Publication : 19/08/2024
Pages : 512
Grand Format
Date de parution : 27/01/2023
Pages : 512
ISBN : 979-10-226-1240-1
Couverture HD
Poche
Date de parution : 19/08/2024
Pages : 512
ISBN : 979-10-226-1389-7
Couverture HD
Numérique
EAN : 9791022612562

Reine d'un jour

Kirstin Innes

ACHETER GRAND FORMAT
23 €
ACHETER POCHE
13 €
ACHETER NUMÉRIQUE
9.99 €
Titre original : Scabby Queen
Langue originale : Anglais (Ecosse)
Traduit par : Anatole Pons-Reumaux et Marguerite Capelle

Mais qui est Clio Campbell ? Chanteuse pop et folk célèbre depuis son premier et unique tube au début des années 1990 ? Militante féministe farouche et engagée ? Victime ou profiteuse d’un système qui la dépasse ? Amie loyale ou séductrice égocentrique ? À 51 ans, Clio Campbell vient de se suicider et les témoins de cette vie kaléidoscopique nous donnent leurs versions, contradictoires, de cette femme attachante, insupportable, admirable, unique. Des pubs de l’île de Skye aux squats de Brixton, des rues de Glasgow aux émeutes de Gênes, des grèves des mineurs jusqu’au Brexit, un demi-siècle de souvenirs, de politique, de vitalité, de chansons, de luttes, de trahisons, de vie… jusqu’à la surprise finale.

Kirsten Innes est une des meilleures écrivaines écossaises de sa génération. Dans Reine d’un jour, son premier livre publié en France, elle réussit haut la main à créer un roman aussi emblématique et charismatique que son héroïne, une femme qu’on aime, de surprise en surprise, dans toute sa terrible humanité. Un roman politique, social et musical, avec un cœur féministe.

  • Autour de la figure d'une rockeuse charismatique et rebelle, éprise de justice et de liberté, cette autrice écossaise nous livre un formidable roman de l'Angleterre post-Thatcher. Une très belle découverte !
  • Juin 1990. Crinière rousse, sourire franc et entier souligné de rouge à lèvres, Doc Martens désinvoltes. Cliodhana a une beauté farouche et troublante : elle rayonne de son enthousiasme. Elle a des convictions, et, une voix. Janvier 2018. Corps contorsionné, visage figé dans un rictus affreux. Elle n’est plus qu’une statue de cire dans un film d’horreur : elle adresse un adieu silencieux à ses connaissances. Adele, Danny, Donald, Eilen, Hamza, Ida, Jess, Malcolm Neil Ruth, Sammi Shiv Simon Xanthe, tous, différents et unis autour d’elle, l’ont côtoyée, l’envisagent. Kristin Innes est réaliste. Elle donne voix aux voies. Viscérale et contradictoire, humaine. L’Histoire sonde le parcours d’une femme pendant un demi-siècle de politique et de chansons, de questions. Qu’est-ce qui t’a motivée à choisir cette vie ? il y a systématiquement quelque chose ou quelqu’un qui déclenche le truc, qui allume la mèche, et après tu ne peux plus vivre autrement. Kristin Innes raconte ce "truc", cet "autrement", incandescent !
  • Clio Campbell, rendue célèbre par un tube engagé à 23 ans, se suicide la veille de ses 51 ans chez une amie qui l’héberge régulièrement. Nous allons la découvrir au fil du livre au travers des récits de ceux qui l’ont connue. Mais que sait-on vraiment des gens que nous pensons connaitre ? Magnifique et envoutant portrait kaléidoscopique signée par une autrice écossaise prometteuse.
    Laurence
  • Qui était Clio Campbell ? Une artiste folk, militante féministe… qui s'est suicidée. Les personnes qui l'ont connue témoignent tour à tour. Une série d'anecdotes parfois contradictoires, souvent pleines de tendresse, qui retracent la vie d'une femme engagée.
    Marie
  • "A la veille de ses 51 ans, Clio Campbell se suicide. Les témoins de sa vie mouvementée nous donnent leurs versions, souvent contradictoires, de cette femme engagée, charismatique, attachante, mais aussi complexe et chaotique. Un demi-siècle de politique, de chansons, de luttes, de trahisons, de vie, une véritable épopée politique et musicale ! Un roman puissant mais aussi livre acéré sur la façon dont la société et les médias traitent les femmes qui ont une vie publique."
    Audrey
  • Kirstin Innes dresse le portrait fragmenté d'une chanteuse militante dont la voix si puissante s'est peu à peu perdue au milieu des autres. Un roman explosif sur l'image des femmes dont la force résonne comme un tube pop rock !
  • Un roman choral puissant qui dépeint le portrait d'une société précaire luttant contre le Brexit, la xénophobie et l'inégalité des sexes. Kirstin Innes nous transporte ainsi, au cœur d'une Grande-Bretagne politique, musicale et féministe. L'écriture est juste, pertinente et révoltante tout comme l'héroïne aux multiples facettes.
  • Cliodhna Campbell, chanteuse écossaise incandescente et icône pop des 90', se suicide à l'âge de 51 ans. A travers le récit de ses proches, la figure de la star égocentrique , altermondialiste et militante convaincue, se précise peu à peu. Une plongée à travers l'histoire récente de l'écosse et de ses luttes sociales, sur fond de poèmes et de musique folk. Enjoy !
    Hélène
  • Clio Campbell est un personnage fictif, mais la plume évocatrice de Kristin Innes la rend incroyablement vivante. En faisant parler les personnages qui ont croisé son chemin, l'autrice revisite plus de cinquante ans de l'histoire du Royaume-Uni, et plus particulièrement de l’Écosse. Nous vivons au rythme des manifestions anti-poll tax qui ont fait vaciller le pouvoir Thatcher, nous sommes bercés par les poèmes de Robert Burns, nous sommes horrifiés par le Brexit et la montée de l'extrême-droite au Royaume-Uni. En tissant plusieurs fils rouges, tous reliés à la chanteuse, Kristin Innes nous livre un roman fascinant et enveloppant. Très vite, nous avons l'impression d'avoir, nous aussi, vécu aux côtés de Clio, et l'envie nous prend de raconter notre propre vision de ce personnage clivant. Un roman rock, politique, et féministe !
    Laetitia
  • "Une vie à facettes par l’Écossaise Kirstin Innes"
    Charline Guerton-Delieuvin
    Libération
  • "C’est la première traduction en France de Kirstin Innes, une Écossaise qui envoie du lourd."
    Hubert Artus
    Le Parisien week-end
  • "Dialogues qui font des étincelles, concerts dans des pubs de patelins écossais, colère, amour, ruptures, le tout jalonné d'articles de presse plus vrais que nature impriment à Reine d'un jour verve et dynamisme."
    Marc-Olivier Parlatano
    Le Courrier (Suisse)
  • "Ce livre qui découpe à la flamme une tranche de société britannique sur quarante années, nous fait circuler dans ses différentes strates, en y plongeant un regard d’une acuité à laquelle nous ont habitué les cinéastes et les romanciers d’outre-Manche, les Ken Loach et les Jonathan Coe, mais avec en plus l’accent écossais de cette « Reine galeuse » (titre original) qui nous sert de guide, et la capacité de l’auteure, Kirstin Innes, à nous faire entendre (grâce aussi à une excellente traduction) les voix si particulières de chacun et chacune des personnages, dans leur singularité sociale et psychologique." Lire la chronique ici
    Serge Quadruppani
    Site Lundi matin
  • "À travers un personnage flamboyant et vulnérable, fascinant et insaisissable, toujours plus grand que nature, l'autrice livre l'épopée d'une femme en colère qui refuse de faire des compromis. Une trajectoire sublime entre ombre et lumière, révélation explosive et addictive de cette rentrée d'hiver."
    Sarah Gastel
    Page des libraires - Librairie Terre des livres
  • "Dans le sillage de la regrettée Clio, Kirstin Innes nous présente avec autant de brio que d’émotion toute une société de personnages qui ont eu le privilège de l’approcher parce qu’elle reconnaissait en eux des femmes et des hommes souvent aussi tourmentés qu’elle, mais toujours libres."
    Stéphane Bugat
    Télérama
  • "Un personnage original, attachant et horripilant, dont on se plaît à découvrir les facettes, au fil d'une narration diablement bien menée."
    Fred Robert
    La Marseillaise
  • "Un livre à l’image de cette chanteuse de fiction : flamboyant, complexe, festif et dramatique, intime et politique en même temps, excessif, un peu foutraque mais extrêmement attachant."
    Denis Cosnard
    Le Monde des Livres
  • "Un texte fort, engagé et militant qui exploite les joies et les dommages du militantisme et qui interroge les prétendus rôles assignés aux femmes." Lire la chronique ici
    Blog Baz'Art
  • Lire l'article ici
    Fred Robert
    Zibeline
  • "Dans Reine d’un jour, l’Ecossaise Kirstin Innes dresse le portrait de toute une génération à travers le destin d’une chanteuse engagée."
    Eric Russon
    Trends tendances
  • "Grandeur et misère des rock stars ? On ne s'en lasse pas, surtout lorsque c'est mené batterie battante par une auteure écossaise douée."
    Isabelle Potel
    Madame Figaro
  • Regarder le replay de l'émission ici (à partir de 11:40)
    RTBF-La Première (Belgique)
  • "Dans un style qui n’oublie rien de la vie quotidienne, d’un réalisme poignant, Kirstin Innes nous offre un roman politique, musical, humain, duquel on a beaucoup de mal à s’arracher."
    Jean-Claude Vantroyen
    Le Soir
  • "Quel souffle ! Dans ce magnifique roman choral, l’autrice retrace la vie et la mort de Clio Campbell, une chanteuse devenue célèbre grâce à son seul et unique tube au début des années 90. Des proches (et des moins proches), témoins de sa vie exaltée, la racontent sans forcément l’épargner. Et c’est précisément ce qui fait la force de ce récit : dessiner, parfois en creux, la façon dont les bonnes gens et les médias traitent les femmes qui ont une vie publique."
    Samuel Loutaty
    Biba
  • "De courts chapitres, un désordre chronologique savamment orchestré, un brin de sexe, des drames et des scandales, la recette est parfaite pour accrocher le lecteur."
    Béatrice Arvet
    La semaine de Nancy
  • "Quel souffle ! Quel réalisme ! Même Jenni Fagan, la meilleure plume de toute l’Ecosse, ne s’y est pas trompée lors qu’elle a salué la performance de ce roman de Kirstin Innes, son premier publié en France. […] Texte puissant et frénétique, dernière pépite en date de la nouvelle scène littéraire écossaise, Reine d’un jour est une plongée dans les bars miteux de Glasgow. Allez y boire une pinte, vous y croiserez sûrement Clio, le personnage de fiction le plus ardent et tourmenté de ce début d’année."
    Didier Jacob
    L'Obs
  • Ecouter le podcast de l'émission (à partir de la minute 53’50) ici
    Oriane Jeancourt Galignani
    France Culture - Affinités culturelles
  • "L’authenticité des personnages et la justesse du tableau de notre monde contemporain font de ce deuxième roman une réussite remarquable."
    Robert Martin
    KELTIA
  • "Roman totem pour la génération 1980-2020, il bénéficie d’une vitalité étonnante, où les propos et points de vue sont reproduits sans filtre, comme nés d’électrodes fichées directement dans le cerveau des protagonistes. Jamais lu un suicide aussi vivant."
    Alain Lallemand
    Le Soir (Belgique)
  • "Amants, familles, ennemis : une ribambelle de narrateurs originaux dressent le portrait de l'artiste, tout en se racontant chacun avec une grande force d'évocation, et en retraçant trente ans d'histoire de luttes sociales en Grande-Bretagne."
    Simon Bentolila
    Lire Magazine

Celui-là est pour Bis,
et sera toujours pour Bis

 

Though cruel Fate should bid us part
Far as the Pole and Line,
Her dear idea around my heart
Should tenderly entwine:
Though mountains rise and desarts howl
And oceans roar between ;
Yet dearer than my deathless soul
I still would love my Jean.

Le sort dût-il nous désunir
Comme le pôle et l’équateur,
De mon aimée le souvenir
Enlacera toujours mon cœur ;
Dussent s’élever les cimes et hurler les déserts
Dussent rugir les fougues marines,
Plus que mon âme tout entière
J’aimerais toujours ma Jean.
Robert Burns, “The Northern Lass”

 

Des gens

Adele Roberts – infirmière
Danny Mansfield – tour manager, mari
Donald Bain – parrain (officieux)
Eileen Johnstone – mère
Hamza Hassan – petit ami
Ida Edwards – femme dans le train
Jess Blake – camarade
Malcolm Campbell – père
Neil Munro – journaliste
Ruth Jones – amie
Sammi Smith – fille qui vit dans un squat
Shiv West – chanteuse pop
Simon Carruthers – homme à un mariage
Xanthe Christos – ancienne camarade

 

Q Magazine, juin 1990

Poil de carotte
Pete Moss croise le fer avec la nouvelle pop-star dans le vent

La séance télé du soir ne sera plus jamais la même, depuis un certain jeudi de mars dernier. Dans tout le pays, des pères sont tombés en arrêt, leur fourchette d’egg & chips stoppée en plein vol. Des mères ont détourné la tête avec un murmure désapprobateur, en raclant rageusement les assiettes. Et les gosses, collés à l’écran ? C’est bien simple : ils n’avaient jamais rien vu de tel : une jeune femme qui déboutonnait son gilet pour dévoiler un tee-shirt moulant à slogan anti-poll tax , au mépris de toutes les règles de bienséance de Top of the Pops.
Clio Campbell fait un certain… effet aux gens.
Ils s’arrêtent tous pour la regarder quand elle pénètre dans ce bistrot londonien des plus ordinaires à l’heure du déjeuner, avec son rouge à lèvres, sa mini-jupe et toute la désinvolture de ses Doc Martens éraflées. Les yeux sont attirés par cette crinière rousse, captivés par la beauté farouche et pénétrante de son regard. On sait qui elle est. On la reconnaît. On la montre du doigt. Et elle sourit aux gens, avec douceur, accueillant cette notoriété toute neuve. Nos yeux se croisent et elle m’interroge du regard. C’est vous ? Je hoche la tête : c’est moi. Elle replie délicatement ses jambes dans le fauteuil en face du mien, et m’adresse un grand sourire provocant. “Une pinte ?” demande-t-elle.
Clio Campbell est écossaise, et ça se voit. Avec ses boucles flamboyantes, son teint laiteux et son accent suave, chantant, on dirait qu’elle débarque tout juste du tournage de Highlander. Elle aime maintenir le mystère sur ses origines (“Och, j’ai grandi dans un bled minuscule. Ça ne vous dirait rien du tout”, répond-elle quand j’insiste), mais elle admet avoir fait son apprentissage musical sur la scène folk et dans les dancings des Highlands.
Quand elle a fait son entrée au panthéon de la pop en début d’année, avec “Rise up”, son hymne follement accrocheur qui invitait tout le monde à se mettre “debout” contre la poll tax, certains doutaient qu’une jeune fille de 23 ans soit capable d’écrire toute seule une chanson aussi complexe, musicalement parlant (réponse : elle en est capable, et elle l’a fait). Son père, me raconte-t-elle, est un chanteur bien connu de la scène folk, et il lui a manifestement légué ce charisme bravache et quasi magnétique. Son parrain est le musicien Donald Bain, petite main des studios qui fait toujours des merveilles sur un album, et à qui elle doit, dit-elle, son éducation musicale. Mais Clio Campbell est bien plus à sa place ici et maintenant que terrée au milieu des barbes et des pulls en laine au fond d’un vieux club de folk poussiéreux. “Rise up” a su capter l’état d’esprit de toute une nation, se hissant jusqu’à la deuxième place du top 40, où il ne cesse depuis de faire des embardées, mais l’ascension de Clio Campbell n’a rien d’un parcours conventionnel. Elle a conçu cette chanson pour être chantée par la foule lors des rassemblements anti-poll tax, à Glasgow ; elle a commencé à la jouer sur scène lors des meetings, et à mesure que son public grandissait, elle s’est fait repérer et embarquer direction la capitale.
“C’est comme si j’avais été aspirée dans un vaisseau extraterrestre. Un peu comme une astronaute – je suis tellement loin de mon milieu d’origine que je ne sais pas si je serai toujours la même à mon retour. Qui sait, peut-être que je vais juste rester là à flotter éternellement dans l’espace, hein ?”
Elle semble bien partie pour durer, en tout cas. EMI l’a signée pour trois albums, et depuis Rise Up elle a consacré plusieurs mois à travailler sur de nouveaux morceaux. Son prochain single, “Can’t, Won’t”, est un nouveau clin d’œil au débat politique toujours brûlant qui lui a permis de se faire un nom, mais les paroles sont plus sages. Si je peux me permettre, ça manque tout de même du mordant de “Rise up”, non ?
“Aye, la maison de disques m’a demandé de mettre un peu la pédale douce ! C’est pas mon choix, c’est sûr. Ils ont dit qu’ils voulaient que je me concentre sur la musique, cette fois. De toute façon, si je continue à faire des chansons, j’aurai d’autres occasions de faire parler des sujets qui comptent pour moi.”
Elle pose sa pinte de snakebite, le verre cerné de traces de rouge à lèvres, et plonge ces yeux incroyables dans les miens. Et puis, de cette voix à la fois chantante et puissante, elle dresse la liste de tout ce qui la préoccupe dans la gestion du pays – à commencer par la Dame de Fer – avec la passion profondément sincère que seule une femme jeune et belle peut se permettre. Je pourrais l’écouter toute la journée. On dirait bien que Clio Campbell est prête à en découdre.

“Can’t, Won’t” de Clio Campbell, sortie prévue le 1er juin.

 

 

RUTH
Kilbarchan, 22 janvier 2018

Pour ses cinquante ans, Clio avait demandé à ses invités – s’ils tenaient absolument à lui faire un cadeau – de lui apporter quelque chose qu’ils avaient fabriqué eux-mêmes. Ses amis, comme elle se plaisait à le répéter, étaient des gens créatifs, et la plupart avaient relevé le défi haut la main. Des pots en terre cuite, des écharpes tricotées, des livres de photos reliés à la main, des boucles d’oreilles, des poèmes. Clio recrutait ses admirateurs parmi les étudiants en théâtre et les jeunes révolutionnaires ; des gamins pleins de bonnes intentions, quoi. Et puis il y avait les visages flétris et les ventres flasques de ses fans de la première heure, les âmes solitaires qui l’avaient adulée aux concerts dans des bars minuscules et qui ne savaient toujours pas vraiment comment lui parler maintenant qu’ils étaient amis avec elle sur Facebook. Des gens créatifs. Des gens qui sortaient de l’ordinaire.

Douze jours avant le cinquante et unième anniversaire de Clio, Ruth entra dans la chambre d’amis et la trouva morte, entourée de tous ces cadeaux. Des pots en terre cuite remplis de bougies chauffe-plat entièrement consumées. Des écharpes accrochées entre les pieds du lit comme des guirlandes. Une compil CD, préparée pour elle par un de ses jolis cœurs de vingt ans, qui tournait encore dans le baladeur. Les boîtes vides d’antalgiques avaient été soigneusement empilées, la vodka transvasée dans une carafe en porcelaine que Ruth avait héritée de sa grand-mère. Le mortier et le pilon de sa cuisine, un cadeau de ses trente ans, étaient posés à côté, avec un résidu blanc à l’intérieur. La mise en scène avait été soigneusement réfléchie, pas juste pour Clio, mais pour qui la trouverait. Et elle savait forcément que ce serait Ruth. Qui d’autre.
– Oh, dit Ruth. Clio. Désolée.
La voix de Clio, dans sa tête, “Mais enfin merde, Ruth ! Faut que t’arrêtes de t’excuser !”
Lorsqu’elle se força à regarder, elle vit que le corps était contorsionné dans une drôle de position, une main repliée sur le ventre. Une mousse jaune pâle formait une croûte sur la gauche de sa bouche et collait à l’oreiller. Son visage était figé dans un rictus affreux – les paupières scellées, la bouche grand ouverte. Elle ressemblait à une statue de cire dans un film d’horreur, la réplique grossière d’un être humain.
Ruth inspira. Les rideaux étaient tirés et une odeur âcre flottait dans la pièce. Puis elle s’arma de courage, posa deux doigts sur le cou de Clio. Elle n’était pas tout à fait sûre de ce qu’elle cherchait ; la peau était froide, on aurait dit autre chose qu’un corps humain, même si la texture était similaire. Elle déplaça sa main. Il n’y avait pas de pouls. Bien sûr qu’il n’y avait pas de pouls.
– D’accord, dit Ruth à Clio. Je vois.
Elle passa devant le lit, ouvrit la fenêtre, prit les quatre boîtes vides de paracétamol, une marque de supermarché. Il y en avait un au coin de la rue de l’appartement de Clio à Glasgow. Aucun dans les parages. Elle les reposa.
Ruth entreprit de tirer sur une écharpe rose enroulée autour du pied du lit. Le sang afflua dans ses doigts tandis que la laine se resserrait sur sa main. L’écharpe commença à s’effilocher et elle pensa qu’elle risquait de déranger une scène de crime. Elle décida de quitter la pièce.

Au téléphone avec les urgences, elle avait essayé d’être factuelle. “Il y a un cadavre dans ma maison, avait-elle dit quand on lui avait demandé avec quel service elle souhaitait être mise en relation, parce qu’elle ne savait pas très bien s’il fallait contacter la police ou une ambulance. “Pas les pompiers, en tout cas.” Il était possible qu’elle ait gloussé après avoir dit ça. C’est ce qu’on fait dans une situation embarrassante, non ? On sort une blague.
La femme à l’autre bout du fil avait un gros accent nord-irlandais. “Ok, madame. Madame ? Ce cadavre est-il quelqu’un que vous connaissez ?”

Après ça, elle avait regardé le téléphone toujours dans sa main, et appelé Alison.
– Coucou. Qu’est-ce qui se passe ? Je suis au boulot…
– Salut. Clio est dans la chambre à l’étage, et elle est morte.”
Elle comprit aussitôt que ça avait été une erreur de l’appeler.
– Elle… quoi ? Oh. Wow. Wow. Qu’est-ce que… Qu’est-ce qui s’est passé ? Oh. Oh. Ruth, est-ce que… Est-ce que tout va bien ? Enfin, non, bien sûr, tout ne va pas bien. Évidemment. Oh. Wow. Hum. Hum. Tu veux… Tu veux que je… Si tu veux, je viens. Enfin, y a la réunion marketing à quatre heures, mais je peux – ouais, non, bien sûr. D’accord. J’arrive. Je me mets en route. Ça va aller.
– Non, t’en fais pas. Reste où tu es. – La pensée d’Alison en train de s’affairer dans le silence de son salon. – J’avais juste besoin de le dire à quelqu’un.
– T’as appelé une ambulance ? Elle est clairement morte ? Elle est pas juste… Enfin, je… Qu’est-ce qu’elle a fait ? Ouais, pardon. Suicide, si je comprends bien ?
Suicide, si je comprends bien. Clio détesterait qu’Alison soit la première personne à apprendre sa mort. Aurait détesté. Alison n’avait pas dormi une seule fois au cottage pendant le séjour de Clio cette fois, elle disait qu’elle n’aimait pas l’idée que Clio les écoute en train de faire l’amour. La vérité, c’était que Clio ne parvenait pas à cacher son mépris pour la compagne de Ruth. Elle trouvait Alison possessive et stupide, et elle l’avait dit à Ruth. Souvent.
Alison bafouillait encore au téléphone.
– Ça va. Ne t’inquiète pas. Je crois que la police est là. Il y a quelqu’un à la porte. Je dois y aller. T’en fais pas pour moi.

La policière était jeune ; mince et propre sur elle, un unique diamant délicat sur une simple alliance à la main gauche. Déjà. Comme un oiseau, un petit oiseau bien sage. Ruth se sentait immense à côté d’elle, dégingandée et sans progéniture. La policière touchait à peine à son thé et à ses biscuits. Ruth s’était sentie tenue de leur servir quelque chose, même s’ils lui avaient dit de s’asseoir. L’homme, le plus gradé des deux, se tenait debout au fond de la pièce, mains derrière le dos, laissant les femmes à la manœuvre.
Les ambulanciers avaient toutes les peines du monde à descendre le brancard dans l’escalier. Elle l’entendit cogner contre les murs, les grognements et les marmonnements étouffés qu’ils échangeaient. Il y eut un bruit sourd, puis un juron.
– Bien. Pouvez-vous me parler de la nature de votre relation avec Mlle Campbell ?
Clio n’avait jamais, jamais supporté qu’on l’appelle “mademoiselle”. Ruth laissa passer. Qu’on en finisse, se dit-elle.
– Votre relation ?
Pourquoi est-ce qu’elle voulait savoir ça, l’oisillon ? C’était juste une petite fouine. Elle voyait deux femmes plus âgées – bon, Ruth était au moins un peu plus vieille qu’elle – et elle flairait le scandale. Voilà ce qui se passait.
– On était amies. Elle venait souvent séjourner chez moi quand elle se sentait déprimée. Ça lui plaisait, ici.
– Et quand avez-vous vu Mlle Campbell pour la dernière fois ?
Petite chose fragile. Tac tac tac ; ses petites dents sur le biscuit. L’officier regardait le plafond.
– La dernière fois ?
– Ce matin. Je nous ai préparé un petit-déjeuner, et elle est descendue le prendre. Je lui ai dit ce que je faisais aujourd’hui – j’étais à la bourre. Elle avait l’air d’aller, mais je n’étais pas très attentive. Elle semblait plutôt en forme ces derniers jours. Assez paisible. Je n’avais pas l’impression qu’elle traversait une de ses phases.
– Une de ses “phases” ?
Ouais, c’est ce que je viens de dire, pensa Ruth sans l’exprimer à haute voix. Sois gentille. Sois polie. Fais des phrases.
– Une phase maniaque. Elle souffrait d’épisodes maniaques, qui la plongeaient ensuite dans des états de dépression sévère. Elle n’a pas été diagnostiquée, mais j’ai fait mes recherches : tous les symptômes correspondaient. Elle était comme ça à son arrivée, il y a environ trois semaines, mais j’avais cru qu’elle allait mieux. Elle était plus calme. Elle parlait de rentrer chez elle, de se remettre au travail.
La policière écrivait avec une main translucide traversée de veines bleues délicates, le stylo plus épais que ses doigts.
– Je ne m’attendais pas à ça, dit Ruth.
C’étaient des semi-vérités – et encore – et elle se demanda si elle faisait entrave à la justice en mentant par omission à un agent de police. Bien sûr que non. Il n’y avait pas de justice à entraver. Ça signifiait simplement qu’ils lui lâcheraient plus vite la grappe.
– Et y a-t-il d’autres éléments qu’il vous semble nécessaire de porter à notre connaissance ?
– Je… Ouais. La vodka.
– La vodka.
– Je n’aime pas la vodka, donc je n’en achète pas. Et elle n’avait pas le permis, donc elle a dû l’acheter quelque part dans le village. Vous devriez demander. Peut-être que quelqu’un l’a vue aujourd’hui.
Tous ces sacs qu’elle avait apportés, pleins de babioles et de fanfreluches. Parce qu’elle voulait pouvoir trouver au réveil des preuves tangibles que les gens l’aimaient, avait-elle expliqué. Ce n’était pas compliqué de glisser une bouteille et quelques boîtes de cachets dans une poche quelconque.
Ces cachets.
La policière se pencha en avant.
– Madame Jones ? Tout va bien ?
Ruth remarqua soudain sur quoi elle était assise.
– Pourriez-vous ne pas vous asseoir sur cette table, s’il vous plaît ? Elle était à ma grand-mère.
C’était faux ; elle l’avait achetée cinq livres dans une boutique solidaire en ville. Elle se demanda pourquoi elle avait dit ça, le goût des mots encore dans sa bouche. La policière gigota et se leva en sursaut, comme si on l’avait surprise en train de profaner une relique.
Si Clio avait apporté les cachets avec elle, ça signifiait qu’elle savait, non ? Qu’elle avait choisi cette mort-là, à cet endroit-là. Qu’elle avait choisi Ruth.
Ruth n’en informa pas la policière. Qu’est-ce que ça apporterait à son rapport rédigé dans sa jolie écriture ronde d’écolière ? Une touche de couleur supplémentaire ? Le résultat était le même. Ruth n’aurait pas pu empêcher que ça arrive. Et pourquoi, d’ailleurs, pourquoi l’aurait-elle fait ?

Une affaire on ne peut plus claire, déclara le policier sur le départ, tandis que l’ambulance démarrait dans la rue. Sept heures tapantes ; les gens qui sortaient s’acheter un fish & chips pour le dîner avaient sûrement vu le brancard légèrement incliné pour passer la porte, ils avaient dû interrompre leurs bavardages pour voir ce qui se passait. Les yeux ronds, curieux de l’avenir qui les attendait tous – les gens ne peuvent pas s’en empêcher.
Ruth avait toujours aimé l’espace créé par les gens qui quittaient son cottage, quand elle pouvait lentement reprendre possession de chaque pièce, retrouver son harmonie au milieu de ses affaires. Aujourd’hui, cependant, il y avait le silence. Un trop grand silence. Elle se figea dans le couloir et essaya d’écouter. Rien ; il y avait une grande marque laissée par le brancard dans le plâtre tout neuf en bas des marches, par contre. Clio avait gravé une dernière preuve de son existence sur le mur. Il en faudrait, du boulot, pour cacher ça.
Ruth sut sans avoir à vérifier que le chat était parti.
Alison lui avait envoyé un texto pour lui dire qu’elle serait bientôt là. Ruth ramassa le demi-biscuit laissé par la policière, dans une sous-tasse, lécha le coin mordu du bout de la langue. Elle ferait mieux d’aller faire un tour. Il fallait penser au dîner. Elle ferait mieux d’essayer de chercher le chat.
C’était le premier cadavre qu’elle voyait, maintenant qu’elle y pensait. Il ne semblait pas composé de la même matière que Clio vivante, celle qui était courbée au-dessus d’une tasse de thé et qui avait repoussé son toast le matin (la vaisselle avait été faite, en revanche, remarqua-t-elle en entrant dans la cuisine). Un simple reliquat, rien de plus.
Les gens. Il fallait sans doute prévenir les gens. Comment faisait-on, aujourd’hui ? On passait des coups de fil ? On postait sur Facebook ? Elle imagina le chat quelque part, effrayé et nerveux, fuyant cette drôle d’odeur nouvelle dans la maison.
C’est vrai qu’elle prenait de la place, cette odeur. Comme quelque chose de périmé dans le frigo. Elle ferait mieux de sortir. Chercher le chat. Sortir par la porte de derrière, pour qu’il n’y ait pas de cou tendu, de détective amateur essayant de découvrir l’histoire derrière le brancard. Comme elle ne trouvait pas la clé, elle ne referma pas derrière elle, traversa le jardin tout droit, franchit la petite clôture et partit dans les bois derrière la maison. L’herbe humide détrempait déjà ses pantoufles, mais ça n’avait pas d’importance. C’était mieux, beaucoup mieux d’être dehors.

Clio avait débarqué sur le quai avec une valise à roulettes cabossée, deux sacs en toile et un sac de sport balancé en travers de l’épaule. Ses frisottis rebiquaient sous son élastique et ses mains ne tenaient pas en place : elles tressaillaient et se crispaient tandis qu’elle jetait des regards autour d’elle.
– Te voici, avait dit Ruth, marchant vers elle les bras tendus. Coucou ma belle. Viens, on va à la voiture.
Quand elles étaient arrivées au cottage, les murs blancs rustiques avaient semblé envelopper Clio, l’emmailloter. Ruth avait allumé un feu dans le poêle avant de partir à la gare et Clio s’installa dans le grand fauteuil rapiécé à côté, tira une petite couverture brodée en patchwork d’un de ses nombreux sacs et la disposa sur ses genoux. Le chat avait bondi sur elle direct. Le chat adorait Clio.
– Voilà voilà, dit Ruth, en lui tendant une tasse de tisane. Voilà voilà.
Ruth avait déjà vu ça, plus d’une fois. Le premier signe était toujours la fébrilité, l’anxiété de ses doigts, suivie par une incapacité à sortir une phrase entière, même en trébuchant sur les mots, sans être distraite ou faire une crise de panique. À vrai dire, c’était cette Clio-là qu’elle voyait le plus souvent maintenant. Au fil du temps, leur amitié s’était cantonnée aux mauvaises passes. Le rôle qu’elle jouait désormais dans la vie de Clio était celui de garde-malade et de présence rassurante, et elle ne savait pas trop quand c’était arrivé. Ruth avait toujours été fière d’être fiable et compétente ; quelque chose dans sa robustesse mettait les gens à l’aise et ça lui plaisait. Clio en avait pris acte dès le début de leur relation professionnelle, quand elle avait fait un drame à cause de relevés de droits égarés dans l’ancien bureau et que Ruth lui avait servi un verre d’eau, l’avait installée dans un fauteuil et avait réglé le problème. Ça avait donné le ton de la relation à venir.
Les cadeaux venaient généralement après. Une compil CD ou un bouquet de fleurs cueillies à la main (sans doute dans une jardinière municipale) qu’elle lui envoyait au bureau. Dernièrement, des coussins colorés, des vases chinés et des livres avec des dédicaces grandiloquentes sur la page de garde arrivaient au cottage la semaine suivante, une fois Clio remise d’une de ses crises. Et puis elle ne donnait pas de nouvelles pendant un moment, peut-être deux ou trois mois. Ruth avait pensé un temps que c’était par gêne ; et puis elle s’était rendue à l’évidence quant à la nature de leur amitié.
– La chambre à l’étage est toute prête. Tu es fatiguée comment ?
– J’ai juste mal partout. Jusque dans les os.
– Tu as faim ? Il y a de la soupe au frigo, ou bien on peut aller se prendre un curry au bout de la rue si tu veux.
– Non. Ça va.

Clio avait ses rituels quand elle était au cottage, et Ruth les cochait au fur et à mesure comme autant de signes de guérison. Au bout de quelques jours, pendant que Ruth était au travail, elle prenait sur son crochet le vieux ciré qui avait appartenu à la grand-mère de Ruth, enfilait les bottes en caoutchouc de Ruth qui lui allaient deux tailles trop grand, et s’aventurait dans les bois derrière le jardin. Pas loin, au début. En rentrant, Ruth passait sa main sur le ciré au moment d’accrocher sa veste, pour vérifier si la toile rigide avait été manipulée, s’il y avait encore de l’humidité dessus. Elle n’avait jamais posé de question à Clio ; le vieux Frank, qui vivait à côté et avait courtisé la grand-mère de Ruth pendant des années, la tenait au courant.
“Elle est juste plantée là, disait-il. Elle ne bouge pas, elle reste en vue de la maison, un peu à l’écart du sentier. Parfois une bonne heure. Personne d’autre que nous pourrait la voir.”
Le chant était l’étape suivante. D’abord juste un léger fredonnement, des notes lancées dans le vide quand elle marchait, ou un vague bourdonnement qui flottait depuis le canapé où elle lisait. Si tout allait bien, au bout de deux ou trois jours ça devenait des mots murmurés, puis un bref couplet, puis venait le son ; les poumons de Clio se réveillaient comme s’ils se souvenaient de ce dont ils étaient capables. L’étape du chant était toutefois une affaire délicate. Elle était alors plus vulnérable que lorsqu’elle restait avachie dans les fauteuils sans se laver pendant des jours, en frottant les jointures de ses mains les unes contre les autres. À ce stade, Ruth devenait plus prévenante, veillait toujours à ce que les placards soient bien remplis quand elle partait au travail. Une fois, au début, elle avait découvert à son retour que Clio s’était coupé le doigt et avait répandu des gouttes de sang partout dans la cuisine en essayant de préparer une soupe. Des pelures d’oignons jonchaient le plan de travail, la casserole avait brûlé, et Clio était repartie se coucher, la main enveloppée dans les draps imbibés de sang.
Cette fois, en revanche, la maison vibrait de musique lorsque Clio descendait le matin. Des berceuses en gaélique et de vieilles chansons pop résonnaient dans le couloir alors qu’elle s’asseyait sur le trône. Cette fois, tout semblait en passe de se régler.

Ruth s’adossa à un arbre dans la pénombre et, la bouche en cœur à destination de personne, fit ce bruit de bisou couinant que le chat avait l’air d’apprécier quand Clio le faisait. L’écorce humide était froide contre sa main. Elle rembobina trois soirs en arrière. Clio était souriante quand Ruth était rentrée, l’avait entraînée dans une cuisine pleine de légumes frais et de pain qui devait venir d’une boulangerie hors de prix et lui expliqua qu’elle avait pris le petit bus jusqu’à la ville d’à côté et son supermarché.
– Et on pourrait sortir ce soir, Ruth. Au pub d’en bas. John m’a dit qu’il y a un petit truc d’organisé, avec les instruments. On devrait y aller.
Ruth était toujours plus populaire lorsque Clio était au village. Elle dégageait toujours ce glamour d’avoir été quelqu’un, avait sa façon bien à elle d’entrer dans le pub. “Aye, Clio”, disaient-ils maintenant, tous les vieux habitués. S’ils voyaient Ruth dans la rue plus tard, toute seule, ils ne l’interpellaient que pour lui demander “Elle est pas chez toi en ce moment, alors, notre Clio ?”
En général, Clio se laissait convaincre de chanter. Il n’en fallait pas beaucoup. Ils l’attiraient dans le cercle auprès du feu, des hommes de son âge ou plus qui leur payaient des verres, “pour toi aussi, ma belle. Tiens”, et Ruth était intégrée dans la bande.
Elle leur servait toujours des chansons folk. En général un peu de Burns, peut-être une ancienne ballade sur une demoiselle hardie qui n’en faisait qu’à sa tête et s’enfuyait avec un malandrin. Ruth adorait quand Clio chantait les trucs traditionnels ; ces notes rauques, râpeuses, rien à voir avec les trilles forcés de soprano que les profs de Ruth affectaient à l’école. Selon les années et l’humeur, Clio racontait qu’elle avait appris à chanter avec une vieille femme des Hébrides extérieures, avec un itinérant qui faisait la tournée des villages, avec le revival des chansons traditionnelles dans les années 70, ou avec son père. Elle mettait toute son âme dans son interprétation, et les vieux habitués cognaient leur verre sur la table en signe d’appréciation, marquant la mesure pour qu’elle brode dessus.
Cette dernière soirée, cependant, elle avait poussé le bouchon, avait insisté pour chanter une dernière chanson, puis encore une dernière, alors que l’attention déclinait, que les habitués voulaient retourner à leurs pintes et que le jeune barman trépignait à côté du lecteur CD. Sa voix s’était éraillée, ses yeux s’étaient durcis, elle voulait à tout prix faire la fête, mais elle avait fini par s’écrouler sur le banc à côté de Ruth et John, le conducteur de bus, l’air trop saoule par rapport à ce qu’elle avait bu. Quelque chose dans ses gesticulations, qui menaçaient dangereusement de tout renverser autour d’elle, dans sa manière de rire en grinçant des dents aux petites blagues de John, dans l’éclat féroce de son sourire, avait rappelé à Ruth ses deux petites nièces, ce moment où elles devenaient à moitié sauvages quand elles étaient à bout et qu’il fallait les mettre au lit.
– Allez, ma belle. Il se fait tard, faut qu’on rentre.
Clio était calée au creux du bras musclé de John à ce moment-là, sous sa moustache frétillante.
– Non, je crois que je vais rester encore un peu. Mais vas-y, toi.
Ruth aurait sans doute dû reconnaître un signe de danger, mais elle était fatiguée et bourrée, peu habituée à la bière. Et bon sang, elle n’était pas sa mère ! Ils l’avaient réveillée en débarquant à la maison, avec leurs fous rires indécents et leurs respirations sifflantes dans le salon, des empreintes de pas boueuses sur la moquette le lendemain matin. Elle avait craint que ce soit trop, mais les chansons avaient continué les jours suivants.

Oh, tu te doutais de quelque chose, se disait-elle à présent. Il y avait eu une petite alarme qui essayait de s’allumer à l’arrière de son cerveau, et elle l’avait mise en sourdine, avait jeté un drap par-dessus, avait continué à mener sa vie en contournant la déchéance de Clio à la table de la cuisine. Sois honnête avec toi-même, marmonna-t-elle dans les arbres. Tu en avais ta claque d’elle. Faut le dire. Tu voulais qu’elle s’en aille. Alors tu as décidé de ne plus t’en soucier.
Elle n’y avait pas mis beaucoup de conviction sur la fin, c’est vrai. Il y avait toujours des toasts et du thé, mais seulement si elle s’en préparait aussi pour elle. Et puis bon, ça avait quasiment duré un mois. Plus longtemps qu’avant. Et ce n’était pas comme si Clio lui donnait grand-chose en échange. Quand même, c’était normal d’éprouver un peu de ressentiment, non ?

Le chat n’était pas dans les parages. Elle le sentait. Le chat détestait la pluie ; il devait être allé faire de la lèche à quelqu’un qui était au chaud et au sec, quelqu’un qui n’avait pas la mort dans sa maison. Ruth se sentait épuisée. Peut-être, pensa-t-elle, peut-être que je devrais m’asseoir un moment. Il y avait de la mousse et ça avait l’air confortable, et à travers les arbres elle voyait toujours la lumière dans sa cuisine.

Kirstin INNES est née en 1980 à Édimbourg et vit actuellement dans l’ouest de l’Écosse. Reconnue comme une des meilleures écrivaines de sa génération, elle est également journaliste. Reine d’un jour, son premier roman publié en France, a été cité parmi les meilleurs livres de l’année par de nombreux médias britanniques et est actuellement en cours d’adaptation en série télé et en comédie musicale.

Bibliographie