Publication : 07/10/2010
Pages : 464
Grand Format
ISBN : 978-2-86424-754-8
Couverture HD
Numerique
ISBN : 978-2-86424-780-7

Dictionnaire des concepts nomades en Sciences Humaines

Olivier CHRISTIN

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Bien des expressions qui désignent des groupes sociaux, des idéologies, des manières de concevoir le temps ou l’organisation du monde qui nous entoure nous paraissent parfaitement naturelles et ne poser a priori aucun problème à qui voudrait les traduire et les appliquer à d’autres contextes que ceux dans lesquels elles sont nées. Mouvement ouvrier, avant-garde, intelligencija, laïcité, travail ou encore histoire contemporaine font ainsi partie de ces mots ou de ces expressions qui semblent aller de soi et dont il n’est pas vraiment utile de connaître l’histoire pour les utiliser à bon escient.
Pourtant, il n’en est rien. Ces termes s’exportent mal et chaque fois qu’on le fait dans l’usage courant ou le travail scientifique, ils multiplient les chausse-trappes et les faux-semblants dans lesquels on finit par ne plus savoir de quoi on parle. Sommes-nous toujours bien d’accord sur ce que nous entendons par Occident, humanitaire ou administration et lorsque nous faisons voyager ces mots par-delà les frontières ?
C’est à rendre étranges ces expressions faussement évidentes, à en faire des objets de questionnement tout autant que des outils qu’on ne regarde plus tant ils paraissent banals que veut contribuer ce dictionnaire. Une vingtaine de spécialistes européens, sociologues, ethnologues, historiens ou historiens d’art sont pour cela conviés à leur chevet pour en décrire les cheminements complexes et en proposer un usage réfléchi.

  • : interview d’Olivier Christin par Jacques Munier le 2 novembre 2010
    A plus d’un titre
    FRANCE CULTURE
  • : interview d’Olivier Christin par Florian Delorme en direct de la BNF le 7 octobre 2010
    Questions d’époque
    FRANCE CULTURE
  • : interview d’Olivier Christin par Sylvain Bourmeau le 9 octobre 2010
    La Suite dans les idées
    FRANCE CULTURE
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    LIENS SOCIO
  • Article entier à lire ici
    entretien avec Daniel Berland
    PAGE novembre 2010
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    CONFRONTATIONS
  • « Heureusement cet ouvrage est loin, très loin du dictionnaire nominatif, définitif. Ce n’est pas tant le sens qui intéresse le projet, mais les usages. »
    Camille Aranyossy
  • Entretien à lire ici.
    20 janvier 2011
    LE PROGRES
  • Entretien à lire ici.
    20 janvier 2011
    LA TRIBUNE DE LYON
  • « Le Dictionnaire des concepts nomades en sciences humaines se propose d’étudier toutes ces formules à la signification parfois galvaudée, voire erronée, dont l’utilisation peut prêter à confusion et aller à l’encontre d’une communication éclairée. »
    LE JOURNAL DE LA RECHERCHE
  • « […] le dictionnaire des concepts nomades en sciences humaines montre le flou et l’impression de notions sur lesquelles on feint de s’accorder. Ce qui n’est pas sans peser sur les conditions de délibération scientifique et sur les débats publics. Les exemples pris sont quelque peu inattendus (Administration, Avant-garde, Cacique, Confession, Droit musulman, Frontière, Laïcité, Intellectuels, Moyenne, Opinion publique…), ce qui renforce l’intérêt de ce travail collectif. »
    Olivier Mongin
    ESPRIT
  • « L’ambition de ce dictionnaire critique d’un genre nouveau est précisément de mettre au jour les circulations et les usages lexicaux différenciés de quelques-uns de ces vocables ou concepts "nomades" à travers lesquels les sciences sociales pensent le monde et se pensent elles-mêmes. Il peut s’agir de périodes ("Haut Moyen Age") ou de constructions idéologiques ("Humanitaire"), mais aussi de sciences de l’Etat ("Administration", "Moyenne", "Frontière") ou de groupes sociaux ("Junkers")… Un livre en chantier sans doute, mais une lecture salutaire à l’heure de la World History. »
    L’HISTOIRE
  • « Construire un raisonnement nécessite en préalable de faire l’inventaire des matériaux dont nous disposons, notamment lorsqu’il s’agit de "concepts nomades". Car les concepts ne sont figés ni dans le temps ni dans l’espace. Ils voyagent d’une langue à l’autre et, ce faisant, changeant au gré de traductions marquées par la variation des contextes sociopolitiques. Ainsi l’anglais dispose de work et de labor pour désigner une activité que le français ne peut rendre que par "travail". Comment comprendre des termes comme "humanitaire", "Occident" ou "opinion publique" qui, parce qu’ils "vont de soi" sont rarement explicités ? Comment se prémunir contre les malentendus ou les présupposés véhiculés par "mouvement ouvrier", "laïcité" ou "intelligentsia" ? C’est à cet effort de décryptage de 25 concepts de sciences sociales que s’est livré Olivier Christin (ancien Président à l’Université de Neuchâtel) en demandant des contributions à 25 auteurs de pays, de langues et de disciplines différentes. »
    REVUE SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES & LA METROPOLE
  • « C’est donc une démarche d’étrangeté du bien connu (une démarche car c’est une initiative de déstabilisation et non un constat) qu’il convient de trouver un rythme. Un dictionnaire de la ‘’débanalisation’’ qui refuse l’approximation de la routine. Le répertoire montre alors qu’avant de se trouver (de s’y retrouver), il faut prendre le risque de se perdre. Des notions que l’on croyait avoir définitivement domestiquées recèlent une puissance de rébellion. »
    Laurence Zordan
    LA QUINZAINE LITTERAIRE
  • Article entier à lire ici.
    Victor Pouchet
    LE MAGAZINE LITTERAIRE
  • " Un ambitieux dictionnaire décrit les métamorphoses de quelques notions-clés (Laïcité, Avant-garde, Occident) à travers les lieux et les époques." Lire l'article entier ici.
    Serge Audier
    LE MONDE
  • « Cette initiative aide le lecteur historien à opérer un retour critique toujours salutaire sur sa pratique et sur les problèmes de la traduction des concepts, au moment où l’anglais accroît sa place de langue de la communication scientifique internationale. » Lire l'article entier ici.
    Stéphane Frioux
    ARMAND COLIN

 

INTRODUCTION
Par Olivier CHRISTIN

 

Ce livre est un dictionnaire et, de fait, une forme de dictionnaire européen des sciences sociales et historiques. Pourtant, il ne poursuit aucune sorte d’exhaustivité, ne décrit en rien des écoles, ne propose pas de traduction systématique des termes et des concepts des différentes langues. Il ne prétend en rien dessiner un panorama des sciences sociales et de leurs protagonistes, si tant est qu’un tel projet aurait pu avoir du sens. Son objet est tout autre : saisir ce que les sciences humaines et sociales font de la langue ou plus exactement des langues européennes, comprendre ce qu’elles doivent à leurs singularités, expliquer pourquoi souvent d’une culture à l’autre on ne se comprend pas alors qu’on pense parler de la même chose, et par exemple de laïcité, d’Occident, ou d’opinion publique. Pour exposer ce qu’est l’objet de ce dictionnaire, il faut sans doute s’imposer un court détour, en trois temps, sur les dictionnaires eux-mêmes et leurs illusions, sur l’historicité de la langue ensuite, sur les enjeux des opérations de traduction enfin.

1.

Jamais les dictionnaires de sciences humaines et sociales n’ont été aussi nombreux : dictionnaires d’histoire, d’historiographie ou des concepts historiographiques, dictionnaires de sciences politiques, de sociologie ou de sciences religieuses, dictionnaires des utopies, dictionnaires biographiques (de Gaulle, Napoléon…). Jamais, pourtant, malgré ce succès éditorial et malgré la sophistication théorique réelle de certains d’entre eux, ils n’ont été plus éloignés de l’objectif classique qu’ils s’assignent : donner un état objectivé et critique du savoir et des outils, conceptuels et linguistiques, à travers lesquels il se constitue.

Dans une courte recension restée longtemps presque sans écho, John Pocock avait pourtant tracé, dès le début des années 1960, un programme clair et suggestif aux sciences sociales, les invitant à faire leur propre histoire sociale et plus précisément l’histoire de leur vocabulaire spécifique : “L’usage que l’historien fait de son propre vocabulaire professionnel doit, ou devrait, constituer le principal objectif de la critique historique […]. Cette critique fonctionne en se demandant où l’historien a trouvé les termes de son vocabulaire conceptuel, la façon dont ils étaient utilisés ordinairement et la façon dont il les utilise, quelles implications logiques, sociologiques ou autre ils véhiculent, comment leur signification a changé et change depuis qu’il les emploie et dans quelle mesure la construction de ses assertions a été affectée par l’état de la langue à l’époque où il en fait usage” [Pocock, 1963, 121-122].

Mais force est de constater que cette invitation est restée en bonne part lettre morte. Nombre de dictionnaires récents, y compris et peut-être surtout dans les disciplines historiques, bien loin de faire cette histoire de la langue, renoncent paradoxalement à toute réflexivité historique et à toute objectivation de leur propre travail de catégorisation et de conceptualisation, en invoquant ici leur caractère pratique, exclusivement utilitaire, là leur souci d’exhaustivité comme dans ces courtes préfaces qui claironnent comme une victoire de la science le nombre d’entrées contenues dans l’ouvrage. Faute d’expliciter ce que sont leurs ambitions – souvent inconsciemment normatives –, de préciser ce que sont les principes de sélection des entrées ou les contraintes imposées aux auteurs, ces dictionnaires en arrivent en fait à poursuivre l’illusion d’un savoir absolument neutre et universel, dont il ne serait pas nécessaire de porter au jour les conditions scientifiques, politique ou sociales de production. Bien des ouvrages, en effet, se passent de toute justification et de tout avertissement, tentant par là d’accréditer l’idée que leur propos serait une évidence et non un choix ou une sélection subjective : beaucoup de dictionnaires font ainsi l’économie de toute introduction, ou réduisent celle-ci à quelques lignes trop générales, de vraie bibliographie, de signalisation correcte des auteurs, faisant de ces livres d’histoire des ouvrages sans histoire. Les brefs avertissements au lecteur du Herder Lexikon, Geschichte 1 : Sachwörter mit über 2700 Stichwörter sowie über 300 Abbildungen und Tabellen [Herder Lexikon, 1977] ou du Ploetz Geschichtslexikon, Weltgeschichte von A bis Z [Ploetz Geschichtslexikon, 1986] se bornent à donner le nombre d’entrées, le nombre de cartes ou d’images, comme si la quantité pouvait à elle seule valoir gage de scientificité et d’universalité des analyses. Dans certains cas, tout se passe d’ailleurs comme si les proclamations d’universalité et d’exhaustivité des quelques lignes de préface ou d’avant-propos marchaient de concert avec la faiblesse des ambitions méthodologiques, conceptuelles et comparatistes réelles des ouvrages. On peut en prendre pour exemple les déclarations immodestes du Chambers Dictionary qui prétend offrir “une vue d’ensemble mondiale depuis les temps les plus anciens jusqu’au présent”, qui ne serait pas “purement eurocentrique” [Chambers Dictionary of World History, 1993]. De même les affirmations liminaires aux dictionnaires d’histoire universelle de Bruce Wetterau [1994] ou de Dominique Vallaud [1995], qui parle lui aussi de sortir de “l’européocentrisme” pour saisir “l’ensemble du passé de l’humanité”, semblent elles aussi imprudentes et bien loin du contenu réel des deux ouvrages.

Pour ne pas embrasser cette illusion, qui donne pour seul possible un ordre des mots qui ne reflète que l’état des rapports de force entre disciplines, entre chercheurs, entre espaces nationaux, il faut revenir à l’invitation initiale de Pocock, véritable défi à la naturalisation et à la nationalisation des concepts des sciences sociales, c’est-à-dire revenir à l’histoire et à l’histoire de la langue puisque c’est en les oubliant que certains des dictionnaires d’aujourd’hui peuvent voiler ce qu’il y a de proprement idéologique en eux (ethnocentrisme, téléologie du progrès, imposition académique d’acceptions légitimées par l’usage scolaire…).

Quelques grandes entreprises collectives échappent à ces travers et s’imposent à l’évidence comme des modèles de critique des dictionnaires de sciences humaines et sociales, y compris parce qu’elles prennent elles-mêmes la forme de dictionnaires. Il faut, parmi elles, évoquer les Geschichtliche Grundbegriffe [Brunner, Conze et Koselleck, 1972 sqq.], publiés à partir de 1972, et les travaux qui, par la suite, s’en inspirèrent plus ou moins explicitement. La force des Geschichtliche Grundbegriffe tenait, on le sait, non à un illusoire souci d’exhaustivité, à la multiplication des entrées, à l’inflation de l’érudition, mais à la volonté de penser ensemble la critique historique du lexique de l’histoire et la réflexion sur la naissance du monde moderne. L’effet de sélection des entrées qu’opère tout dictionnaire ou tout lexique n’était donc pas ici détaché d’une perspective théorique cohérente sur l’avènement de la modernité dans le langage, autour de quatre grands processus (Demokratisierung, Verzeitlichung, Ideologisierbarkeit, Politisierung). En se donnant des objectifs théoriques précis et en arrêtant en fonction de ceux-ci la liste et l’étendue géographique ou chronologique des notices (le sous-titre précise d’ailleurs : Historisches Lexikon zur politisch-sozialen Sprache in Deutschland), les Geschichtliche Grundbegriffe dessinaient aussi leurs limites volontaires : celles de l’Allemagne et de la langue allemande, mais aussi celles de la période de transition (Sattelzeit) 1750-1850. Ils laissaient donc en partie sans réponse la question devenue entre-temps décisive de la transposition des analyses qu’ils proposaient vers d’autres sociétés et d’autres espaces linguistiques. Ils offraient peu d’appuis à la comparaison et à la traduction, les deux opérations entretenant des relations à la fois nécessaires et difficiles.

Pour ne céder ni à la tentation de la comparaison hâtive, qui considère que la diversité des vocables n’est qu’un obstacle irritant mais négligeable, qu’il faut surmonter au plus vite en proposant des équivalences dont les principes et les conditions de circulation ne sont pas explicités, ni au renoncement monographique, qui souligne l’incomparabilité des objets et l’intraductibilité des termes, au risque de perpétuer des manières impensées de poser les questions, il faut citer une seconde entreprise, plus récente, conduite sous la direction de Barbara Cassin. Le Vocabulaire européen des philosophies [Cassin, 2004] veut en effet échapper aussi bien à “l’universalisme logique indifférent aux langues” qu’au “nationalisme ontologique” qui essentialise le génie des langues. Il invite pour cela à une “déterritorialisation”, et invoque Wilhelm von Humboldt lorsque celui-ci affirme que “la pluralité des langues est loin de se réduire à une pluralité de désignations d’une chose : elles sont différentes perspectives de cette même chose et quand la chose n’est pas l’objet des sens externes, on a affaire souvent à autant de choses autrement façonnées par chacun” (“Fragment de monographie sur les Basques” (1822), cité dans [Cassin, 2004, XX]). On peut, certes, discuter cette référence à Humboldt et l’opposition qu’elle établit entre différentes classes de choses, car elle semble faire de celles qui ne sont pas “objet des sens externes” des constructions singulières, propres à chacun. Tout porte, au contraire, à penser que ces choses-là sont aussi des faits sociaux et qu’elles ne sont donc nullement “façonnées par chacun”, mais bien produites et pensées en vertu des catégories elles-mêmes socialement produites et pensées. En ce sens, le Vocabulaire européen peut être prolongé sur d’autres terrains que le lexique de la métaphysique ou de l’éthique et notamment sur celui des sciences humaines. On pourrait également s’interroger sur la pertinence de la notion d’intraduisibles : chez Barbara Cassin, elle ne signifie pas impossibilité de la traduction, mais déportée vers les sciences humaines et utilisée sans précaution, elle pourrait occulter une partie des enjeux de la traduction, faire oublier que celle-ci est toujours un travail idéologique. Décider qu’un terme est intraduisible est à ce titre également une opération idéologique, légitime mais difficile, dont on peut prendre pour exemple les choix délicats du Dictionnaire historique de la Suisse [Jorio, 2002 sqq.], trilingue, qui refuse à certains mots français, allemands ou italiens une traduction au nom de leur spécificité historique, ou le Dictionnaire des mots de la ville [Coudroy De Lille, Depaule, Marin et al., à paraître], résolument plurilingue, qui systématise le choix de l’intraduisibilité en proposant, pour un même concept, différentes entrées dans chacune des huit langues étudiées, laissant au lecteur le soin de circuler de l’une à l’autre, (par exemple “ville”, “city”, “Stadt”, “città”, etc.) afin d’apprécier les nuances qui existent entre ces termes. C’est l’histoire qui fait d’un concept ou d’un mot ordinaire du langage indigène un intraduisible et non la géographie du réseau sémantique : elle peut donc faire l’objet d’une enquête historique. Le Vocabulaire européen et son ambition de déterritorialisation n’en constituent pas moins l’une des réflexions aujourd’hui les plus suggestives sur l’apport du comparatisme à la réflexivité critique des sciences sociales et à l’objectivation de leur modes spécifiques de construction des objets, ou des choses pour parler comme Humboldt. En soulignant ce que la construction des objets et des questions qu’on leur applique doit à des singularités linguistiques a priori contraires à leur prétention universaliste et en faisant du coup du comparatisme l’instrument d’une explicitation de ce qui paraît aller de soi, se comprendre à demi-mot ou ne nécessiter aucune explication, le Vocabulaire rejoint ainsi, par certains côtés, le souci de débanalisation du banal qui animait Pierre Bourdieu. Dans un texte consacré aux inconscients d’école, Bourdieu voyait en effet dans le comparatisme, le moyen “de rendre étrange l’évident par la confrontation avec des manières de penser et d’agir étrangères, qui sont les évidences des autres” [Bourdieu, 2000].

Le dictionnaire que l’on découvrira ici – puisque c’est bien de cela qu’il s’agit – s’inscrit résolument dans ce double héritage de réflexivité critique sur le langage des sciences humaines et sociales et d’objectivation des usages, savants ou ordinaires, des termes et des concepts qui en sont les outils privilégiés. En cherchant dans l’histoire et dans le comparatisme les moyens d’une critique de la naturalisation du lexique, en s’attachant non à une exhaustivité imaginaire mais à quelques termes choisis pour leur importance ou pour la complexité des problèmes qu’ils soulèvent, ce livre entend porter au jour les conditions d’apparition et de circulation de quelques-uns de ces vocables ou de ces concepts à travers lesquels les sciences sociales pensent le monde et se pensent elles-mêmes. Il n’est donc pas tant question de donner des définitions des différents termes ou d’en proposer des traductions que de montrer en quoi leurs conditions historiques de possibilité – par exemple dans le cas de l’expression “avant-garde” dans la France du XIXe siècle, étroitement liée à la constitution de la bohème artistique – sont décisives pour en comprendre les enjeux et les usages. Certes, les mots voyagent : d’autres langues que leur langue d’origine vont accueillir “cacique” ou “laïcité”, mais ces transferts ne sont jamais innocents ; ils interviennent eux aussi dans des contextes bien précis et servent des acteurs et des fins spécifiques. Déracinés et débaptisés, les mots et les concepts voyagent, mais confirment justement dans le tracas de leurs tribulations leur caractère de production historique et de produit local. Ceux qui les emportent ou les importent le savent bien, qui choisissent en les annexant de nommer ce qui n’était pas dit, de faire exister une chose nouvelle, d’afficher leur étrangeté à ce qui les entoure, comme dans les anglicismes bien connus des années 1930-1950 qui découvraient en France des gens smart, des yachtmen au fair-play remarquable, ou des play-boys. Retracer l’histoire de ces pérégrinations ou, au contraire, celle des enracinements qui font que tel mot ou telle expression apparaissent comme intraduisibles, impossibles à faire comprendre en dehors du contexte qui les a portés à exister et qui leur donne leur sens véritable, s’imposait comme la première exigence d’un dictionnaire critique, ne tenant pour naturelle ni la liste des entrées ni l’origine des auteurs sollicités.

On découvrira donc dans ce dictionnaire des notices à la fois semblables – dans leurs ambitions théoriques, leur mode de rédaction, leurs références – et hétérogènes puisqu’elles concernent des expressions désignant aussi bien des périodes chronologiques que des constructions idéologiques (“absolutisme”, “Occident”, “humanitaire”, “laïcité”, “opinion publique”, “mouvement ouvrier”), des sciences de l’État (“administration”, “moyenne”, “frontière”), des manières de penser et de dire les groupes sociaux… L’essentiel réside bien dans le souci de dénaturaliser et d’historiciser les usages lexicaux, de faire de chaque notice un cas d’école, sur lequel penser ce que les structures académiques, les usages linguistiques, les routines intellectuelles imposent de manière subreptice. La langue savante ne nous impose-t-elle pas parfois le choix des sujets que nous jugeons pertinents ou intéressants, la façon dont nous les construisons ou dont nous les expliquons ?

On peut en prendre pour exemple les effets scientifiques brutaux de l’évolution particulière à la France du terme de “confession”, qui cesse peu à peu, au début du XIXe, de désigner de manière évidente les “confessions de foi”, c’est-à-dire les corps de doctrine ou les listes des articles de foi des différentes Églises, pour ne plus renvoyer qu’à la confession auriculaire, à l’aveu, à l’expression individuelle de la conviction. C’est en rappelant cette histoire, ainsi que les difficultés de la traduction – l’allemand distingue en effet le sacrement (Beichte) de la confession de foi (Bekenntnis) – que l’on comprend les choix étonnants de certains historiens français qui dans des dictionnaires récents épousent, sans le dire et peut-être sans se l’avouer à eux-mêmes, un usage lexical si restrictif qu’il ne renvoie au fond qu’à l’Église post-tridentine (pour une analyse détaillée de cet exemple, voir l’article “Confession” de Naïma Ghermani dans ce dictionnaire). Cabourdin et Viard, dans leur Lexique historique de la France d’Ancien Régime [Cabourdin et Viard, 1978], Muchembled, dans son Dictionnaire de l’Ancien Régime [Conchon, Maes, Muchembled et Paresys, 2004], notamment, ne retiennent que la définition la plus étroite du terme, oubliant les confessions de foi protestantes, et reproduisent ainsi un inconscient catholique qui ne voit la confession que comme un sacrement ou l’aveu d’une faute : les notices qu’ils proposent n’ont donc de valeur que relative, à condition d’en accepter les présupposés initiaux, jamais explicités.

Cette historicisation des lexiques historiques est enfin une condition nécessaire de l’histoire comparée, comme Marc Bloch l’avait souligné avec force il y a déjà plus de quatre-vingts ans dans un article resté célèbre [Bloch, 1928]. Décrivant l’histoire européenne comme une “véritable Babel” où chaque école nationale avait élaboré plus ou moins inconsciemment des vocabulaires techniques sans se préoccuper du voisin, où la comparaison était des plus difficiles puisque ce n’était presque jamais les mêmes questions qui étaient posées d’un pays à l’autre, Bloch appelait ses collègues européens à “une réconciliation de nos terminologies et de nos questionnaires”, à entamer un travail progressif – et envisageable seulement dans le long terme – de construction d’un langage scientifique commun sans lequel les historiens se condamneraient à “causer éternellement d’histoire nationale à histoire nationale sans se comprendre” comme dans “un dialogue entre des sourds, dont chacun répond tout de travers aux questions de l’autre”.

2. En 1801 paraît à Londres, sous la plume de William Dupré, un ouvrage d’un genre un peu particulier, qui tient à la fois du dictionnaire bilingue français-anglais, du traité politique et du journal à destination des curieux. Son titre ? Lexicographia-neologica Gallica. The Neological French Dictionary ; containing words of new creation not to be found in any French and English vocabulary hitherto published, including those added to the language by the French Revolution, the whole forming a remembrance of the French Revolution [Dupré, 1801]. Après d’autres, comme Pierre Nicolas Chantreau, qui avait publié dès 1790 un Dictionnaire national et anecdotique [Chantreau, 1790] destiné à montrer en quoi le passage de l’Ancien Régime corrompu et moribond à un nouveau type de système politique avait profondément modifié la langue en inventant de nouveaux mots et en bouleversant le sens de certains mots existants comme “citoyens” ou “aristocrates”, William Dupré considère donc que la Révolution est un événement indissolublement historique et linguistique. C’est, à ses yeux, un moment où, dans le cours même des événements, la langue et les usages de la langue se transforment pour continuer à désigner effica­cement le monde et ce qui s’y passe, pour demeurer un instrument d’action politique privilégié, pour s’adapter aux nouvelles conditions de validité des énoncés : “Cette Révolution, qui est un phénomène politique sans précédent dans l’histoire de l’humanité, a dans son cours transformé la langue même du pays.” La rupture linguistique est telle et tellement liée au cours politique singulier de la France de la fin du XVIIIe siècle qu’elle justifie la publication d’un nouveau dictionnaire franco-anglais exclusivement consacré à cette langue nouvelle, aux institutions et aux acteurs spécifiques qu’elle désigne : faire ce diction­naire, décrire la révolution de la langue dans la langue de la Révolution, ce n’est donc pas autre chose pour Dupré que d’écrire, à destination des curieux, des lecteurs de journaux, des voyageurs, l’histoire de la Révolution elle-même.

L’exemple de Dupré et de son livre singulier pourrait sembler anecdotique s’il ne soulevait au fond les questions mêmes qui sont au cœur de notre dictionnaire. La Lexicographia-neologica Gallica souligne en effet clairement l’historicité de la langue ou, plus exactement, des langues qui évoluent, changent, se transmettent et justement changent en se transmettant par l’activité de ceux qui parlent et se parlent, écrivent, disent avec plus ou moins d’autorité pour le faire ce qu’est écrire et parler correctement. La fétichisation de la correction, l’invention récurrente d’un état idéalisé de la langue que tout nouvel usage viendrait corrompre, la déploration convenue des innovations, des néologismes, des importations de termes étrangers que l’on retrouve à toutes les époques, avec les mêmes arguments et les mêmes accents, comme lorsque les grammairiens français de la Renaissance pestaient contre les italianismes de la cour et des courtisans, ne sont finalement pas autre chose qu’une reconnaissance a contrario de cette transformation incessante de la langue par ses usages et ses usagers. De l’historicité de la langue, de ces transformations qu’imposent également ceux qui se voudraient les plus conservateurs, de ce caractère de production de l’histoire et de l’activité des agents historiques, les dictionnaires sont d’ailleurs les meilleurs témoignages et l’un des plus grands outils : le trésor qu’ils amassent et qu’ils assemblent au fil des éditions successives n’est jamais tout à fait le même ; les usages qu’ils décrivent et qu’ils prescrivent non plus, tout comme les locuteurs idéaux qu’ils imaginent (le roi, la Nation…).

Le constat de Dupré n’a évidemment rien de nouveau et bien avant la révolution lexicale de la Révolution française, bien avant son inventivité discursive étonnante, sa capacité à nommer ce qu’elle faisait et défaisait, les agents historiques avaient fait l’expérience des mutations de la langue. On pourrait, à titre d’exemple, citer le désarroi du premier antiquaire d’Amiens, Pagès, qui décrit dans ses notes manuscrites les poèmes associés tout au long des XVe-XVIIe siècles aux exercices religieux de la confrérie en l’honneur de la Vierge dans la cathédrale de la ville : “Il faut avouer que le langage des Français, leur poésie et leur goût sont aujourd’hui très différents de ce qu’ils étaient en ce temps-là, qu’on voit des vers et des refrains dans notre cathédrale dont on a de la peine à concevoir le sens. Il s’en trouve même quelques-uns qu’on n’entend plus et qui auraient besoin que l’on tire les morts de leurs sépulcres pour leur en demander l’explication, ou si on les entend ces vers, on ne peut s’empêcher de rire en soi-même en les lisant.” Mais faire ce constat empirique, remarquer avec les érudits du XVIIIe siècle que les textes de la Grande Rhétorique du XVe siècle ne sont plus accessibles ou tout simplement plus lisibles, repérer dans les dictionnaires des XVIIe-XIXe siècles la stupéfiante transformation du sens de certains vocables ou de certaines expressions, ce n’est pas en rendre compte scientifiquement et en comprendre les ressorts.

Depuis les années 1960, depuis l’invitation de Pocock à faire l’histoire sociale du vocabulaire de l’histoire sociale – et, au-delà, des sciences sociales –, depuis les apports de la sémantique historique des années 1970 et des Geschichtliche Grundbegriffe, de multiples entreprises se sont succédé et concurrencées sur ce terrain, avec des attendus théoriques et des principes méthodologiques très dissemblables comme l’a montré Hans Erich Bödeker [2002] : sémantique historique allemande autour de Koselleck et Conze, analyse du discours et des actes de langage dans les pays anglo-saxons sous l’influence de la réception des travaux de Searl et de Austin, lexicologie politique en France avec Régine Robin ou le laboratoire de Saint-Cloud, et plus récemment l’histoire linguistique des usages conceptuels, autour de la Révolution française encore une fois, avec Rolf Reichardt [Reichardt, Schmitt et Thamer, 1985 ; Reichardt et Lusebrink, 2000] et Jacques Guilhaumou [Guilhaumou, 1989 ; 2006]… La liste est évidemment loin d’être close. Dans tous les cas, quel que soit le format adopté et les corpus sollicités – faut-il proposer un lexique avec des termes isolés ; doit-on privilégier des textes de natures différentes, pour illustrer la diversité des usages, ou au contraire s’intéresser à des séries documentaires pour reconstituer autant que possible des contextes d’usage et des groupes d’usagers –, il s’avère bien délicat de remplir le programme que traçait William Dupré en 1801 : “saisir les mots dès qu’ils apparaissent” (“catch words as they rise […] into use” [Dupré, 1801, X]). Car la difficulté n’est évidemment pas ici de saisir la première occurrence d’un terme, d’en décrire les premières acceptions à partir d’un corpus plus ou moins large, mais bien de comprendre ce qui veut dire “into use”. Il faut alors s’éloigner de deux écueils sur lesquels il est facile de s’échouer : d’un côté, l’invention d’une langue sans locuteur réel, d’un dictionnaire idéal qui serait un trésor commun, dont il ne serait pas utile de se demander s’il fut un jour véritablement en usage ; de l’autre, l’invention d’un contexte qui ne serait que textuel, comme si c’était dans les textes que l’on trouvait la réponse aux ambiguïtés d’un texte, au risque de ne plus envisager en guise de contexte que les conditions linguistiques de possibilité des innovations et des mutations lexicales, que “les conditions langagières d’apparition des formes discursives” pour parler comme Jacques Guilhaumou, et donc de réduire, sous le terme de contexte, le monde social et ses contraintes sur l’économie des échanges linguistiques à une simple ressource du texte.

Une langue sans locuteur ; un pantextualisme qui ne reconnaît l’existence de ce qu’il appelle “la réalité” que du bout des lèvres : c’est à cette alternative ruineuse que notre dictionnaire entend échapper, en cherchant, dans l’analyse de cas d’espèce précis, à décrire les conditions politiques et sociales de formation, de validation, d’imposition et de circulation de termes, d’expressions, de tournures ou de catégories dont l’efficacité spécifique tient en bonne part à la structure des rapports de force dans lesquels ils éclosent. “Avant-garde”, “intelligencija”, “Occident” n’apparaissent pas dans la langue seulement parce que celle-ci le permet par la sacralisation de l’usage, mais aussi parce qu’ils correspondent à un moment particulier de l’état du champ qu’ils concernent et où certains acteurs se trouvent en position de nommer ce qu’ils font, de faire exister ce qu’ils sont. Le défi n’est donc pas de chercher dans la langue elle-même et dans l’histoire de la langue l’observatoire idéal à partir duquel comprendre les transformations du monde social, mais de décrire les conditions d’émergence de nouveaux lexiques et de nouveaux usages qui se forgent dans des pratiques politiques, savantes, littéraires : écriture en vernaculaire de traités politiques pour les communes italiennes, clubs révolutionnaires imposant un nouveau devoir d’éloquence, naissance de la critique littéraire moderne… Comme le disait à sa façon William Dupré, “au regard de la langue elle-même, il ne peut pas avoir échappé à la majorité des lecteurs de quelle étonnante magie les mots et les expressions sont doués et quels changements extraordinaires ils ont façonnés dans l’esprit des hommes et dans les affaires qui les touchent” [Dupré, 1801, XV]. Comment dire mieux que le contexte n’est pas une ressource de texte et que l’on pourrait probablement affirmer avec plus d’arguments le contraire ?

3. Pour comprendre ce que recouvrent, dans cette perspective, les enjeux de la traduction et notamment de la traduction des néologismes étroitement liés à un état de la langue, à un moment d’invention lexical et discursif rendu possible et nécessaire par les transformations du monde social, on peut reprendre un instant l’exemple du dictionnaire de William Dupré. Dans la Lexicographia-neologica Gallica, la question de l’historicité de la langue et de sa participation aux transformations du monde social soulevait d’urgentes questions de traduction. Comment faire comprendre aux étrangers ce qui se passait dans la France révolutionnaire et se disait dans cette langue inédite ? Comment expliquer des idées, des réalités politiques, des organisations sociales dans une autre langue, à qui ne les connaît pas ? Dupré se devait donc de justifier son entreprise de traduction rapide et très imposante des néologismes et des inflexions sémantiques de la Révolution française au moyen de deux arguments. D’une part, par le fait que le français constituait la langue internationale dominante, un idiome aussi familier aux Anglais que l’anglais lui-même, et qu’il n’était par conséquent pas possible de se désintéresser des changements rapides qui l’affectaient, ne serait-ce qu’à titre de curiosité littéraire ou de distraction. D’autre part, par le fait, plus important encore, que le public auquel il s’adressait, celui des lecteurs de journaux, risquait sans ce nouveau dictionnaire de ne rien comprendre aux événements français car “jusqu’ici on a surtout fait appel à des néologismes anglais, à peine compréhensibles pour la grande majorité des lecteurs anglais”.

C’est donc sur l’usage – la circulation internationale du français, l’habitude de forger des néologismes pour traduire des néologismes ou des termes mal compris par le traducteur – et surtout sur les usages – la traduction des nouvelles, la lecture des journaux – que Dupré fondait sa propre entreprise de traduction et sa légitimité, en pointant d’emblée les difficultés particulières soulevées par certaines classes de mots, de locutions, d’expressions qui ne pouvaient s’accommoder des traductions ordinaires ou communément admises, soit parce qu’ils étaient radicalement nouveaux, soit parce qu’ils n’avaient cours que dans le contexte spécifique, absolument singulier, de la France révolutionnaire : désignation des groupes sociaux (“aristocratie”, “tiers”, “affameurs”), notions clés du nouveau lexique politique (“terreur”, “égalité”), institution de la Révolution (“assignat”, “assemblées”, “comités”…).

Le résultat est déroutant, à la fois astucieux et hétéroclite, informatif et sans méthode. Certaines entrées sont l’occasion de brèves descriptions des institutions, des groupes sociaux, des chansons patriotiques ou des clubs. D’autres, pourtant, s’en tiennent à première vue plus étroitement aux questions lexicales et tentent de fournir des explications brèves (parfois accompagnées de citations en français) des termes et expressions retenues. Mais même dans ce dernier cas, ce qui frappe c’est l’embarras de Dupré, son incapacité à choisir clairement un format et un principe d’équivalence : des dictons, des refrains, des chansons, des noms propres utilisés comme désignations politiques (“Brissotins”) côtoient des termes isolés. Surtout, les entrées oscillent entre traduction mot pour mot (Aristocracy, Equality, Emigration), périphrases sans traduction (pour “Affameur” par exemple) et utilisation de termes français sans fourniture d’équivalents anglais.

Tout se passe donc comme si, chez Dupré, la conscience de la singularité de l’événement politique et langagier que constitua la Révolution le plongeait dans une forme de double bind : il ne faut pas user de néologisme mais traduire n’est pas satisfaisant. Or il faut bien constater que ce désarroi s’est perpétué dans les sciences sociales et en histoire, sans que les entreprises de sémantique historique ou de discourse analysis évoquées plus haut apportent sur ce point des éclaircissements décisifs. On peut en donner pour preuve l’incroyable note liminaire portée par l’un de ceux qui contribua pourtant le plus à rapprocher les traditions académiques divergentes en matière d’histoire sociale des usages linguistiques, Melvin Richter, en tête d’un index des termes clés des Geschichtliche Grundbegriffe. Dans cette annexe de son History of Political and Social Concepts, parue en 1995 [Richter, 1995], il recense les concepts traités dans les Geschichtliche Grundbegriffe et en propose la traduction, mais il prévient que “les équivalents anglais minima qui sont ici proposés sont, bien entendu, sémantiquement insuffisants”. À la lecture de ses traductions, on comprend sa prudence : Bildung est ainsi traduit par Education, Culture, Upbringing ; Arbeit par Work et non par Labour…

Richter comme Dupré traduisent donc pour le lecteur anglophone tout en disant que les traductions ne sont pas une solution satisfaisante et dans cet aveu, ils indiquent l’essentiel : nombre de vocables ou d’expressions sont si étroitement liés à leurs conditions sociales spécifiques de possibilité, à l’état particulier des rapports de force dans le champ où ils prennent forme et force, où ils s’imposent et imposent un ordre des choses, à des configurations apparemment extérieures à la langue elle-même et pourtant décisives pour son fonctionnement (structure du champ académique, relations de pouvoir, organisation de l’espace publique) qu’ils paraissent intraduisibles, définitivement attachés à leur origine et à leurs premiers locuteurs.

Fallait-il pour autant céder aux tentations opposées du génie des langues, de l’intraduisible, de la célébration à la fois fascinée et inquiète de la singularité des histoires, du relativisme méthodique ou de la généralisation hâtive, de la comparaison facile qui ne met en jeu que des types-idéaux, des catégories sociales ou des acteurs si lâchement esquissés que l’on y retrouve toujours le même ou presque ? C’est précisément l’ambition de ce dictionnaire critique que de montrer que ces difficultés ou ces défis constituent le terrain privilégié sur lequel mettre à l’épreuve les impensés des sciences humaines et sociales ou objectiver, justement par l’impossibilité de la traduction ou de la comparaison à gros traits, les présupposés qui conduisent dans un champ académique ou une discipline à poser tel type de question et non tel autre, à engager telle enquête et non telle autre. L’intraductibilité n’est pas ici une propriété d’une classe d’objets ou de vocables, une essence, mais une démarche qui doit rendre étrange ce qui nous paraît aller de soi et débanaliser les évidences des autres. Elle est une des conditions du comparatisme et de la réflexivité critique et, en cela, une difficulté bienvenue.

TABLE

 

Un dictionnaire pour un espace européen des sciences sociales
par Franz Schultheis

INTRODUCTION par Olivier Christin

 

ABSOLUTISME, Lothar Schilling

ADMINISTRATION, Igor Moullier

ANCIEN REGIME, Olivier Christin

AVANT-GARDE, Anna Boschetti

CACIQUE, CACICAZGO (fin XVe-XVIIIe siècle), Nadine Béligand

CACIQUE, CACIQUISME, CAUDILLISME (XIXe-XXe siècles), Guillermo Zermeño Padilla

CONFESSION, Naïma Ghermani

DROIT MUSULMAN, Oissila Saaidia

FORTUNA, Florence Buttay

FRONTIERE, Laurent Jeanpierre

GRAND TOUR (tourisme, touriste), Gilles Bertrand

HAUT MOYEN ÂGE, Giorgia Vocino

HISTOIRE CONTEMPORAINE, Gilda Zazzara

HUMANISME CIVIQUE, Laurent Baggioni

HUMANITAIRE, Irène Herrmann

INTELLIGENCIJA, INTELLECTUELS, Simone A. Bellezza

JUNKER, Thierry Jacob

LAÏCITE, LAiKLiK, Samim Akgönül

MOUVEMENT OUVRIER, Michele Nani

MOYENNE, Éric Brian

NARRATIO, RECIT, Alfonso Mendiola

OCCIDENT, Claude Prudhomme

OPINION PUBLIQUE, Sandro Landi

PARRAIN, PARRAINAGE, Étienne Couriol

TRAVAIL, LABOR/WORK, ARBEIT, Bénédicte Zimmermann

 

LISTE DES AUTEURS

BIBLIOGRAPHIE

Né en 1961, ancien élève de l’ENS de Saint-Cloud, agrégé d’histoire, membre de l’Institut universitaire de France (1999-2004), président de l’Université Lumière Lyon II (2008-2009), il est spécialiste de l'histoire religieuse du début de l'époque moderne. Il est actuellement professeur d'histoire moderne à l'Université de Neuchâtel.

Bibliographie