Ana est une adolescente comme les autres, peut-être un peu timide. La mort soudaine de sa mère va la jeter dans une aventure inouïe qui va bouleverser sa vie.
Le père d’Ana est archéologue, il fouille les territoires de terre noire pour documenter une occupation humaine immémoriale. Il emmène sa fille avec lui en Amazonie, elle est accueillie chez le chef du village. Dans la forêt, elle est exotique mais acceptée telle qu’elle est. Elle découvre la nature et la cosmogonie indienne. Elle est fascinée par la mythologie. Par les rites d’initiation traditionnels qui permettent aux filles d’apprendre à être des femmes.
Confrontée à ces différences radicales, sa vision du monde change. Elle repartira mais reviendra des années plus tard pour constater qu’il n’y a plus de poissons dans le fleuve et que la forêt brûle.
Ce premier roman d’apprentissage a le curieux pouvoir de nous parler des Indiens sans exotisme, de changer l’image que nous pourrions en avoir, ils apparaissent pleins de force et de vitalité, ils affrontent leur monde et le défendent.
Ce texte écrit avec une simplicité, un naturel peu communs, rend au lecteur une capacité d’étonnement juvénile et une vision actuelle sur la beauté et la complexité de l’Amazonie.
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"Magnifique roman qui m'habitera longtemps et qui nourrit beaucoup mes réflexions"Nina
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"j’ai été hypnotisée par l’écriture, par la thématique, et sa plume peint les sentiments humains d’une telle manière que j’avais vraiment des moments où j’avais besoin de faire des pauses dans la lecture. Il y a une telle humanité dans sa description des indiens, une telle proximité, j’ai vraiment profondément aimé ce livre."Ophélie Drezet
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« Terre noire est un de ces romans qui vous imprègne et vous questionne dans votre rapport à l'autre mais aussi dans la destiné de ces populations et de cette forêt millénaire dans laquelle chacun tente avant tout de vivre en symbiose. Un roman envoutant dont il est difficile de sortir tant on aimerait rester, nous aussi, au plus près de cette terre noire ! »Nina
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« Un roman d'apprentissage poétique, une immersion dans la forêt amazonienne d'une beauté frappante. »Sara
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"Un roman lumineux."Cécile PorquePage des libraires - Librairie Hirigoyen Bayonne
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"Un premier roman d’une belle finesse stylistique et psychologique."Kerenn ElkaïmLivres Hebdo
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"Vous en avez assez de l’autofiction et des gens qui se morfondent dans des appartements haussmanniens ? Alors plongez au cœur de l’Amazonie avec Terre noire. Dépaysement garanti ! […] Un premier roman original et passionnant, dans une langue somptueuse très bien traduite du brésilien."Sandrine PoissonnierParis Normandie
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"S’il fallait absolument ranger Terre noire dans une catégorie, on pourrait la mettre au rayon Romans d’apprentissage, mais ce serait l’appauvrir, au-delà de la maturité naissante du personnage, on a un formidable documentaire vécu, sur un village amazonien vu par les yeux d’une adolescente ouverte et respectueuse."Blog America Nostra - Nos Amériques
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"Dans ce premier roman riche de la complexe simplicité d’un jeune regard, Rita Carelli raconte la (re)découverte de l’altérité, avec les autres, avec la nature, et avec soi-même. Abattant les frontières culturelles, son roman montre comment trouver dans d’autres cultures, aussi éloignées semblent-elles, des réponses, de nouvelles interrogations et surtout un autre prisme pour s’enrichir, contempler et exister dans le monde." Lire l'article iciMarcelline PerrardSite Espaces latinos
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Lire l'article iciLe Soir (Belgique)
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"Terre Noire est un coup de maître […] un style ciselé, servi par une traduction impeccablement fluide."Eric FayeBastille Magazine
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"Un premier roman important qui nous enjoint à écouter la nature."Marie-Anne GeorgesLa Libre Belgique
En orbite
Dans la forêt, toutes les références se volatilisent, tout ce que la vie urbaine t’a enseigné s’avère inutile et, une fois perdue, tu finis tôt ou tard par te rendre compte que tu tournes en rond. On pense que c’est une façon de parler, une histoire si souvent répétée qu’on finit par y voir une vieille légende, mais c’est réel, ça se joue au niveau de notre perception, de notre sens de l’orientation. Certains disent que, parce que nous avons une jambe plus forte que l’autre, celle-ci dessine des pas un peu plus grands. Ce qui est sûr, c’est que, même si nous jurons avancer en ligne droite, nous finissons par suivre une lente et large courbe jusqu’à revenir à notre point de départ. À force de repasser au même endroit, tu peux reconnaître la forme d’une branche, d’un nid, d’une ruche, ou simplement être saisie par une sensation familière. Alors il faut repar- tir de zéro et recommencer. Bon, je suis déjà passée par ici, je dois être en train de tourner en rond, alors atten- tion maintenant, je vais tracer une ligne droite dans cette direction. C’est inutile : tu finiras par revenir sur tes pas. C’est un mystère, mais c’est comme ça que ça se passe, et alors le désespoir peut te gagner. Et le désespoir c’est la merde. Il bloque tout raisonnement logique, accélère le rythme cardiaque, fait rapidement consommer une éner- gie précieuse pour résister aux périodes de vaches maigres à venir. Ou plutôt aux périodes sans vache du tout. Et si tu n’es pas armée, si tu n’as ni couteau ni feu, alors là oui, tu es foutue. Qui sait, avec de la chance un Indien finit par tomber sur toi. Et te sauve. S’il te reste un peu de force et que des moustiques ou ta tête t’empêchent
de tenir en place et que tu veux donner un petit coup de pouce à la chance, n’oublie pas : plie les tiges des plantes vers l’arrière, les feuilles, lorsque la lumière frappe leur surface, produisent des reflets argentés qui forment une traînée scintillante dans la forêt. Pour ceux qui savent lire. Et si jamais tu te retrouves dans une telle situation, ne t’en veux pas, ça peut arriver même à un Indien, à un enfant par exemple. Comme cette fois où Maru est parti seul dans la forêt, piqué par on ne sait quelle mouche, puisqu’un petit garçon seul c’est quelque chose qu’on ne voit pas dans les villages, ils passent leur journée en bande, les plus grands veillant sur les plus jeunes, loin de la vigilance des adultes, en groupes armés de couteaux et de machettes, mais quand la nuit tombe c’est l’heure de rentrer à la maison, près du feu, vers l’abri familial. Il se trouve qu’à la nuit tombée Maru n’était pas revenu. Personne ne savait où il était, personne ne l’avait vu. On a lancé l’alerte générale. Le père et la mère du garçon attendaient, inquiets, qu’il revienne avec le soleil, mais il n’est pas revenu. Alors ils sont partis à sa recherche : pas une trace dans les cultures, les rivières, les plantations de péquis, le lac, la forêt, sur la piste d’atterrissage, la colline, parmi les palmiers buriti. Au bout de trois ou quatre jours, chacun est retourné à ses tâches quotidiennes : au champ du beau-père qui attendait son semis, à la femme qui allait accoucher, à la maison qu’il fallait retaper. Sauf la mère de Maru : elle passait ses journées à chercher et ses nuits à pleurer. Après une semaine sans sommeil à errer jusqu’au soir, elle avait perdu ses cils à force de larmes et les ongles de ses pieds à force de pas. Son père aussi le cherchait sur les chemins dangereux où seuls les chamans et les esprits s’aventurent. Le huitième jour, le garçon a réapparu. Une brindille, il ne lui restait que la peau sur les os, mais il était vivant. Il avait pris l’habi- tude de se pendre aux arbres pour dormir, de sorte que même s’il n’avait rien à se mettre sous la dent, au moins
il évitait de servir de repas. Tous ont célébré son retour et en ont oublié de lui demander pourquoi il était parti. Il était revenu, ça n’avait plus d’importance. Cet épisode lui a valu une cicatrice au sourcil gauche et la capacité à observer sans être vu.
Alors, quand Ana a débarqué au village, petite fille maigrichonne et pâle, Maru s’est dit qu’il devait garder un œil sur elle : elle pourrait avoir des ennuis. Mais il y avait autre chose, elle était à la fois ce petit oiseau perdu qu’il fallait soigner et une sorte de fantôme, cet émissaire d’un autre monde, capable de bouleverser l’ordre des choses – elle portait, comme lui, l’ombre de la mort.
Éclairs et tonnerre
Si on avait dit à Ana un mois auparavant qu’elle vivrait bientôt dans un village indigène au milieu de la forêt amazonienne, elle ne l’aurait pas cru. Si on lui avait dit combien sa vie changerait, qu’à la rentrée du nou- veau semestre elle rejoindrait son père, qu’elle ne voyait plus depuis près d’un an, à 1 500 kilomètres de chez elle, elle aurait éclaté de rire. La pluie venait de s’arrêter. L’odeur de la terre battue, détrempée, était intense, une chaleur humide se dégageait du sol et remontait le long de ses jambes minces, tremblantes sous l’effort. Ses che- veux mouillés collaient à sa nuque et des gouttes de pluie glacées lui dégoulinaient dans le dos. Elle était trempée jusqu’aux os. Elle avait les yeux écarquillés et paraissait encore plus pâle que d’habitude, sa peau contrastant avec ses lèvres violacées. Ses mains tenaient fermement le guidon et, sur le porte-bagages, une pile de vêtements fraîchement lavés et essorés, tous éclaboussés de boue. Elle avait travaillé pour rien, il lui faudrait retourner à la rivière et laver à nouveau ses affaires, mais tout ce qu’elle voulait à cet instant, c’était arriver à la maison et se sécher au coin du feu. Elle pouvait à peine supporter un pas de plus, encore moins remonter toute la piste en terre qui permettait à de petits avions de se poser au beau milieu du parc indigène du Xingu.
Ana a pris une profonde inspiration et a regardé autour d’elle. La lisière de la forêt à gauche de la piste, sur la droite les palmiers buriti qui entouraient le lac aux caïmans, et les grandes maisons de paille qui formaient le cercle parfait du village. Elle a pris alors conscience
de l’ampleur des dégâts, qui ne se limitaient pas aux arbres effondrés dans la forêt : la pluie et le vent avaient été si violents que les toits de certaines maisons avaient été arrachés. C’était un spectacle assez peu réconfortant pour quiconque aspirait à un refuge après la bataille tout juste menée. Maru, qui était à côté d’elle, lui a effleuré le bras. Le garçon l’avait fidèlement accompagnée tout au long de cet après-midi riche en émotions – et c’était loin d’être terminé.
La pluie les avait surpris au bord de la rivière. D’autres personnes étaient venues se baigner là, dans ce bras très étroit, pour se laver de la chaleur du jour, mais Ana était restée la dernière à cause de la pile de vêtements accu- mulés. Elle avait repoussé la tâche toute la semaine avant de finalement s’y résoudre au risque de n’avoir plus rien de propre à se mettre, avait-elle songé avec une pensée nostalgique pour la machine à laver de sa maison de São Paulo. Peu à peu tous sont sortis de l’eau et ont quitté les lieux. Sauf Maru. Il est vrai que la lumière avait changé de manière inquiétante, mais Ana s’était obstinée à accom- plir sa besogne. Tandis qu’elle s’adonnait à sa lessive maladroite, Maru plongeait pour récupérer au fond de la rivière le savon qu’elle n’arrêtait pas de laisser échap- per, ou se distrayait en attrapant de petits poissons qu’il relâchait dans le courant. Il devait avoir huit ou neuf ans, c’était difficile à dire. Il était menu, mais son corps à la peau très brune avait déjà des muscles bien dessinés, comme ceux d’un homme miniature. Il avait des yeux malicieux, en amande, et les cheveux noirs et raides, coupés au bol.
Un vent glacial a soufflé au moment où Ana, sou- lagée, essorait son dernier maillot de corps. Un éclair comme une lame de machette a transpercé le ciel. Ils ont levé les yeux, la cime des arbres s’agitait nerveusement. Ils ont convenu en silence qu’il était temps de foutre le camp. Alors qu’Ana s’empressait de fixer son tas de linge
sur le porte-bagages, un fracas a retenti dans la forêt : un grand arbre s’était écroulé, en entraînant d’autres dans sa chute, et les oiseaux s’étaient enfuis avec vacarme. Ana s’est dit qu’il valait mieux éviter de couper par la forêt et rentrer par le chemin le plus long : la piste d’atterris- sage. Ils éviteraient ainsi qu’un arbre ne s’effondre sur leur tête, mais pour ce qui était de la foudre elle n’était pas tout à fait sûre de sa décision. Elle avait déjà lu à ce sujet, mais ne parvenait à aucune conclusion ; elle savait par exemple qu’il valait mieux ne pas se trouver dans l’eau, conductrice d’électricité, ou sous un grand arbre, qui risquait d’attirer la foudre, mais la piste nue ne lui semblait pas idéale non plus. Elle s’en souvenait, il valait mieux rester baissé ou monter dans une voiture, où la carcasse de métal conduirait l’électricité autour et non à travers le corps, mais ils n’étaient pas près de croiser une voiture ici et rester accroupi par terre au milieu de nulle part, en plein orage, ça fonctionnait peut-être en théorie, mais ce n’était pas du tout séduisant.
Les gouttes de pluie ont commencé à tomber, Ana n’en avait jamais vu d’aussi grosses, elles lui faisaient mal à la peau, comme des claques. Toute cette nature alen- tour était excessive. Elle s’est finalement décidée pour la piste et s’est rendu compte que son entêtement, en plus de les avoir laissés sans abri pendant la tempête, avait été vain : les énormes gouttes de pluie s’écrasaient sur le sol, faisant éclabousser la boue sur les vêtements qu’elle venait de laver. Mais le pire les attendait encore. Tandis qu’ils sentaient les lames de la foudre fendre le ciel au-dessus de leur tête, le vent soufflait si fort qu’il les empêchait d’avancer : plus Ana essayait d’appuyer sur les pédales, plus la sensation d’être tirée vers l’arrière était forte. Ils étaient pris au piège, dans la furie du vent, loin du village et de tout secours.
Maru est descendu de sa bicyclette et l’a tendue à Ana. Elle utilisait un vélo cargo en fonte, très prisé dans le
Xingu pour transporter toutes sortes de choses à l’avant et à l’arrière, mais très lourd. Maru la fixait tandis qu’Ana comprenait, gênée, que le garçon lui proposait de troquer son vieux Monark. Dire qu’elle avait cru qu’il galérait comme elle, alors qu’il se montrait seulement solidaire en refusant de l’abandonner en route ! Ils avançaient enfin. Ils pédalaient en silence, le corps penché en avant pour réduire la résistance de l’air, le dos battu par la pluie et les oreilles sifflantes. Quand finalement ils ont aperçu la grande clairière où se trouvait le village, Maru s’est arrêté et a rendu son vélo à Ana sans un mot. La pluie s’était déjà calmée. L’orage avait été bref mais violent : tandis qu’ils reprenaient leur souffle, ils contemplaient la cour du village à moitié détruite.
Des hommes grimpaient déjà sur les toits des mai- sons qui ressemblaient à d’énormes bouches édentées. D’autres s’approchaient, traînant des feuilles de sapé fraîches pour réparer les dégâts du chaume. Ils riaient et parlaient fort, et le jeune Yakaru, athlétique et de bonne humeur, les saluait, perché sur le toit de la grande maloca de son père. Ana lui a fait un signe de la main, essayant de contenir son tremblement, et a esquissé un sou- rire. Ils faisaient preuve d’une extraordinaire capacité à s’amuser même dans les situations les plus défavorables. Bizarrement, seule la moitié des toits étaient détruits. La maison où elle dormait, située un peu à l’écart du cercle du village et qui fonctionnait comme une sorte de maison des invités, était intacte, mais celle du chef et de sa famille, juste à côté, se trouvait en assez mauvais état. Une pensée l’a saisie : “Kassuri !” Le coin qu’elle occu- pait était complètement démoli. Kassuri, la fille du chef, vivait recluse depuis le mois de septembre, en raison de ses premières menstruations. C’était là, sous ce morceau de toit désormais disparu, sur quelques mètres carrés de terre battue, qu’elle avait passé presque toute l’année écoulée, jusqu’à ce jour. C’était là, derrière cette maison
désormais en partie détruite, à travers un petit trou dans le mur de paille, qu’Ana avait secrètement rendu visite à Kassuri tous les après-midi de cette étrange période.
Une planète appelée São Paulo
Un mois avant la tempête, Ana s’est réveillée somno- lente et en retard. Elle a sauté du lit : l’horloge indiquait 6h55. Elle s’était sans doute rendormie après avoir entendu le réveil sonner à 6h15. Qu’est-ce qui t’a pris de dormir si tard ? Elle a rassemblé ses cahiers d’école sur le bureau, et dans sa hâte – aïe ! – le livre de maths est tombé pile sur son petit orteil. Elle a enfilé un jean usé, troqué sa chemise de nuit (un long t-shirt qu’elle uti- lisait pour dormir) contre un t-shirt blanc froissé, s’est aspergé le visage d’eau et brossé les dents en un temps record : 7h06. De toute façon, il serait impossible de rejoindre l’école à pied, comme elle en avait l’habitude, avant la fermeture des grilles. Et puis son pied écrasé par le livre lui faisait mal. Mince, il fallait réveiller sa mère, c’était le seul moyen de ne pas rater les deux heures d’his- toire, le premier cours du mercredi et l’un des meilleurs de la semaine. Elle a traversé le couloir enfin libéré des cartons, quatre mois s’étaient écoulés depuis leur emmé- nagement dans la petite maison à deux étages avec la cour au fond, et frappé à la porte. Pas de réponse. Elle a attendu quelques secondes avant de tourner impatiem- ment la poignée. La porte a laissé échapper une plainte bruyante. La chambre était plongée dans l’obscurité : il y faisait encore nuit, le corps de sa mère en désordre, étendu sous les couvertures endormies, inerte.
- Maman ? a-t-elle appelé dans un quasi murmure. La plupart du temps sa mère était une femme pétil-
lante, mais se lever tôt ne faisait pas partie des choses qu’elle préférait au monde. Depuis qu’Ana était grande
et se rendait seule à l’école, son plus grand bonheur était de dormir jusqu’à 8 heures sans être dérangée.
- Tu peux me conduire ?
La femme a poussé un gémissement, s’est retournée et a ouvert les yeux. Elle avait une bouche charnue, des seins plantureux, des boucles aux reflets rouges éternel- lement rebelles, de grands yeux habituellement très vifs, à cet instant embrumés de sommeil.
- Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
- Je suis en retard, désolée.
- D’accord… laisse-moi me rafraîchir.
Ana a préparé le café en guise de maigre compensation et s’est servi un bol de céréales tandis que la voix de sa mère emplissait la maison : elle chantait sous la douche. Ana avait envie de se blottir dans la chaleur de ce chant pour ne jamais souffrir ; sa voix était aussi puissante que sa présence, un fleuve impétueux, une promesse de joie dans un monde vaste et clair. Quand elle rentrait dans une pièce, tous les yeux se tournaient vers elle, toutes les oreilles, toutes les bouches ; c’était comme si une lumière irradiait soudain l’endroit, débordant de cette femme qui se trouvait être sa mère. Ana n’était pas du tout comme ça. Parfois, elle rêvait d’être invisible. Pou- voir traverser les murs ça n’aurait pas été mal non plus, et éteindre la lumière de la chambre sans avoir à sortir du lit, mais c’était moins intéressant. Elle aimait le silence, préférait les livres aux gens. Ou les animaux.
La porte de la salle de bains s’est ouverte, sa mère est entrée dans la cuisine et s’est versé une tasse de café corsé. Les chiennes ont rempli la pièce de leurs queues et leurs museaux humides, et se sont jetées à ses pieds en quête d’une caresse. Elle les a cajolées tout en buvant le liquide amer :
- On y va ?
Elle a palpé son bras gauche en grimaçant et tourné la clé dans le contact. Elles ont baissé les vitres de la
voiture, et, avec le vent, un bref bonheur les a frappées au visage : d’être là, ensemble, avec ce soleil, la nouvelle maison et son jardin, les chiennes, le pitanga qui donnait des fruits très acides, fluorescents. Dans les rues à moitié vides, ce bon vieux calme qui précède la tempête : l’air soufflant doucement, tout bien à sa place avec des airs de pour toujours. Arrivées devant la grille de l’école, elles ont échangé un rapide baiser et se sont quittées. Elles se sont quittées.