Ici, vous allez trouver un arrière-arrière-grand-père pilleur d’objets incas au XIXe siècle, la mort d’un père aimant qui avait une double vie et leur descendante, une femme curieuse et résolue, aussi provocatrice que jalouse, qui vit une relation polyamoureuse brinquebalante.
Cela commence avec un choc : la narratrice visite le Musée du quai Branly et regarde une pièce où elle croit se voir dans un miroir brisé par les siècles. Cette pièce est un portrait huaco, une statuette de céramique préhispanique représentant un visage indigène. Et la salle d’exposition porte le nom de son aïeul, Charles Wiener. Un explorateur connu pour avoir “ failli ” découvrir Machu Picchu et présenté ses trouvailles dans le cadre de l’Exposition universelle de Paris, comptant entre autres attractions un zoo humain. Et il est à l’origine de la lignée des Wiener péruviens.
Presque 150 ans plus tard, sans autre bagage que ses doutes, son culot et son humour, la narratrice va essayer de retrouver les traces de la bâtardise de sa famille. Les vestiges d’un héritage colonial hantent ce premier roman remarquable sur l’amour, le désir, le sexe, le deuil, la famille et le racisme. Il y a de la rage, de la résistance et de la tendresse dans ces pages, mais aussi la force révélatrice du souvenir et de l’imagination.
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Passionnant par son sujet, brillant dans l’écriture, pas un mot de trop dans ce formidable roman qui pourtant brasse bien des sujets. De l’aïeul « explorateur » pilleur, homme tragiquement de son époque, à la narratrice qui questionne l’amour, la filiation, le métissage, les migrations … tout sonne juste, écrit dans une belle langue. Passionnant !Karine
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Gabriela Wiener mélange habilement le récit autobiographique, explorant des thèmes tels que la sexualité, l'identité, la maternité et la société. Elle nous plonge dans son univers intime. Un premier roman envoûtant !Thomas
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Son récit est multiple et culotté. Elle lie désir et décolonisation, sexe et racisme, histoire coloniale et fables familiales. Un texte subversif, sensuel et percutant!
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Absolument passionnant, énorme coup de cœur : Portrait Huaco de la péruvienne Gabriela Wiener ! Récit de non-fiction d'une femme bisexuelle et polyamoureuse qui questionne son histoire familiale complexe et problématique ; tente de concilier ses convictions et sa vie de femme racisée dans une Europe post-colonialiste. Un texte d'une intelligence inouïe qui questionne l'Histoire, l'identité, mais aussi le désir, la sexualité et le couple, avec humour et une incroyable honnêteté.
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Voici une écrivaine passionnée et lucide qui nous parlera avec humour et talent de son processus personnel de décolonisation. Le style de Gabriela Wiener est frais et explosif, loin de toute convention sociale. Elle nous offre un texte d’une vivacité combative sur les cicatrices collectives et intimes laissées en héritage par la terrible histoire coloniale européenne.Elisa
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Rage, résistance, tendresse. Nous sommes encore toutes chamboulées !
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C'est une identité que cherche la narratrice de ce roman, au gré du métissage, du colonialisme, de son polyamour ponctué d'infidélités; une identité plurielle, multiculturelle. L'écriture, limpide, intègre le lecteur à ses raisonnements, à ses questionnements et à la somme d'expériences d'une modernité implacable.Anne
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Portrait Huaco est une œuvre littéraire hybride et fragmentaire dont les thèmes centraux sont l’identité et la déconstruction des différents systèmes de domination (racisme, colonialisme, genre, sexualité…). Gabriela Wiener nous invite à décentrer notre regard, à questionner nos institutions. C’est un texte engagé nous faisant découvrir l’histoire d’une femme qui est « à la fois la descendante d’un universitaire et un objet archéologique et anthropologique de plus.Morgan
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Un récit aux multiples facettes : autobiographie, roman de filiation, essai sur la colonisation et l'héritage post-colonial, qui se lit comme un roman de fiction. Gabriela Wiener écrit sans filtre ses doutes et inquiétudes, ses certitudes et espérances. Un plaisir de lecture.
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Colonisation et restitution de biens culturels, sexe, amour, racisme et immigration, une telle abondance de thèmes fait-elle un bon premier roman? Très bon même car l'autrice aborde sa propre condition de Péruvienne en Europe et d'Indienne au Pérou, en même temps que celle de son ancêtre, juif d'Europe Centrale arrivé en France sans le sou et qui finira chargé par le gouvernement français de "trouver" des antiquités incas. Personnage extra-ordinaire, un peu voleur, un peu hâbleur, un peu raciste...
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Avec une poésie qui lui est propre, elle nous emporte dans un récit intime au cœur de son héritage colonial, son amour polyamoureux, sa famille et le racisme qui l’entoure.
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Quel texte splendide qui croise les questionnements d'une identité morcelée issue du colonialisme. La filiation, les normes de la sexualité et de la famille, tous les sujets s'entrelacent dans une narration énergique et forte.Ophélie
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Gros coup de cœur Tulitu de la rentrée ! A travers les liens qu'elle tisse entre sa propre généalogie et l'histoire de la colonisation et ses conséquences, l'autrice dresse un portrait fragmentée, intime et actuel d'elle-même.Manon, Elise et Arianne
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La narratrice ne cache rien de ses sentiments mêlés, de ses doutes, de sa rage face à la violence dont elle hérite au sein de son propre corps. Fragile et puissante à la fois, elle tente de s'extraire d'un passé colonial douloureux, et d'une lignée paternelle qui a fait la part (trop) belle à l'Européen venu et reparti sans savoir qu'il avait fait souche au Pérou. Se reconnaissant dans les masques huacos exposés dans les vitrines des musées, ou s'identifiant à l'enfant indigène exposé dans les zoos humains, Gabriela Wiener nous rappelle avec force ce que fut la conquête des Amériques et le chemin qu'il reste à faire pour décoloniser les esprits.
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On découvre parfois avec stupéfaction d’où l’on vient et comment cela fait échos avec ce que l’on est, quand bien même on se pensait à l’opposé… un aïeul colon, un père à double-vie ne sont pas ce à quoi s’attendait une narratrice assez chaotique dans une relation polyamoureuse qui bat de l’aile, totalement consciente des enjeux variés qui la traversent - identitaires et culturels - et pour autant complètement embourbée. Heureusement elle a le sens de l’humour, une plume et quelques bonnes lectures sous le coude.
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En partant du parcours de son arrière-grand-père, pilleur de trésors incas, Gabriela Wiener retrace avec rage et tendresse l'histoire de sa famille. Ce très beau roman de filiation au style cru et plein d'humour, est aussi un livre sur la difficulté d'être soi et d'aimer les êtres qui nous sont chers.Pierre
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"Au fil des pages et d’une écriture grave et drôle, [Gabriela Wiener] tente de “reconstruire quelque chose grâce aux fragments volés d’une histoire incertaine”. Et elle questionne au passage avec une grande intelligence l’hérédité, l’amour, sa relation à son père et son identité de jeune Péruvienne vivant en Espagne."Pauline Le GallLes Inrockuptibles
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"Gabriela Wiener, d’une voix rageuse et effrontée, entremêle les sujets : la filiation, l’héritage colonial, le refus d’une sexualité normée et le choix d’une famille non conformiste, noyaux durs de cette identité singulière que, par l’acte d’écrire, elle cherche à décoloniser."Alexandra VillonPage des libraires -Librairie La Madeleine
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"Un régal littéraire."Yves QuittéFrance Dimanche
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"Histoire, mémoire, transmission, mais aussi sexualité se mêlent à ce récit passionnant de bout en bout."Sandrine PoissonnierParis Normandie / Le Courrier Picard
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"Mêlant avec brio héritage colonial, racisme, famille, deuil, polyamour, désir, résistance, rage et tendresse, [Gabriela Wiener] est, sans aucun doute, une voix marquante de sa génération." Lire l'article iciLoraine AdamSite Rolling Stone
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Lire l'article iciSite Benzine Magazine
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"Gabriela Wiener écrit un roman qui remue, qui pose des questions surtout celle sur notre humanité, notre humanisme et notre envie de vivre ensemble et de découvrir autrui." Lire la chronique iciBlog Lyvres
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"Par cet (auto) portrait plein d’autodérision, [Gabriela Wiener] propose une réflexion brillante - et remarquablement traduite - sur l’appropriation culturelle, l’imposture et l’identité."Camille ThomineLire Magazine Littéraire
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"[…] Gabriela Wiener n’a pas son pareil pour dynamiter avec humour nos représentations et passer au tamis le post-colonialisme."Anne-Lise RemacleFocus Vif (Belgique)
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"L’écrivaine péruvienne Gabriela Wiener publie en cette rentrée un texte sidérant, Portrait huaco. Une tentative littéraire de décoloniser les musées d’Europe comme son propre corps, oscillant sans cesse, et sans jamais rien résoudre, entre le collectif et l’intime."Ludovic LamantMediapart
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« Un récit familial et postcolonial cru, ironique parfois et souvent désarmant sur l'amour, la famille et le racisme. »Ysaline ParisisImagine demain le monde
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"Un premier livre charnel, intelligent, malicieux et désarmant."Salomé KinerLe Temps (Suisse)
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"Dénonciation violente du racisme colonial européen ou quête douloureuse des identités perdues des peuples amérindiens, le premier romain de l’écrivaine péruvienne résonne depuis les hauteurs du Machu Picchu jusqu’au Champs de Mars, deux scènes paradigmes d’une esbroufe historique exposée au musée du Quai de Branly. Edifiant…"Francisco CruzSite Son du monde
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"Mosaïque de souvenirs, réels ou inventés, et de réflexions très actuelles, Portrait huaco hybride les genres littéraires pour traquer les impensés et faire éclater les cadres anciens. Avec beaucoup d’audace."Sophie JoubertL'Humanité
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"Que l'on puisse être autant rassasié par un roman aussi court témoigne du brio de son autrice et de la densité de sa réflexion." Lire l'article iciThomas MessiasSite Slate
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"Il faut lire ce livre les yeux bien ouverts, ne rien rater, on est parfois décontenancé, et aussi surpris et émerveillé. II m’est arrivé plusieurs fois de me dire "je ne voyais pas les choses ainsi", et, pour cette simple raison, il faut la lire."Colombe SchneckMadame Figaro
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Ecouter le podcast iciFrançoise VergèsPodcast Effractions
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Ecouter le podcast de l'émission iciJordi BatalléRFI - El invitado de RFI
L’imbécillité artificielle du corps s’alliait chez les Péruviens
à l’imbécillité factice de l’âme.
Charles Wiener
Entre parents et enfants, la perplexité semble
être la seule compréhension possible.
Heinrich Böll
La mort même peut vivifier.
L’Arioste
PREMIÈRE PARTIE
Ce qu’il y a de plus étrange à être seule ici, à Paris, dans la salle d’un musée ethnographique, presque sous la tour Eiffel, c’est de penser que toutes ces statuettes qui me ressemblent ont été arrachées au patrimoine culturel de mon pays par un homme dont je porte le nom.
Dans la vitrine, mon propre reflet se mêle aux contours de ces personnages à la peau marron, avec des yeux semblables à de petites blessures brillantes, des nez et des pommettes de bronze aussi polies que les miennes, au point de former une seule composition, hiératique, naturaliste. Un arrière-arrière-grand-père est à peine un vestige dans la vie de quelqu’un, mais pas lorsque cet ancêtre a emporté en Europe rien moins que quatre mille pièces précolombiennes. Et quand son plus grand mérite est de ne pas avoir trouvé Machu Picchu, mais d’avoir été à deux doigts de le faire.
Le Musée du quai Branly est dans le viie arrondissement de Paris, au milieu du quai qui porte le même nom, et c’est un de ces musées européens qui renferment d’importantes collections d’art non occidental en provenance d’Amérique, d’Asie, d’Afrique et d’Océanie. Autrement dit, ce sont de très beaux musées érigés sur des choses très laides. Comme s’il suffisait de peindre les plafonds avec des motifs aborigènes australiens et d’installer plein de palmiers dans les couloirs pour que nous nous sentions un peu chez nous et oubliions que tout ce qui se trouve à cet endroit devrait être à des milliers de kilomètres de là. Moi y compris.
J’ai profité d’un voyage professionnel pour découvrir enfin la collection de Charles Wiener. Chaque fois que je pénètre dans des endroits comme celui-ci, je dois résister au désir de tout réclamer et de demander qu’on me rende tout ça au nom de l’État péruvien. La sensation s’est accentuée dans la salle qui porte mon nom et qui est remplie de figures de céramique anthropomorphes et zoomorphes de différentes cultures préhispaniques, vieilles de plus de mille ans. J’essaye de trouver une proposition de parcours, un document qui situe les différentes pièces dans le temps, mais elles sont exposées sans fil conducteur, isolément, tout juste désignées par des inscriptions vagues ou génériques. Je prends plusieurs photos du mur sur lequel on peut lire “Mission de M. Wiener”, comme lorsque j’ai voyagé en Allemagne et que j’ai vu, avec une satisfaction douteuse, que mon nom de famille se retrouvait un peu partout. Wiener est un de ces noms liés à un lieu, comme Epstein, Aurbach ou Guinzberg. Certaines communautés juives avaient pour habitude de prendre le nom de leur ville ou village d’origine pour des raisons sentimentales. Wiener est un gentilé ou démonyme, en allemand le nom signifie “de Vienne”. Comme les saucisses. Je mets quelques secondes à comprendre que la lettre M. est l’abréviation de Monsieur.
Même si la mission scientifique qui porte son nom est celle du classique explorateur du xixe siècle, j’ai l’habitude de plaisanter dans les dîners entre amis en disant que mon arrière-arrière-grand-père était un huaquero de renommée internationale. J’appelle huaqueros, sans euphémisme aucun, les pilleurs de sites archéologiques qui déterrent des biens culturels et artistiques et s’en servent pour faire du trafic, encore aujourd’hui. Il peut s’agir de grands intellectuels ou de mercenaires, ils peuvent emporter des trésors millénaires dans des musées d’Europe ou les installer dans les salons de leurs maisons coloniales à Lima. Le mot huaquero vient du quechua huaca ou wak’a, c’est ainsi qu’on désigne dans les Andes les lieux sacrés qui aujourd’hui, pour la plupart, sont devenus des sites archéologiques ou de simples ruines. Dans les catacombes, on avait pour habitude d’enterrer les dignitaires de la ville avec leur trousseau funéraire. Les huaqueros envahissent systématiquement ces enceintes à la recherche de tombeaux ou d’objets de valeur et, en raison de leurs méthodes peu professionnelles, ne laissent souvent derrière eux qu’un dépotoir. Le problème c’est que cette manière de procéder ne permet aucune étude postérieure fiable, il devient impossible de chercher un quelconque signe d’identité ou de mémoire culturelle pour reconstruire le passé. C’est pourquoi agir comme un huaquero revient à exercer une forme de violence : ces procédés transforment les fragments d’histoire en propriété privée destinée à enjoliver ou parer un ego. Et on leur consacre également des films à Hollywood, comme on le fait pour les voleurs de tableaux. C’est que leurs méfaits ne sont pas exempts de glamour. Wiener, précisément, est passé à la postérité non seulement en tant que scientifique, mais encore comme “auteur” de cette collection d’œuvres, effaçant ainsi les auteurs réels et anonymes, couvert par l’alibi de la science et par l’argent d’un gouvernement impérialiste. À l’époque, il suffisait de remuer un peu la terre pour que l’on parle d’archéologie.
Je parcours les couloirs de la collection Wiener et, parmi les vitrines saturées de huacos, un espace attire mon attention car il est vide. Sur l’écriteau, je lis “Momie d’enfant”, il n’y en a pourtant aucune trace. Quelque chose dans cet espace blanc me met en alerte. Il se peut que ce soit une tombe. La tombe d’un enfant non identifié. Et qu’elle soit vide. Qu’il s’agisse, en définitive, d’une tombe ouverte ou rouverte, profanée à l’infini, exhibée dans le cadre d’une exposition qui raconte l’histoire du triomphe d’une civilisation sur d’autres. Est-ce que le fait de refuser le sommeil éternel à un enfant est une manière de raconter cette histoire-là ? Je me demande si on n’aurait pas emporté la petite momie pour qu’elle soit restaurée, comme on restaure un tableau, si on n’a pas laissé cette vitrine vide en guise de clin d’œil à un certain art d’avant-garde. À moins que l’espace où la momie ne se trouve pas soit une dénonciation permanente de sa disparition, comme la fois où l’on a volé un Vermeer dans un musée de Boston et ils ont laissé à jamais le cadre vide sur le mur afin que personne ne l’oublie. Je fais des spéculations sur l’idée même de vol, de déplacement, de rapatriement. Si je ne venais pas d’un territoire de disparitions forcées, où l’on déterre mais où, surtout, l’on enterre de manière clandestine, cette tombe invisible derrière la vitre ne m’aurait peut-être pas interpellée. Mais quelque chose insiste en moi, peut-être parce qu’on peut lire que l’enfant de la momie absente était originaire de la Côte centrale, de Chancay, dans le département de Lima, la ville où je suis née. Ma tête déambule entre de petites fosses imaginaires, creusées à la surface, je plante une pelle dans le trou de l’irréalité et je retire la poussière. Cette fois, le reflet de mon profil inca ne se confond avec rien, il devient, durant quelques instants, l’unique contenu, quoique spectral, de la vitrine vide. Mon ombre est prisonnière de la vitre, embaumée et exposée, elle remplace la momie, elle efface la frontière entre la réalité et le montage, elle la restaure et propose une nouvelle scène pour interpréter la mort : mon ombre lavée et parfumée, vidée de ses organes, sans aucune sorte d’ancienneté, telle une piñata translucide remplie de myrrhe, rien que les chiens sauvages du désert ne puissent dévorer.
Un musée n’est pas un cimetière, même si cela y ressemble beaucoup. Dans la salle consacrée à la collection Wiener, on n’explique pas si l’enfant absent a été sacrifié de manière rituelle, s’il a été assassiné ou s’il est mort de mort naturelle ; ni où, ni quand. Ce qui est certain, c’est que cet endroit n’est ni une huaca, à savoir une chambre funéraire inca, ni le sommet d’un volcan pour y être livré à des dieux et à des hommes afin que la récolte soit bénie et que tombe la pluie, drue et constante comme dans les mythes, tel un tourbillon de dents de lait et de graines de grenades juteuses, couleur rubis, arrosant les cycles de la vie. Ici, les momies ne se conservent pas aussi bien que dans la neige.
Les archéologues disent que dans les hauts volcans de l’extrême Sud, les enfants qui ont été trouvés ont l’air endormis dans leurs tombeaux de glace, qu’en les voyant pour la première fois, on a la sensation qu’ils pourraient revenir d’un moment à l’autre de leur sommeil séculaire. Ils sont si bien conservés que la personne qui les voit pense qu’ils pourraient se mettre à parler là, à l’instant. Et ils ne sont jamais seuls. Les Enfants de Llullaillaco, dans la cordillère des Andes, ont été enterrés ensemble : la Petite Fille de l’Éclair, âgée de sept ans, l’Enfant, de six ans, et la Demoiselle, âgée de quinze ans. C’est également ensemble qu’on les a déterrés.
Dans des temps pas si lointains, ici même, dans une capitale européenne, les enfants étaient également enterrés dans un secteur à part du cimetière, comme s’ils étaient tous frères et sœurs ou que la peste les avait emportés en même temps, comme s’ils habitaient une sorte de ville fantomatique, en miniature, à l’intérieur de la grande ville des morts, afin que, s’ils venaient à se réveiller au milieu de la nuit, ils pussent jouer ensemble. Chaque fois que je me rends dans un cimetière, j’essaye de faire un tour dans le secteur des enfants, je lis, entre saisissements d’émotion et soupirs, les adieux que leurs familles laissent pour eux dans leurs mausolées, et je me mets à imaginer leurs vies fragiles et leurs morts, provoquées la plupart du temps par des maladies insignifiantes. Je me demande, devant cette sépulture infantile absente, si la terreur que la mort d’un enfant provoque en nous aujourd’hui provient de cette ancienne fragilité, si ce n’est pas que nous avons oublié la coutume de les sacrifier, ce qu’il y a de normal dans le fait de les perdre. Je n’ai jamais vu de tombes d’enfants morts contemporains. Quelle personne sensée serait capable d’emmener le corps de son enfant dans un cimetière. Il faut être fou. Qui pourrait avoir l’idée d’enterrer un enfant, vivant ou mort.
Cet enfant sans tombeau, en revanche, ce tombeau sans enfant, n’a ni frères ni compagnons de jeu, et voilà qu’il est lui-même perdu. S’il s’était trouvé là, j’imagine quelqu’un, qui pourrait être moi, répondant à l’élan de prendre dans ses bras la Momie d’enfant, ce môme que Wiener a vandalisé, enveloppé dans un tissu imprimé de vagues et de motifs de serpents bicéphales, un tissu rongé par le temps ; puis je l’imagine partir en courant vers le quai, laisser derrière lui le musée, traverser la rue en direction de la tour Eiffel, sans avoir un projet bien précis en tête, juste pour s’éloigner le plus possible de cet endroit en tirant des coups de feu en l’air.
L’avion n’est pas arrivé à temps, c’est du moins ce qu’on dit habituellement quand quelqu’un meurt, comme si ce n’était pas nous qui arrivons toujours en retard, en toutes circonstances. Ma mère qui, pour changer, a passé des jours et des jours à éviter de me dire la réalité de la situation, s’est enfin décidée, elle m’a appelée pour que j’y vole, vole, Gabi, car ton papa n’en a plus pour longtemps ; et j’ai dû reconnaître qu’au fond, j’aurais pu déduire que cela allait arriver. Désorientée, errant dans le terminal t4 de l’aéroport de Barajas, je me suis inscrite pour un voyage transocéanique avec un nœud dans la gorge, et lorsque j’ai atterri il n’y avait plus de nœud, plus d’intrigue, plus de père.
Personne ne te prépare à vivre un deuil, pas même tous les livres tristes que je lisais depuis une décennie de manière maladive. Je pouvais reconnaître Goldman en train de parler à un arbre dans une rue de Brooklyn, un arbre qui pouvait être son épouse, Aura, après qu’elle a été emportée par une vague. Ou encore Rieff, à l’hôpital, en train de dire quelque chose d’intelligent pour que personne ne se rende compte à quel point il avait été blessé par sa mère, l’égocentrique Sontag, incapable d’accepter qu’elle était en train de mourir. Ou encore Del Molino passant mille fois la même chanson sur son iPod pour tenir à distance la maudite leucémie de son bébé. Ou Bonnet répétant dans sa tête, afin de réaliser que son fils n’est plus là : “Daniel s’est donné la mort.” Ou Hitchens ravagé par le cancer mais qui n’en avait rien à branler de Dieu. Ou bien encore Herbert se débattant avec l’idée d’être le rejeton d’une pute qui est en train de crever. Ah, tous ces livres que je me souviens d’avoir lus d’une traite, car chaque fois que je m’éloignais de leurs pages, j’avais l’impression d’abandonner leurs auteurs pour les laisser seuls face au danger, ce que je ne pouvais pas me permettre. C’est vrai, comme dit Joan Didion, que nous survivons au-delà de ce dont nous nous croyons capables. Et certains le font afin de pouvoir écrire, un jour, quelque chose qu’aucune personne sensée ne demanderait à écrire, un livre sur le deuil. Je ne pourrais jamais faire quelque chose de semblable.
En arrivant chez moi, dans la maison de famille, parmi la poignée de choses que mon père a laissées pour moi, je suis surprise de trouver le fameux livre écrit par Charles Wiener. Au-dessus de la gravure couleur marron qui représente le paysage de la région de Cuzco, sur la couverture, je reconnais les lettres rouges du titre et le nom de mon arrière-arrière-grand-père. Il y a aussi le téléphone portable de papa, dont il s’est servi à peine quelques heures plus tôt, et ses lunettes, posées sur un tas de feuilles quelque peu jaunies et desséchées par le temps. Je demeure ainsi quelques minutes, installée dans le vide que le simple testament de mon père feint de remplir. Je ne prends pas son téléphone tout de suite, comme si je m’efforçais de laisser le moins d’empreintes possibles sur la scène du crime. Mon père vient de mourir d’un cancer en phase terminale sur un lit d’hôpital. Et à présent, pour ne pas sombrer complètement, j’essaye de trouver ma place entre les îlots épars et les fosses insondables que son départ a laissés. On dit que dans les profondeurs de l’océan, les espèces les plus communes sont luminescentes. J’y pense toujours quand je me sens plongée dans le noir. Je pense à ces créatures qui réagissent chimiquement à la pénombre en produisant de la lumière. Je me dis que moi aussi, je peux le faire, que j’en suis capable, que si un mollusque a tout juste besoin d’un enzyme et d’un peu d’oxygène pour briller et tromper ses prédateurs, il n’y a pas de raison que je n’y arrive pas.
Je prends le livre, je me mets à le feuilleter en commençant par la fin et je m’arrête sur une annexe que je n’avais pas remarquée auparavant, signée par un certain Pascal Riviale. Elle a pour titre “Charles Wiener, voyageur scientifique ou homme des médias ?”. Le texte, très bref, est écrit avec une ironie presque blessante, plus que ça, même, c’est pour ainsi dire un libelle ; Riviale y affirme que Wiener, plus qu’un scientifique, a été un homme habile en société et dans l’art de communiquer : “Son style parfois emphatique, d’autres fois sentencieux et plein d’humour – plus proche du romantisme lyrique d’un Marcoy que de la rigueur scientifique d’un D’Orbigny –, convenait davantage à un salon mondain qu’à un cabinet de travail.” Plus loin il se gausse, lapidaire : “Son chemin était donc tout tracé : au diable la vérité historique, vive l’archéologie romanesque !” Son succès, disait-il enfin, se devait au fait qu’il avait su présenter au public une certaine image de lui-même. Je me suis alors souvenue d’une vieille rumeur qui court dans certains secteurs du monde universitaire : il y a des gens qui prétendent que Wiener est un charlatan, un imposteur.
Je finis par allumer le téléphone de mon père. Je veux savoir ce qu’il faisait dans ses dernières heures, passer un moment avec une partie de lui qui n’est pas encore morte. Je suis persuadée de faire quelque chose que la plupart des gens trouveront condamnable, mais la violation de l’intimité d’un mort est toujours relative quand il s’agit de ton propre père. C’est quelque chose qu’il te doit. La vérité, également relative, de certaines choses s’agissant de mon père fait partie d’un héritage qui m’appartient.
Je n’ai aucune hésitation, je cherche d’abord le nom de la femme avec laquelle mon père a entretenu une relation parallèle et clandestine de plus de trente ans et avec qui il a également eu une autre fille, née hors mariage. Et le premier courrier qui apparaît est un e-mail où il lui reproche une infidélité.
L’infidélité à l’intérieur de l’infidélité.
J’essaye les lunettes sales de mon père et, pour la première fois de ma vie, plus encore depuis que je suis descendue trop tard de cet avion, je sens que je dois commencer à penser sérieusement que quelque chose de cet être frauduleux m’appartient. Et je ne sais plus, alors, si je me réfère à mon père ou à Charles.