Présentée et préparée par Serge Quadruppani
Des rues de Milan aux montagnes de Calabre, des hauteurs du Piémont aux faubourgs de Naples et de Palerme, des écrans berlusconiens aux chambres d’immigrés, ce livre nous emmène visiter le Bel Paese, ce « Beau Pays » comme l’Italie officielle aime s’appeler elle-même. Mais, sous cette Italie-là, s’en dévoile une autre, hilarante et tragique, violente et poétique. Un pays comme le nôtre et pourtant semblable à nul autre.
Le trafic d’ordures ou d’influences, les crimes mafieux ou policiers, les zones d’ombre de l’Histoire et celles de l’actualité : les thèmes et les codes du polar, qu’ils passent par le récit ou bien par l’analyse, apparaissent comme les mieux à même de rendre compte de l’Italie d’aujourd’hui. Les treize auteurs de roman noir qui nous servent ici de guides appartiennent à la part la plus dynamique et créative de la littérature transalpine contemporaine. À travers mille registres, du plus grave au comique le plus déchaîné, en explorant tous les genres, du conte fantastique à la satire en passant par la nouvelle policière la plus classique, on découvre un pays rongé par la corruption, le décervelage consumériste, la misère et la criminalité. Un pays où s’affirme pourtant la puissance des forces de la création et de la révolte : ce livre en est, parmi d’autres, un exemple.
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« Serge Quadruppani est aux commandes et de cette anthologie du noir italien. Et qui mieux que lui, incontournable traducteur, grand amateur et observateur pointu de la littérature policière transalpine, pour réunir les indispensables éléments permettant de dresser un portrait forcément subjectif de la variété romanesque de l’Italie contemporaine ? »
Florence Rault
C’est une donnée historique établie : dans ce pays où se bousculent les splendeurs naturelles, la quête de la beauté et de la douceur de vivre en même temps que la réalisation des passions les plus folles et les plus intenses n’ont cessé depuis des millénaires d’être poursuivies avec une détermination sans équivalent, et elles ont offert à l’humanité un trésor universel. En même temps que de cette vieille terre volcanique jaillissaient à jet continu des joyaux urbains, des fresques et des styles, en même temps qu’elle répandait sur le monde son magma fécond, presque tous les modes de domination et d’autodomestication de l’espèce humaine développés en Occident furent expérimentés en Italie. Pour qui, comme moi, l’aime et la vit depuis des décennies, pour qui la regarde au double filtre de l’histoire et de la tectonique des plaques, la péninsule prend l’aspect non pas d’une botte, mais d’une flèche d’inquiétude millénaire plantée dans le flanc de l’Europe.
Sur cette terre en éternel tremblement fut élaboré un modèle de république oligarchique et impérialiste promis à un bel avenir avec son principe “du pain et des jeux” – pour les électeurs : pour les autres, il y avait le fouet et la crucifixion (aujourd’hui : la surexploitation et les bombes intelligentes). Deux millénaires plus tard, c’est encore en Italie qu’un phénomène qui parut d’abord anodin mais devait ensuite s’imposer au monde comme vecteur d’un mode de vie surgit avec une rapidité proprement stupéfiante, plusieurs années avant la France et le reste de la planète : dans les mains de tous ceux qui étaient en âge de la porter apparut une laisse électronique, qui était en même temps un fabuleux instrument d’uniformisation narcissique, le telefonino. Entre le règne d’Auguste et celui du téléphone portable, l’Italie a souvent apporté une contribution originale et décisive à la question : comment commander aux hommes et à leurs passions??
Lieu de naissance d’un empire qui sut pendant cinq siècles laisser vivre les provinces suivant leurs lois et leurs dieux pourvu qu’elles engraissent la métropole, la péninsule a ainsi donné naissance à une forme de domination constitutive de l’inconscient universaliste de l’Occident?; c’est sur ce même sol que, bien avant Khomeyni et Ben Laden, fut inventée la religion d’État interdisant toutes les autres et c’est là aussi qu’apparurent les cités-État maritimes aux origines du capitalisme et de sa première mondialisation. Pendant deux mille ans, l’Église catholique a exercé, depuis son siège central des bords du Tibre, un gouvernement spirituel mondial dont le relatif affaiblissement n’a pas cent ans. Grâce à quoi, elle a profondément enraciné dans une tradition occidentale dont nous ne sommes toujours pas sortis un type d’imaginaire, notamment érotique, qui donne un rôle ambigu à la transgression, source de souffrance autant que de jouissance, et occasion de rachat. Ce que Pasolini a magistralement illustré avec Théorème est repris dans cette anthologie sur le mode loufoque par Michele Serio, avec son Pinocchio transsexuel napolitain (Noël Trans).
Le mouvement de constitution d’États-nations du XIXe?siècle, si riche de conflits meurtriers et d’émancipations à double tranchant, a eu pour principal moteur la bataille pour l’unité italienne. Giancarlo De Cataldo, dans l’article qu’il nous livre ici, illustre cette ambiguïté féconde et sanglante en traçant le portait de Mazzini, un des principaux acteurs du Risorgimento (L’anti-Italien).
À partir du Moyen Âge, Normands, Souabes, Espagnols, Autrichiens ou Français, des gouvernants venus d’ailleurs, ont très souvent incarné l’État dans la péninsule morcelée, tout particulièrement dans le Sud. À la fin du XIXe?siècle, l’unification italienne, accomplie sous l’égide de la dynastie de Savoie, n’a rien changé à cette situation : dans tout le mezzogiorno, le remplacement des fonctionnaires des Bourbons régnant à Naples par les Piémontais du royaume savoyard, après un bref moment d’espoir, a été vécu par le peuple comme le simple changement de personnel d’une machine d’oppression . Dans sa nouvelle (Gens perdus) Gioacchino Criaco restitue, avec les beautés de sa terre calabraise, les sentiments d’abandon et de révolte qui animent depuis des siècles ses populations. Dans ces conditions, la société s’est toujours organisée sans l’État et contre lui, en cultivant diverses formes de clandestinité : c’est sur ce terreau que naquit un autre modèle universel de domination, la mafia. On en a une première illustration avec la longue, désopilante et désolante nouvelle de Francesco De Filippo, Ordures, qui fouille l’humus social de la Camorra napolitaine, et une autre dans le bien plus bref et sombre récit de Giosuè Calaciura, Le soldat, qui montre l’enracinement populaire de la mafia sicilienne.
Après l’Église universelle et la mafia, le fascisme peut être indubitablement porté au compte de la créativité italienne. On sait le succès planétaire qu’a eu, comme les deux autres, cette dernière invention, inspiratrice d’Hitler et de beaucoup d’autres bourreaux de moindre importance. On a peut-être moins remarqué que, pour s’imposer, ce régime n’hésita certes pas devant le recours à la violence, mais qu’il sut aussi, à un moment, emporter l’adhésion d’une majorité de la population, y compris dans sa partie réputée la plus éclairée. Aujourd’hui, quand on voit les bouffonneries filmées de Mussolini, que ce soient ses discours ou ses démonstrations “sportives”, on est sidéré de constater que tant d’esprits fins, tant d’hommes de haute culture, au moins jusqu’aux lois raciales et à l’entrée en guerre aux côtés de l’Allemagne, se soient si bien accommodés de tant de stupidité. C’est la découverte décisive qu’au XXe?siècle l’Italie aura faite, pour le plus grand profit du reste du monde : elle nous a pour toujours enseigné la puissance de la bêtise dans l’histoire. La nouvelle de Valerio Evangelisti, entre autres, en est la démonstration.
Mais c’est aussi dans cette pépinière de tous les pouvoirs qu’a existé, dans les années?70, le mouvement anticapitaliste le plus profond et le plus étendu de la deuxième moitié du XXe?siècle, apogée et début de la fin pour le grand ébranlement planétaire qu’on a l’habitude de regrouper sous le millésime 68. Sergio Bianchi réussit à faire sentir le passage de cette “horde d’or” à travers le destin d’un chalet de montagne (La maison des bois). Pour combattre la dissidence radicale d’une partie, certes minoritaire, mais dynamique et inventive, de sa population (jeunes, ouvriers, gens de culture) , l’Italie des dirigeants a su inventer encore deux nouveaux instruments particulièrement efficaces, en puisant dans le trésor de son histoire. Au pays des complots florentins et des cours vaticanes, les attentats massacres mêlant loges maçonniques, extrême droite, mafias et services secrets s’imposèrent très naturellement dans certaines têtes dirigeantes comme un moyen de maintenir l’ordre existant. La stratégie de la tension inaugurée en 1969 par l’attentat de la piazza Fontana à Milan a eu par la suite bien des imitateurs, qu’ils en aient été conscients ou pas, et que les attentats aient été directement inspirés par le pouvoir comme dans le cas de la guerre poutinienne aux Tchétchènes, ou œuvre de forces disposant d’une réelle autonomie mais opportunément récupérée par le pouvoir, comme ce fut le cas de la guerre de Bush contre le terrorisme, lancée après la destruction des Tours du Centre mondial du commerce.
Deuxième invention de la fin des années?70, le repentir judiciaire exige, contre une dispense ou une remise de peine, une confession exhaustive, en particulier par la dénonciation de tous les complices réels ou inventés, et vise à la transformation même de l’âme de l’accusé, incité à signer des déclarations dans lesquelles il reconnaît avoir eu tort et assure avoir changé. Le recours aux repentis a largement contribué à briser les groupes gauchistes tombés dans la fascination du P38, avant de servir à restructurer la mafia et la classe politique italienne à un moment où la corruption de cette dernière avait atteint un degré qui la rendait de moins en moins fréquentable, aux yeux des dirigeants économiques et au niveau international. S’il n’est pas dépourvu de signification que cette technique ait été mise en œuvre par des juges sous l’influence des traditions staliniennes, la filiation avec l’inquisition codifiée par les papes romains est néanmoins évidente . Accompagnée d’une rhétorique hégémonique sur les “années de plomb”, la répression qui s’est abattue sur la “horde d’or” des contestataires s’est traduite pour quelques milliers d’entre eux par une dispersion à travers le monde et l’expérience de l’exil, que Paola De Luca nous restitue dans la seule nouvelle (Sous son nom) écrite directement en français.
En contraste avec l’extraordinaire et millénaire inventivité politico-sociale qu’on vient d’évoquer, l’atonie qui marque l’histoire italienne depuis trois décennies est particulièrement frappante. Les années?80 ont été marquées par ce que Pasolini annonçait comme une mutation anthropologique et qu’on a appelé l’avènement des “nouveaux Italiens”, ceux qu’on voit désormais occupés à se tripoter le portable en tous temps et en tous lieux, ceux qui se délectaient avec les premières émissions de téléréalité bien avant que les Français ne découvrent Le Loft – l’émission phare d’outre-Alpes s’appelant sans fausse pudeur Il Grande Fratello (Big Brother en anglais), ceux qui aimaient Berlusconi grâce à et non pas malgré certaines particularités du personnage : frasques sexuelles, blagues d’après-banquet et profitables traficotages. Ces Italiens qu’Andrea Camilleri dépeint si bien (Qu’est-ce qu’un Italien??) et qui ont toujours entretenu un rapport souple avec la loi ont adhéré avec enthousiasme à la vision berlusconienne du monde. Celle-ci a détourné l’hédonisme soixante-huitard au profit d’un “érotisme” omniprésent profondément machiste, elle a porté le culte de l’argent, du double langage, du cynisme affairiste déguisé en éloge du travail, du mépris du bien commun maquillé en liberté d’entreprendre, elle a porté tout cela à un degré que seul le précédent président français a tenté, vainement, d’égaler. Dans sa nouvelle, Valerio Evangelisti dépeint à merveille cette Italietta, cette petite Italie avalée par les écrans, où le sport permanent de l’autodérision se double souvent d’absurdes régurgitations patriotiques.