Les funérailles constituent un cadre social particulier avec ses règles et ses codes. Il y a le mort, la famille et ceux qui enterrent. Julien Bernard a répondu à une offre d’emploi proposant d’être « porteur de cercueil pour les cérémonies funéraires ». C’est ainsi qu’il a fait profession de croquemort au sein des pompes funèbres. Faisant parallèlement des études de sociologie, il note au jour le jour son approche et la réalité de ce terrain à la fois central et à part dans notre culture.
Comment s’intégrer à une équipe de travailleurs de la mort, comment, entre la compassion, l’engagement, l’humour noir et l’obligation au protocole, arrive-t-on à développer et à porter un regard objectif sur cet étrange et nécessaire travail social qui se constitue « par le bas » grâce à des mécanismes de coordination effective entre les individus sociaux.
Depuis la rencontre des familles jusqu'à la tombe ou le crématorium en passant par la délicate prise en charge des corps, ces professionnels de la mort apprennent à gérer leurs émotions. Véritables grammairiens du « soutien », ces hommes qui nous enterrent sont aussi les metteurs en scène et les acteurs de nos funérailles durant lesquelles ils essaient de « mettre en sens » la mort et de maîtriser la balance de l’énergie émotionnelle et collective que libère toute perte humaine.
Attentif à ces « points de frottement » très particuliers que sont les dernières confrontations entre les proches et le mort, l’auteur réussit ce tour de force de nous faire pénétrer dans l'univers méconnu de ces travailleurs dont l’art consiste à se glisser un temps dans cet entre-deux, à la fois avec une proximité suffisante pour comprendre ce qu’ils ressentent et une distance sociologique nécessaire pour nous permettre de saisir sans nous épouvanter le quotidien maîtrisé du croquemort.
-
« […] après la lecture de ce texte, vous ne mourrez plus comme avant. »Valérie Wosinski
-
Lire l'article ici
Jérôme PilleyreL'Echo républicain -
Rien n’est joué
RSR 1 -
: voir
A plus d’un titreFRANCE CULTURE -
« On trouve ici un propos bien mené, intelligent et sobre sur ce qui fait du croquemort un métier très particulier. »Adeline BronnerTOURNEZLESPAGES.COM -
« La richesse du travail que Julien Bernard a mené auprès de cette profession de l’ombre que sont les croquemorts tient à l’expérience qu’il a pu en faire en l’exerçant en parallèle de ses études de sociologie. […] Il décrit tout à fait finement à quel point la question des émotions est au cœur de leur pratique, celles des clients, bien sûr, dans la diversité de leur intensité et de leur expression, mais aussi celles des professionnels et de la difficulté à être en permanence confrontés au deuil, à l’autre, et cela dans l’obligation de maîtrise et d’accueil. »
Delphine GoetgheluckLE JOURNAL DES PSYCHOLOGUES -
« Un travail sociologique original mené au sein des pompes funèbres par Julien Bernard, tout d’abord. Ce jeune auteur délimite dans Croquemort la place des émotions dans les rituels thanatologiques […] »
Juliette CerfPHILOSOPHIE MAGAZINE -
« [Julien Bernard] parvient au prix d’un tour de force à rendre sensible ce moment crucial où l’individu mort devient le scellement de la collectivité quand, sur le bord de la fosse, comme le disait Hamlet, "Les couleurs natives de la résolution blêmissent sous les pâles reflets de la pensée". »
Vincent LabaumeTOUT PREVOIR -
« Un clin d’œil à une légende qui prétend que, par le passé, les croquemorts vérifiaient que le défunt était bien mort en lui mordant l’orteil… »Julien Bonnet
SCIENCES HUMAINES -
« Longtemps, il ne prêta pas attention à eux lors des obsèques auxquelles il assistait. Jusqu’à cette offre d’emploi, lue au hasard d’un journal en novembre 2003. Une entreprise cherchait un porteur de cercueil pour les cérémonies funéraires. "A voir cette annonce à côté de celles pour maçons, infirmiers ou représentants de commerce, je me suis dit que le secteur funéraire était un secteur comme un autre. Je comptais alors m’engager dans une thèse de sociologie sur les émotions dans les médias ; j’ai pensé que cet emploi pouvait me permettre de faire mes études en parallèle." De ce détour d’un an entre les vivants et les morts, Julien Bernard a finalement fait son sujet de thèse. Puis un livre, Croquemort. Une anthropologie des émotions. »Catherine VincentLE MONDE MAGAZINE -
Lire l'article entier ici.ARCHIVES DE SCIENCES SOCIALES DES RELIGIONS
INTRODUCTION :
ENTREE DANS LES POMPES FUNEBRES
J’ai découvert les pompes funèbres par le biais d’une offre d’emploi, en novembre 2003, cinq mois avant d’entamer la recherche à l’origine de ce livre. Une entreprise cherchait un “porteur de cercueil pour les cérémonies funéraires”. À voir cette annonce aux côtés de celles pour maçons, infirmiers ou représentants de commerce, je me suis dit que le secteur funéraire était un secteur comme un autre. Les propositions de débutants sans qualification étaient acceptées, l’annonce stipulait seulement que les candidats devaient avoir une “tenue correcte” et que la durée hebdomadaire du travail varierait entre quinze et vingt heures en moyenne. À la réflexion, je me souvenais avoir assisté à des enterrements mais sans avoir pris garde au travail des pompes funèbres. Je n’avais jamais eu affaire à aucun “croquemort”, je comptais alors m’engager dans une thèse de sociologie sur les émotions dans les médias ; j’ai pensé que cet emploi pouvait me permettre de faire mes études en parallèle.
Voyant le travail des pompes funèbres comme un “petit boulot” d’un genre un peu particulier, mais pas impossible a priori, je me suis présenté à l’adresse indiquée vêtu d’une chemise blanche, d’un pantalon et de chaussures noires. En ouvrant la porte du magasin, j’ai aperçu des couronnes de fleurs artificielles, des plaques et une affiche bleu ciel. Un homme très bien habillé est apparu pour me recevoir avant de me faire asseoir à son bureau pour me poser quelques questions sur mon âge, mes expériences professionnelles et ma formation. Puis, en parcourant le curriculum vitae que je lui avais tendu, l’homme des pompes funèbres m’a demandé si je n’avais pas d’appréhensions particulières par rapport à ce métier. Je me souviens l’avoir convaincu en disant l’intérêt que j’avais pour “la gestion des émotions”. Il m’a ensuite demandé ma taille, pour le veston qu’il m’attribuerait, mais surtout pour savoir à quelle place il me ferait porter les cercueils, car l’équipe avait l’habitude de porter “à l’épaule”. Il ne fallait pas de déséquilibre. Il s’est levé pour me raccompagner et m’a simplement salué, en me donnant rendez-vous pour un “convoi”, le surlendemain. Je pourrais ainsi y être “mis à l’essai” pour m’en “faire une idée”.
J’ai pensé que le travail devait s’apprendre “sur le tas”. C’est, du reste, à mon arrivée le surlendemain, ce que m’a suggéré un employé visiblement aguerri, en disant : “En faisant comme moi, tu verras.”
Dans le sous-sol de la boutique, je rencontrai mes futurs collègues. Un stock de cercueils, des outils, des cartons et, suspendus à un portant, des vestes bleu marine et des gros manteaux noirs pour les jours de pluie nous attendaient. Les employés avaient leur veste attitrée et leurs cravates personnelles. Comme
je n’en avais pas, le patron m’en a prêté une, pendant qu’un deuxième employé constatait que j’étais nouveau. J’ai essayé une veste, alors qu’il me demandait si je savais à quoi m’attendre. Le troisième riait en disant au deuxième d’arrêter. L’ambiance était cordiale. Le premier s’affairait en tous sens, portant une couronne de fleurs, lisant une feuille d’instructions, démarrant le véhicule, et le patron a suggéré que c’était quand même agréable de travailler en costume. Puis, à l’heure dite, il m’a demandé de prendre le volant. Un moment de l’entretien qui portait sur mon permis de conduire m’est revenu en mémoire. Le rôle de chauffeur m’était octroyé. Je n’ai su que plus tard que le premier n’avait pas de permis, que le deuxième prenait des médicaments et que le troisième n’aimait pas cette tâche. Je me suis alors installé, le patron côté passager et mes nouveaux collègues derrière. Nous avions un cercueil vide dans le caisson du coffre, une couronne et une plaque funéraire sur la plage arrière.
Mes trois collègues porteurs et l’organisation de la petite entreprise se sont progressivement donnés à voir. Les statuts et les aspirations de chacun n’étaient pas les mêmes. Celui qui me recommandait de l’imiter était employé à temps plein. Outre porter lors des cérémonies, il préparait les cercueils, nettoyait le corbillard et les locaux, allait sur les lieux des décès, faisait des transports de corps, connaissait les formulaires. Il était, en quelque sorte, le factotum de l’entreprise. Les deux autres étaient contractuels. Ils étaient payés pour effectuer une moyenne de quarante heures par mois. L’un voulait travailler plus, et il accompagnait souvent le premier, l’autre s’en contentait tout à fait et n’effectuait que les convois. Il était en retraite. L’activité de porteur lui accordait un complément de revenus. J’étais aussi contractuel. On m’appelait pour les convois et pour des transports de corps. Mon relevé d’heures était envoyé tous les mois à une entreprise de travail temporaire. Enfin, le personnel de l’entreprise était complété d’une secrétaire à temps plein assistée d’une secrétaire à mi-temps qui veillait à la comptabilité. La première recevait les familles et coordonnait l’organisation des obsèques, en étroite collaboration avec l’homme qui m’avait reçu pour l’entretien d’embauche. Lui aussi recevait les familles, et il officiait comme maître de cérémonie. Il s’occupait encore du versant commercial, de la publicité et de la vente des contrats obsèques. Un directeur supervisait le tout.
Le contexte de l’époque était un peu particulier. En 2003, la France et l’Europe avaient subi un été caniculaire de triste mémoire. Durant la première quinzaine d’août, en France, 15 000 décès supplémentaires par rapport à la mortalité habituelle de cette période de l’année étaient survenus. Les fortes températures et leur durée exceptionnelle avaient causé de nombreuses déshydratations. Les services hospitaliers non climatisés avaient manqué de ventilateurs. Devant l’ampleur de la catastrophe, on avait reproché aux membres du gouvernement d’avoir manqué de réactivité, et le ministre de la Santé avait été mis en cause. La mort massive de personnes souvent âgées et isolées avait provoqué un vif débat stigmatisant “la solitude”, “le délitement des liens sociaux”, “la crise de la famille” ou “l’individualisme de notre société”. Comme les services d’urgence, les services des morgues et les services de pompes funèbres avaient connu un surcroît d’activité sans précédent. Les médias s’y étaient alors intéressés mais je n’eus connaissance de ces reportages que lorsque mes futurs collègues m’en parlèrent. À la marge de la recherche des “responsabilités” de la tragédie, les journalistes avaient pris pour angle les conditions de travail des professionnels de la mort, rendues éprouvantes par la chaleur.
Un jour, alors que nous roulions en corbillard, les employés et le patron se sont souvenus d’une intervention dans un immeuble du quartier. En joignant le geste à la parole, ils ont raconté comment, en un temps record, ils avaient su mettre le cadavre dans sa housse. Puis les détails les plus dégoûtants, les insectes, la putréfaction, le corps flasque, les écoulements, ont suscité leurs exclamations. Les employés racontaient des nuits sans dormir, à aller chercher des corps, leur épuisement, mais surtout leur maîtrise du dégoût face à des odeurs nauséabondes. Ils devaient travailler rapidement, parfois en apnée, pour ressortir à l’air libre au plus vite. Dans certains appartements, ils n’entraient pas sans masque. Certains expliquaient encore la nécessité, physique et psychologique, de se doucher le soir à la maison, pour se laver et se détendre, mais surtout, telle une ablution, pour se purifier symboliquement, évacuer ce que le contact des morts pouvait causer ; éliminer, pour eux et leurs proches, ce que deux ethnologues ont nommé la “crainte latente d’une possible contamination” (Jeudy-Ballini & Voisenat, 2004).
Le rapport au corps mort se révélait dans ces récits comme un point saillant du travail funéraire, une spécificité, une particularité. En certains endroits, comme en Inde, le fait de toucher les morts est l’objet central des stigmates portés sur les agents funéraires. Mais on voit que ce rapport aux cadavres – dans les cas les plus extrêmes – se présente aussi parfois comme une source de pénibilité pour les agents funéraires. En témoigne une sorte de “bizutage” dont je fus l’objet (et le sujet), quelques semaines après mon embauche. Si mon intégration au collectif de travail s’est déroulée progressivement, cet épisode ressort comme un point de basculement [...]