Publication : 10/05/2007
Pages : 324
Grand Format
ISBN : 978-2-86424-616-9

Nerofumo

Clara MICCINELLI • Carlo ANIMATO •

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21 €
Titre original : Nerofumo
Langue originale : Italien
Traduit par : Catherine Siné et Anaïs Bokobza

En 1618 à Malaga, l’inquisiteur Juan de Mariana rencontre un étrange Péruvien assis sur la tombe de Blas Valera, le jésuite métis poursuivi par la vindicte de l’inflexible Aquaviva, général de la Compagnie de Jésus. Au même moment à Rome le successeur reçoit « une lettre de l’enfer » écrite par Valera, mort depuis vingt ans…
Tout document relatif à Valera a disparu des archives de la Compagnie de Jésus. L’inquisiteur et son étrange compagnon vont chercher à connaître la vérité. Quels secrets détenait Valera ? Ils se trouvent confrontés à un double mystère : celui de la disparition organisée des écrits et témoignages de Valera, et celui de sa lutte pour faire connaître la vérité de la Légende Noire de la conquête de l’Empire des Incas dont il a été victime en tant que métis.
Roman policier historique, ce texte est en réalité un « docufiction » né de la découverte par Clara Minccinelli en 1998, au hasard d’un héritage familial, d’une série de documents inédits sur la conquête du Pérou.


  • «  De fil en aiguille, ce sont toutes les horreurs accompagnant la colonisation des Indes occidentales, c’est l’épopée néfaste des conquistatores et ce sont aussi les actes épouvantables des missionnaires et la tragique destinée du père Valera que dépeint l’étrange messager qui est venu à Naples. »

    « Ce roman transforme l’histoire en un pandémonium effroyable, dépassant tout ce qu’on pourrait imaginer. […] l’ouvrage […] porte […] un regard troublant sur la destruction des civilisations indiennes. »
    Gérard-Georges Lemaire
    L’HUMANITE

 

Précision

La narration des faits, y compris les scènes atroces, cruelles et lubriques, est la dramatisation des chroniques de l’époque : documents publiés et inédits des XVIe et XVIIe siècles, écrits autographes de Blas Valera et d’autres missionnaires, jusqu’à l’ouvrage Nueva Corónica signée de Guaman Poma. De ce fait, par certains aspects, notre travail pourrait être qualifié de « docu-fiction ».
Aux endroits où la fresque de ces événements s’est avérée détériorée ou détruite, nous avons comblé les lacunes, en retouchant ses traits pâlis. Les historiens de métier ne nous en voudront pas.
A notre avis, l’exceptionnelle aventure humaine rapportée ici revendiquait une reconstitution avec des lignes anciennes et des couleurs modernes. Un « polar historique » pour lequel nous ne nous sommes pas tant adressés à la Philosophie de l’Histoire qu’à la Psychologie de l’Histoire. Seule celle-ci, pensons-nous, permet de faire revivre des états d’âme et des émotions irrémédiablement engloutis par la fuite du temps.

« Chacun voit ce que tu parais,
peu sentent ce que tu es. »

Nicolas Machiavel

« Qui est l’homme ? Et combien vaut-il ?
Que sont le bien et le mal qu’il peut faire ? »

Siracide 18,8

 

Prologue
Une lettre de l’enfer

 

Dans la touffeur du mois d’août romain de 1618, un moustique entra dans la Compagnie de Jésus. Assoiffé de sang, il dessina en l’air de vertigineuses arabesques. Puis fondit en piqué sur la quatrième fenêtre de l’austère palazzo des Jésuites. Et il se retrouva dans le bureau de Francesco Sacchini, secrétaire du père général Mutius Vitelleschi.
Accablé par l’impitoyable canicule, l’homme assis à son bureau expédiait le courrier quotidien. Il tamponnait avec un mouchoir son front trempé et ses épais sourcils poisseux, agitant frénétiquement sous son nez en patate un petit éventail de soie à fleurs bleues. Mais rien ne parvenait à mouvoir l’air brûlant sous lequel la cité papale asphyxiait.
Le père Sacchini repensa avec une nostalgie résignée à Paciano, son village frais et ventilé sur les bords d’un lac ombrien. Et une risée de brise lacustre se détacha de ses souvenirs d’enfance pour caresser sa nuque moite ébouriffée.
Tout à coup, il fut dérangé par un bourdonnement agaçant. Il tenta de chasser l’insecte : d’abord avec les mains, puis son mouchoir en lin. Des gouttes de sueur coulaient de ses tempes, tachant les papiers entassés sur le bureau.
C’étaient des lettres adressées à la maison mère de Rome par des missionnaires de Loyola dispersés sur tous les continents. Des requêtes, des informations, des lamentations et des dénonciations, qu’il classait, fichait, filtrait et soumettait au Général pour les réponses.
Il aimait s’occuper de la correspondance. Précis et minutieux, il éprouvait une curiosité passionnée tant pour le monde que pour les hommes. La lecture de ces écrits l’entraînait hors de la pièce. Chaque expéditeur, semblable au tourbillon d’un fleuve, l’enveloppait et le transportait en de lointaines localités. Sensation très agréable. Pour lui qui, depuis son enfance, aurait voulu voyager et connaître le monde, maintenant, à cinquante ans, cette tâche animait une vie sédentaire, tranquille, et tout compte fait un peu monotone.
Sacchini avait une manie inoffensive et bizarre : sa collection de pierres. De la grave améthyste pleine d’onction sacerdotale au chrysobéryl vert asperge, et du brillant œil-de-chat à la diaphane aigue-marine. Il en exposait bon nombre en file indienne sur le bureau et les utilisait comme des symboles délicats, minuscules et bigarrés qu’il déposait sur chaque lettre suivant son contenu et sa provenance. Une sorte de memorandum prélevé sur mère nature, somme toute, qui lui réjouissait l’œil et l’esprit tout en égayant son travail.
Il considérait sa collection comme une symphonie céleste, capable de procurer à ses pupilles des sensations analogues à celles déversées dans l’oreille par la musique.

– Vraiment, il fait trop chaud aujourd’hui. Difficile de se concentrer, mais je ne puis remettre à plus tard, soupira-t-il, cherchant à attraper au vol le moustique opiniâtre.
Sans grande envie, il commença à ouvrir les derniers plis arrivés. Il parcourait rapidement chaque texte, notant la date et le lieu, l’expéditeur et l’objet. Dans certains cas, il soulignait quelques phrases ; dans d’autres, il mettait des commentaires et des notes, afin d’alléger le travail du Général et de réduire au minimum les pertes de temps.
Pour être objectif, bien qu’habitué, le père Francesco se trouvait face à une rhétorique ecclésiastique où chaque mouvement et pause étaient prévus, en une théorie de périodes toutes construites sur un unique modèle. Et même s’il refusait de se l’avouer, il parvenait à dégeler cette langue si froide et si peu originale en l’accordant à l’énergie émanant de ses joyaux.
– Voyons donc, bougonna-t-il alors, tout en jetant un coup d’œil aux écrits et un autre à son bataillon de pierres. Que veut le monde aujourd’hui ? De Chine, des missionnaires versés en mathématique attendent des livres techniques et des instruments astronomiques.
C’était la seule façon de se faire accepter par ce peuple fanatique de sciences. Et il posa sur le papier le péridot jaune-vert, pour connoter la couleur de peau des Chinois.
– D’Allemagne, de jeunes frères demandent à être envoyés au Mexique et au Pérou. Affaire délicate, vu que Madrid déteste ces Nordiques, nés sur la terre des hérésies. Comment faire, étant donné qu’ils font l’objet d’une telle suspicion préconçue que l’accès aux colonies d’outremer leur est barré ?
Il marqua l’embarrassante requête d’une pierre fossile, presque jaune de bile.
– D’Angleterre, les pieuses dames de Mrs Ward exigent leur affiliation spirituelle à la Compagnie : fichtre, il ne nous manquait plus que des jésuitesses…
Et il mit comme sceau sur la pétition féminine la mante de Sainte Vierge du saphir.
– Absurde, ce qui se passe en Ethiopie ! s’exclama-t-il stupéfait.
Et il retira de sa petite armée lapidaire un œil-de-chat strié de spires concentriques grisâtres.
– L’éclectique père Paez, découvreur des sources du Nil Bleu, est arrivé à convertir le négus Socinios. Excellente chose. Mais à présent, ce puissant souverain, revendiquant la descendance du roi Salomon (dont l’activité érotique se satisfit avec des milliers de femmes), refuse la monogamie catholique et réclame une dérogation papale pour ne pas démanteler son harem.
Il saisit la dernière missive du jour. Elle provenait de la fougueuse Espagne.
– Inouï ! Un extravagant exilé rend hommage au Général, en langue latine, lui parlant d’herbes, de faucons, de tours en bois, de lions et d’agneaux. Pure folie…
Mais là, le choix de la pierre se bloqua. Le père Sacchini ne parvint pas à en trouver une qui s’adaptât au contenu énigmatique de la lettre qu’il avait entre les mains, et encore moins au mystérieux expéditeur, BV.

Il resta plume en l’air. Il pressa son nez contre la paume de sa main droite et souffla fort, comme s’il voulait chasser son anxiété. Il battit des paupières et quelques rides entaillèrent les coins de ses yeux. Il faisait toujours ainsi lorsque préoccupation et perplexité l’assaillaient. Il soupçonna un message en code. Pourtant, à ce qu’il en savait, aucun cryptage jésuitique ne faisait usage de cette symbolique farfelue. Il relut plusieurs fois. Il étudia le pseudonyme, « Exsul Immeritus« , employé pour dissimuler l’identité, il vérifia la graphie. Elle ne lui parut pas inconnue. L’endroit, Alcalá de Henares, aurait-il dû lui suggérer quelque chose ?
Il mit le feuillet à contre-jour, puis il le fit courir sur la flamme de la bougie. Non. Aucune phrase cachée sous de l’encre sympathique. Il passa le doigt sur l’encre, en palpant la consistance entre le pouce et l’index. De la suie, opina-t-il, en frottant le bout de ses doigts tachés de gras noir.
Il avait déjà vu quelque chose de similaire par le passé. En qualité d’historien de l’Ordre, cette écriture, cette encre, certains de ces mystérieux concepts lui étaient déjà passés par les mains. Oui, mais quand ? Et pourquoi dans son cerveau, le tiroir contenant la réponse ne s’ouvrait-il pas ? L’année précédente, se souvint-il, Vitelleschi avait brûlé des manuscrits compromettants et dangereux. Eliminant la memoria delictorum. Peut-être ce à quoi pensait Sacchini était-il parti en fumée ?
Il avait pourtant une mémoire d’éléphant. Même les inepties qui transitaient par ses pupilles s’imprimaient à l’intérieur. Indélébiles. Il débitait des échanges entiers de courriers ; il recensait faits et dates, dispositions et réponses. De plus, il connaissait les archives de la Compagnie comme sa poche. Et lorsqu’il demeurait indécis – chose rare – il savait toujours dans quel dossier mettre le nez. Voilà pourquoi ce trou de mémoire l’irritait tellement.
Il baissa les paupières, serra les mâchoires, resta longuement silencieux. Il se gratta le poignet. Puis il entendit un bourdonnement dans sa tête, un sifflement de plus en plus fort, et il se frappa violemment le front. Le mécanisme enrayé de sa mémoire se remit en branle. Mais la réponse saisie par son cerveau ne lui plut pas. Elle ne pouvait être vraie. En quelques secondes, le doute vira à l’angoisse.
– Comment est-ce possible ? Notre patrie est assurément là-haut ; mais tant que nous vivons sur terre, notre royaume est encore ici-bas, en ce monde. D’accord, mais là… dit-il inquiet en se tordant les mains. Là… la suie, les termes ambigus et l’expéditeur ! Un cadavre ? Sont-ce des messages par lesquels toi, Satan, tu veux faire sentir ta présence impudente ?
Il flanqua sa chaise par terre et d’un pas rapide, avec la mystérieuse lettre dans les mains, il traversa quelques pièces. Il descendit à l’étage en dessous par le petit escalier en colimaçon et arriva aux archives de l’Ordre.

La salle, très vaste et au plafond bas, était plongée dans l’obscurité et le silence. On n’y voyait goutte, mais le père Francesco la traversa en entier sans rien heurter. Jusqu’au fond. Il ouvrit à la volée les battants de bois de la fenêtre et le soleil inonda la pièce.
Dérangée par cette soudaine clarté, une araignée archiviste inquiète grimpa le long de son fil. Elle gagna sa toile bâtie dans un coin de la voûte et, de cette position plus élevée et plus sûre, elle surveilla les mouvements fébriles du nouveau venu.
L’intrus tira un tabouret au pied d’un des rayonnages. Il y monta agilement et passa en revue des volumes parcheminés. Il en prit un plat : le livre des nécrologies. Il feuilleta frénétiquement les feuillets manuscrits, parcourut du doigt la page qu’il cherchait et… Il trouva ! Il regarda à nouveau la lettre, vérifia à nouveau la fiche. Et devint encore plus nerveux.
– Ah non, sûrement pas. Par ma foi, depuis que je suis ici, les morts ne reviennent pas, et ils écrivent encore moins, s’exclama-t-il en colère contre l’auteur anonyme de cette farce.
Les rayonnages demeurèrent muets. L’araignée se tut, approuvant.
– Notre Seigneur est surnaturel, le Diable est surhumain, et cette affaire doit venir du monde souterrain.
Il réfléchit à cet événement aberrant, tandis qu’il lui semblait que la missive prenait des contours spectraux.
– Dieu me garde d’être précipité dans la crypte de jugements exhalant des vapeurs sulfureuses !
Il tamponna de son mouchoir trempé d’autres rigoles salées qui sillonnaient ses joues et, après avoir invoqué à la rescousse l’Éternel et ses Saints, il changea d’argumentation avec un profond soupir.
– Allons donc, Belzébuth ! C’est peut-être un complot de quelque frère espagnol récalcitrant ? Ou les manigances des habituels dominicains ? Ou bien dieu sait qui, après avoir retrouvé cette vieille lettre restée en souffrance, l’aura fait suivre à son destinataire… Non, hypothèses absurdes ! se répondit-il tout seul d’une voix rauque.
Il vérifia encore.
– La date en bas indique 1618. Et l’expéditeur, étant donné les initiales BV, la graphie et l’encre fuligineuse employée, devrait être le père Blas Valera. Mort à Malaga en 1597. Un faux ? Mais l’écriture me semble homogène, spontanée et sans hésitations.
Il s’agita, tout en ruminant la manière de soumettre cette fâcheuse histoire au Général.
Vitelleschi n’avait certes pas le courage du lion. Il tenait pour « dangereuse » toute nouveauté ou menace à l’ordre pacifique des choses.
Le secrétaire interrompit tout à coup le flot de ses interrogations. Il bondit sur le sol et le siège bascula en arrière. Il remonta prestement à l’étage supérieur et fila dans son bureau, fonçant droit vers sa table. Il planta ses petits yeux vifs sur les pierres disposées en procession, sa soutane frottant contre le fauteuil.
– Non, le minéral qui convient à cette lugubre missive ne se trouve pas parmi ceux-ci, gémit-il en réprimant presque un sanglot.
Il se précipita ventre à terre vers une petite armoire encastrée dans un mur, qui contenait un cortège de précieux petits cailloux alignés côte à côte, sur des étagères raffinées en bois de santal.
Le soleil semblait attisé par de furieux tisonniers et dardait une falarique jaune sur l’inestimable collection. Indifférent à l’atmosphère de fonderie, il prit entre le pouce et l’index gauches une sorte de pâte de verre tranchante de couleur noire.
– La voilà, la voilà l’analogie ! s’écria-t-il sur un ton tragique. L’obsidienne, symbole de la vie et de la mort… Noire comme la suie, acérée telle une lame.
Il s’arracha enfin à cet état d’exaltation et se dirigea – d’une démarche à présent lourde et empruntée – vers les appartements du Général. Il frappa à la porte et s’efforça de retrouver son calme, tentant de dissimuler son inquiétude.

– Révérend général, au courrier du jour, je ne sais comment dire, il est arrivé d’Espagne une lettre incongrue, se lança-t-il avec tout le tact dont il était capable.
Debout de dos à côté de la fenêtre, la frêle silhouette de Vitelleschi épiait deux colombes qui roucoulaient sur le rebord de la fenêtre.
– Incongrue dans quel sens ? demanda-t-il sans se retourner, sur un ton détaché.
– Dans le sens que son auteur est mort à Malaga il y a vingt-et-un ans. Le père Blas…
Sacchini perçut une imperceptible raideur dans le dos de son supérieur. Tout au moins lui sembla-t-il. Mutius Vitelleschi, pourtant, ne se retourna pas et ne manifesta point de frémissement face à ce problème.
– Ce soit être une erreur, commenta le Préposé au bout d’une longue pause, feignant de s’intéresser encore aux volatiles.
– Permettez-moi d’en douter…
– Pourquoi ?
– J’ai vérifié.
– Qu’en déduisez-vous ?
– Quelqu’un peut avoir intérêt à déterrer ce mort, peut-être pour nous en jeter au visage la terre uligineuse souillée de poussière d’ossements ! Si je me souviens bien, votre prédécesseur a eu pas mal d’ennuis à cause de ce frère péruvien…
– En effet, les morts doivent faire les morts et les vivants ne doivent pas s’en mêler, admit le dos du Général, étrangement tranquille.
– Sacro-saintes paroles. M’autorisez-vous à faire quelques recherches ?
Méditant la marche à suivre, Mutius Vitelleschi quitta la fenêtre et revint s’asseoir. En tout cas, il semblait avoir bien pris la chose. Il contemplait fixement l’épais tapis gris et taché à l’endroit où s’était renversé un verre ainsi que la bouteille de liqueur que, par habitude, il gardait contre un pied de son bureau. Mais lorsqu’il leva les yeux sur le secrétaire, il les écarquilla et murmura :
– Tudieu, père Sacchini, vous êtes blessé…
– Que dites-vous, Révérend ? répondit l’autre en pâlissant, regardant l’entaille que l’obsidienne lui avait faite aux doigts.
– Non là, père. Sur le front. Vous avez du sang…
Après avoir fourré dans sa poche le tranchant minéral, Sacchini porta la main à son cuir chevelu. Il tâta l’endroit. Il frotta fort. Et se retrouva avec les mains barbouillées de rouge et le moustique écrasé.
– Allez vous nettoyer et remettez-moi cette curieuse lettre, lui ordonna Vitelleschi.

Le général resta assis. La dépêche ouverte et les coudes posés sur le plateau du bureau en ébène. Son regard était concentré sur l’écriture minuscule qui exhalait une odeur âcre : quelque chose en fermentation, irritant pour les yeux.
Il se retourna pour vérifier que la porte était fermée. Il s’assura qu’il était vraiment seul. Oui, il l’était, mais perdant de son flegme, il dévoila à sa solitude l’état d’agitation et de confusion qui parcourut ses membres.
Mutius Vitelleschi connaissait le secret de la lettre qui lui parvenait à l’improviste. Ah, combien de fois, par le passé, avait-il été forcé de métaboliser ces idées, exprimées dans un latin recherché et dans le jargon tarabiscoté de la métaphore ! Mais il les avait toutes brûlées dans un feu purificateur.
– C’est impossible ! s’exclama-t-il en jetant le presse-papiers sur le courrier, le malmenant presque.
Dans l’esprit du très révérend Mutius, toujours enclin à une médiocre et plate tranquillité, cette missive explosait tel un acte de violence, de tension et d’impertinence. Bref : une fustigation aussi imprévue que brutale.
Tombé là, au milieu de la pièce, de la poche percée du secrétaire, le noir éclat d’obsidienne tournait follement sur lui-même. Et tandis que la cloche de l’église, sourde et terrible, frappait ses battements comptés, le père Mutius lorgnait le portrait de son prédécesseur. Il forma des mots et les lui lança à la figure.
– Merci, Claudio Aquaviva des ducs d’Atri. Voilà l’infernal résultat de ton cynique généralat !