymogènes. Ces gaz, les deux gamines ne les ont jamais respirés, et la mère, qui les a connus à des époques différentes, veut éviter qu’elles ne soient prises de panique. Elle remet à chacune un masque blanc à filtre renforcé, une paire de lunettes de piscine à porter bien serrées sur leurs têtes et des citrons à presser autour des yeux. Elles plaisantent, mais elles n’en mènent pas large. En se regardant dans la glace parées de leur nouvel équipement, elles se moquent l’une de l’autre et d’elles-mêmes. Caterina aussi a emporté les mêmes objets dans son sac, elle non plus ne les a jamais utilisés aupara- vant, mais elle préfère ne pas y penser, pas pour l’instant.
Dans le compartiment d’à côté, six garçons consultent le plan de Gênes, en le confrontant avec un article de journal qui reproduit le quadrillage par zones. Ils viennent d’un gros bourg industriel de la plaine émilienne, âpre et brumeux, et pour la première fois se débattent avec des mots comme levant et couchant qu’utilisent en général les gens de mer, habitués à se déplacer au gré des vents. Leurs doigts parcourent le plan de haut en bas, remontent les collines à peine suggérées, décrivent les trajets des cortèges, cherchent des possibilités de fuite. Quatre d’entre eux étaient à Prague où ils ont été longuement séquestrés à bord d’un train avant d’être brutalisés par des policiers extrêmement violents, “plus royalistes que le roi”, affirme l’un d’eux “dévoués aux nouveaux patrons, les mêmes qu’ils auraient autrefois massacrés au nom d’une idéologie opposée”.
- Les États changent, poursuit l’un d’eux, mais les poulets sont les mêmes partout. Finissons-en avec ces bobards sur les bons et les méchants.
Les autres acquiescent, sans être forcément convaincus, mais pour l’heure personne n’a envie d’entamer une discussion sur le sujet.
Passe un couple deux fois plus âgé qu’eux mais doté d’une bonne expérience pratique. Certains n’abandon- nent jamais, réfléchit Catherine, même devant les défaites, l’indifférence, les retours de bâton, l’effort immense de devoir toujours tout recommencer. À leur place, en ferait- elle autant, ou finirait-elle par mettre entre parenthèses une période imprudente de sa propre vie, qui sait ? En tout cas, ces gens capables de donner l’exemple sont admi- rables, même si un certain monde, héritier d’une gauche bien pensante, les traite de ringards verbeux, hors du temps. Cette dernière image provoque en elle un senti- ment d’agacement. Elle se sent solidaire, en colère, pour tout ce qui l’a poussée là, à se demander le pourquoi du comment et à enjamber les années en si peu de jours.
Le couple s’arrête, prêt à donner quelques conseils sans avoir l’air trop vieux jeu. Ils recommandent surtout de se méfier des infiltrés et de se déplacer toujours en groupe en évitant les rues étroites et secondaires. Les jeunes acquiescent, nullement agacés par cette incursion de sagesse face à leur propre impétuosité. D’ailleurs, constate Caterina, un lien existe déjà entre eux, une sorte de complicité qui estompe les différences générationnelles. Ne serait-ce pas cela la nouveauté par rapport à tous les mouvements du passé ?
Le train a fini sa course et commence à se vider avec une lenteur insolite. Tout le monde est encore à moitié endormi ou bien personne n’est pressé d’entamer une journée pleine de tensions. La place de la gare se pare peu à peu de couleurs estivales. Et les pensées de Caterina se portent vite vers d’autres couleurs tout aussi vives, mais hostiles, qui dans les prochaines heures envahiront les yeux et les esprits : le jaune et le rouge des zones arbitraires qui instaurent des frontières antinaturelles, le bleu de l’arro- gance bien à l’abri derrière des grilles transparentes. Autour d’elle le rouge domine, ce qui paraît une absurdité chromatique : une zone rouge contre une autre zone rouge, et, au milieu, une ville déjà fatiguée. Fatiguée de ressembler à un grand ghetto, avec les yeux incrédules du monde fixés sur ses rues et ses places. Fatiguée de s’ouvrir et de se fermer sur commande pour qu’on franchisse des barrières imposées, un laissez-passer à la main et l’angoisse sur la peau, alors que l’air sent déjà la flamme oxhydrique et le souffle de l’impatience.
- Ça me rappelle Varsovie, lance un homme sur la soixantaine qui s’est arrêté à côté de Caterina. Mais ici, dans quelques jours, les Génois circuleront à nouveau.
La ville est presque déserte, la plupart des magasins sont fermés. Le bruit le plus fort est celui des hélicoptères au-dessus de leurs têtes.
- Le terrorisme médiatique a encore frappé, observe un jeune homme portant un paquet de journaux sous le bras. Même si personne n’a avalé l’histoire du sang conta- miné tombé du ciel, ou celle des missiles du djihad braqués contre La Lanterne*, à force on devient paranoïaque. Remercions la presse et les journaux télévisés.
En effet, l’atmosphère est loin d’être des plus sereines, et en se dirigeant vers la “citadelle” on a l’impression de devoir esquiver de métaphoriques traquenards camouflés sous les pavés. On avance en regardant derrière soi, même si, pour calmer la nervosité, on se sourit, on plaisante sur le fait que certains habitants se sont impliqués en étalant leurs sous-vêtements et leurs draps aux fenêtres, en viola- tion de l’arrêté sur la décoration de la ville. “Les consciences suspendues aux balcons”, a titré un hebdoma- daire, définissant ainsi cette bizarre révolte des dessous. Les consciences doivent s’ouvrir, médite Caterina qui a déjà décidé comment elle allait organiser son premier repor- tage. De toute façon, elle aura largement le temps d’écrire quelques lignes avant cinq heures. La piazza Sarzano est encore loin, même si personne ne sait exactement où elle se trouve. C’est de là que partira la manifestation interna- tionale des migrants, premier acte du nouvel éveil.
- Peut-être que Manu Chao sera là, dit une fille un peu plus loin devant.
- Espérons-le, murmure Caterina, ce serait vraiment un bon début.