Publication : 07/02/2002
Grand Format
ISBN : 2-86424-410-1

De la Nature

Pour penser l'écologie

Serge MOSCOVICI

ACHETER GRAND FORMAT
18.5 €

L'écologie est en passe de devenir une culture mondiale. Peu de gens ont réfléchi à son émergence, ni même œuvré, au sens philosophique, pour elle. Serge Moscovici nous rappelle que la nature est aussi notre œuvre et que nous avons de plus en plus de responsabilité envers elle. Qu'elle est bel et bien historique et qu'à chaque période de l'humanité nous constituons un état de nature qu'il nous incombe de penser. Nous sommes donc des hommes dans la nature. Il pose ainsi de façon forte et profonde "la question naturelle".

  • "Un parti d'extrême droite aux portes du pouvoir: cette situation, le psychosociologue de renommée internationale Serge Moscovici l'a connue sous des formes bien plus radicales, lui dont l'adolescence a eu pour théâtre le Bucarest de la Garde de Fer et des pogroms. Il y a dans le racisme, écrivait-il déjà en 1984, " un noyau dur, un matériau impalpable qui résiste, autour duquel on peut tourner comme les électrons tournent autour de leur noyau, mais dans lequel on ne pénètre pas. Un noyau aussi dur et aussi résistant que la mort elle-même ". Phrase terrible de la part d'un savant dont tout l'itinéraire semble avoir consisté à fuir l'atmosphère d'une jeunesse volée par la haine. Que son fils, Pierre, soit devenu ministre de Lionel Jospin avait fait de cette trajectoire un modèle d'intégration réussie. Au lendemain du dimanche 21 avril, pourtant, le tableau semble soudain moins lumineux pour cet homme exigeant, d'une rare densité. Un homme qui, après avoir été dès les années 1960 un pionnier de l'écologie politique en France, et son principal maître à penser, allait prendre ses distances vingt ans plus tard, reprochant aux écologistes leur manque de fermeté à l'égard du Front national. D'un confin à l'autre du Vieux Continent, c'est à une belle et douloureuse histoire d'Europe que renvoie le destin des " Mosco ". Sans la guerre, explique Serge Moscovici, fils d'un marchand de céréales issu d'une famille juive de Bessarabie, il serait retourné sur les bords du Danube, " pour y travailler, dit-il, comme mon père et mon grand-père. Heureux de voir s'écouler les années près des vastes champs de blé. " Mais il y aura la montée du fascisme roumain et l'expérience cruciale de l'antisémitisme. Le futur sociologue est exclu du lycée, réchappe par miracle au pogrom de Bucarest, en 1941 -" ce que j'ai vu a brouillé pour toujours la vision que j'avais des hommes ", raconte-t-il dans sa Chronique des années égarées (1997), magnifique récit autobiographique en partie écrit pour ses deux fils. Puis ce sera, à 17 ans, le travail forcé, le froid et la faim. " Là, pour la première fois j'ai compris l'importance de ma taille? " Comme il est le plus grand, on le nomme chef. Du coup, il se met à lire et apprend le français. Et il conçoit le projet fou, lui qui travaillera en usine jusqu'en 1947 comme ajusteur, de " devenir un homme d'étude ". Les premières années à Paris restent très incertaines. "Je menais une triple vie. " Inscrit en licence de psychologie, travaillant dans la confection pour survivre, il mène une existence de noctambule en compagnie du poète Paul Celan et de l'ethnologue Isac Chiva, l'ami de toujours, tous deux également originaires de Roumanie. " Notre trio nous tenait lieu de famille ", se souvient encore ce dernier. Le genre de trajectoire qui vous trempe un caractère et explique le non-conformisme d'un penseur constamment à l'écart des modes. On comprend mieux, aussi, la genèse de cette œuvre inclassable: sa passion pour la nature, lui qui appartient à une génération élevée " dans une culture de la mort ", et cette façon si particulière d'observer le monde à partir de ses marges. Car, dans le paysage des sciences humaines en Europe, Serge Moscovici fait figure de " monstre sacré". C'est vrai dans son domaine, la psychologie sociale, discipline à laquelle il va redonner ses lettres de noblesse _ Psychologie des minorités actives (1979), L'Age des foules (1981) _ sont désormais des classiques. Cela vaut encore pour son travail d'anthropologue, de philosophe et d'historien des sciences. Les années roumaines n'en ont pas moins laissé leurs traces. Ainsi, quand ses fils étaient petits, Serge Moscovici estimait qu'il ne fallait pas les gaver, " pour les habituer aux privations, au cas où? ". Il le raconte aujourd'hui en souriant, mais il n'empêche : les ironies de l'histoire sont parfois vertigineuses ! Ainsi quand Pierre Moscovici, ministre de l'intégration européenne, fut accueilli à Bucarest comme un membre à part entière de la " famille nationale "? alors qu'en 1938 cet Etat retirait à son grand-père la nationalité roumaine en dépit de ses protestations. Il y avait " quelque chose d'embarrassant et de pitoyable dans cet orgueil à faire partie d'une nation qui ne voulait pas de nous ", commente à ce propos Serge Moscovici dans ses Mémoires. Entre-temps, ladite nation, pourtant avide d'entrer dans l'Europe, a presque tout oublié. C'est une des raisons pour lesquelles le sociologue, depuis 1989, n'y est jamais retourné. NATURALISME SUBVERSIF La politique, en revanche, est restée de tradition familiale : l'oncle, Ilie Moscovici, ne fut-il pas un des fondateurs de la social-démocratie roumaine ? Chez Serge, l'engagement, dans l'écologie prolongera un " naturalisme subversif" qu'il expose dans ses ouvrages, dont La Société contre nature (1972), livre culte pour toute une génération d'intellectuels, notamment de féministes. "Mosco " bouleverse les catégories de pensée en montrant que la nature a une " histoire humaine" C'est aussi la grande époque de l'UER d'ethnologie pirate de Jussieu où ce singulier professeur _ Pascal Dibie, son ancien étudiant, évoque " sa magistrale fausse absence de talent pédagogique " _ fascine un public soucieux, à sa suite, de " réenchanter le monde " et de lutter contre la domestication des ?mes. Que pense du séisme de dimanche l'auteur de La Machine à faire des dieux (l 988), qui souligne souvent que "faire de la politique " revient un peu à "faire de la psychologie des masses " ? " Ce qui me frappe le plus, observe- t' il, à l'évidence très affecté, c'est d'abord l'externalisation du racisme. Mais ce résultat procède également d'une constante dévaluation du monde politique. Dans cette désastreuse perte de légitimité, plusieurs acteurs, dont les médias, les syndicats et peut-être les intellectuels, portent leur part de responsabilité. Ils ont un peu joué les pompiers pyromanes. Enfin, on s'est sans doute trop occupé des consommateurs, pas assez des citoyens, oubliant que la politique, c'est d'abord une passion, et une passion à long terme ! ". C'est dans cet esprit que, au-delà de l'actualité, Serge Moscovici reste convaincu que " la question naturelle dominera le XXIème siècle ". Il le réaffirme avec force dans son dernier livre, justement intitulé De la nature: pour penser l'écologie politique, et conçu " comme un manifeste". On ferait bien d'y prendre garde. Car s'il y a une chose qui caractérise l'œuvre de ce grand inquiéteur qu'est Serge Moscovici, ce sont ses intuitions prémonitoires.
    Alexandra Laignel-Lavastine
    LE MONDE
  • « S. Moscovici n'a jamais renoncé à son projet de réenchanter le monde et toute sa personne incarne la libido sciendi, cet enthousiasme sans lequel la science ne serait que froide mécanique. »
    C. David
    LE NOUVEL OBSERVATEUR

Avertissement de Pascal Dibie


L'écologie est en passe de devenir une culture mondiale. Peu de gens pourtant ont réfléchi à son émergence, ni même œuvré, au sens philosophique, pour elle. Serge Moscovici est à ma connaissance en France, un des seuls à avoir poussé aussi loin la réflexion. Lorsqu'en 1968 paraît Essai sur l'histoire humaine de la nature dans la collection que dirigeait Fernand Braudel, l'ouvrage fut accueilli avec surprise par la communauté scientifique et intellectuelle. Elle vit avec curiosité et parfois même une certaine incompréhension non seulement la nature réintroduite dans le politique, mais pire, son introduction comme objet dans les sciences sociales. Avec La Société contre nature, paru en 1972, ma génération, alors au seuil de l'université et de la vie, s'enthousiasma, jusqu'à en faire un livre culte, pour cette pensée qui, outre un plaidoyer pour le féminisme, proposait une nouvelle conciliation de l'homme avec la nature. Sur la lancée de la critique de la vie quotidienne, de la société de consommation, du productivisme, du scientisme, et de bien d'autres "ismes", nous découvrions la nécessité de penser et de faire un monde capable de recycler autant ses ressources que son histoire et ses savoirs. Faisant un constat sans retenue de ce qu'était notre monde et de ce qu'il allait devenir, Serge Moscovici proposait de décloisonner le regard, et avec lui les sciences humaines qui, venant du positivisme encore tout chaud, s'épanouissaient dans le carcan structuralo-marxiste qui faisait les délices de beaucoup et le désespoir de quelques-uns. C'est du côté de l'université de Jussieu que ma recherche, qui à l'époque était plutôt une "quête", me poussa. Autour et sous la houlette dynamique et chaleureuse de l'ethnologue Robert Jaulin, en même temps que l'anthropologie, étaient repensés le monde moderne et son avenir. - Il faut reconnaître au département d'ethnologie de Paris VII, où avec beaucoup d'autres Serge Moscovici enseigna, d'avoir été entre les années 1970 et 1980 un lieu très important pour penser l'écologie naissante en même temps qu'un vivier pour Les Amis de la Terre et les autres associations écologistes qui surgirent dans ces années-là. - Moscovici nous tirait du dilemme "société ou nature" et de l'opposition chère aux anthropologues nature/culture. Il nous démontra que la théorisation de l'écologie pouvait et devait se faire dans le mouvement même de la jeunesse et de la pensée en ébullition, qu'il fallait ré-ensauvager le domestique et que c'était bien dans la contestation de la vieille société, dans cette clameur d'un appel à vivre ici et maintenant, qu'une nouvelle conscience planétaire (pour laquelle nous n'avions pas encore le mot "écologie") d'une humanité impliquée dans la nature pouvait émerger. Il nous fit prendre conscience que la nature nous fabrique autant que nous la fabriquons, qu'il nous fallait revenir à une conception poreuse du monde, à un "système ouvert" dans lequel on pourrait envisager la nature comme une nature historique qui contiendrait l'homme, l'homme en tant qu'un de ses facteurs déterminants, que notre nature est bel et bien historique et qu'à chaque période de l'histoire nous constituons un état de nature.

Le "naturalisme subversif" de Serge Moscovici, comme le qualifie aujourd'hui Jean Jacob dans son Histoire de l'écologie politique (1999) ne toucha évidemment pas que nous. Nous savons maintenant que des intellectuels, comme son contemporain Edgar Maurin dans Le Paradigme perdu : la nature humaine, s'en inspirèrent pour dénoncer la pensée contre nature. Prigogine, Prix Nobel de physique, avec Isabelle Stengers, considérèrent à leur tour dans La Nouvelle Alliance l'importance de la proposition de Serge Moscovici de réintroduire la science dans la nature et de prendre en compte cette "nouvelle nature" que les hommes engendrent sans cesse. Habermas, réfléchissant sur "l'après-Marx" trouva lui aussi chez notre auteur objet à réfléchir sur l'histoire humaine dans la nature, notamment pour repenser les forces productives qui infléchissent les relations dans la société. On pourrait faire la liste des chercheurs et des recherches que l'œuvre "naturaliste" de Serge Moscovici a inspirés, liste qui est loin d'être close et dont je parie qu'elle ne cessera de s'allonger avec le temps et l'obligation, pour ne pas dire le devoir, qui nous incombe de penser l'histoire et les relations des hommes dans la nature, autrement dit de poser "la question naturelle".

Je ne puis m'empêcher de penser que les trente années écoulées depuis les années 1970 resteront dans l'histoire de notre temps comme celles de la découverte de la question naturelle et de son adoption progressive par toutes les couches de la société. Car, bien qu'elle ait suscité au début peur ou méfiance, il n'est que d'observer, d'écouter, de lire, de se rappeler les remous, l'agitation collective et l'effervescence intellectuelle qui s'ensuivirent pour reconnaître que cela fut et reste la seule vraie innovation qui ait irrigué notre récente forme de vie et notre culture politique. La contribution de Serge Moscovici, sur une multitude de problèmes, à cette vie et à cette culture, a été exposée de façon plus libre et plus personnelle à l'occasion, dans des conférences, des débats, des interviews et des articles dont l'usage n'était pas exclusivement réservé et destiné aux écologistes, ni même à des spécialistes. Son engagement et ses interventions s'adressaient et s'adressent toujours à chacun de nous et à tous ceux qui veulent s'écarter des voies connues et coutumières pour penser l'écologie politique.

Si regrettable que cela soit, il était impossible de reproduire dans ce volume la totalité de ses interventions. On a donc choisi d'organiser et de mettre en perspective les textes qui nous ont paru les plus significatifs du point de vue de la théorie, ceux qui ont le plus marqué le mouvement naturaliste et œuvré à l'idée très écologiste d'un "réenchantement du monde".

La majorité de ces articles ont été réécrits par Serge Moscovici, à la fois pour exprimer l'évolution de sa pensée et pour tenir compte de l'expérience et des préoccupations des nouvelles générations avec lesquelles il est entré en contact. Il y a une différence considérable entre la manière de saisir et de définir ce qui portait une charge incertaine d'avenir, le mouvement vert par exemple, à l'époque où ces textes furent publiés sous leur forme initiale, et la manière de parler de ce même mouvement devenu parti qui, bien que toujours incertain, est aussi devenu une réalité, ce qui change tout… Autrement dit, c'est un livre neuf, sans aucune solution de continuité avec le passé et l'époque historique qui l'a mûri, sinon les indications qu'on a disposées çà et là. Le lecteur d'aujourd'hui trouvera, sous forme d'exigences, les thèmes et les cheminements de ce qu'on peut appeler sans hésitation une vraie écologie politique. En tout cas, c'est bien à un élargissement d'une conscience écologique et politique, avec en perspective l'idée forte que l'écologie, en opérant une révolution de la science et des consciences, ne s'imposera que si elle devient un véritable phénomène culturel qu'invite cet ouvrage, et au rappel que l'écologie ne peut avoir d'avenir réel si elle n'affronte pas le racisme en pratique, au jour le jour et à haute voix. La nature de l'homme en dépend aujourd'hui.

Pascal Dibie

Serge Moscovici est à l’origine de l’introduction de la psychologie sociale dans la tradition de la recherche en Europe et de l’orientation de la psychologie sociale européenne. Il a ouvert les domaines de l’histoire des représentations sociales, de l’étude des minorités actives et de la question de la psychologie collective, qui dominent aujourd’hui l’ensemble de la psychologie sociale. Il est aussi, à travers son œuvre anthropologique et son engagement, un pionnier de l’écologie politique en France. Né en 1928 sur les bords du Danube, Serge Moscovici, fils de marchand de grains, passa toute son enfance en Bessarabie. En 1938, il fut exclu du lycée de Bucarest par les lois antisémites. Après avoir subi le pogrom de Bucarest en janvier 1941, il fut mis au “travail obligatoire” jusqu’au 23 août 1944, quand la Roumanie fut libérée par l’armée soviétique. C’est durant ces quatre années de guerre qu’il prit goût à la lecture et apprit à parler le français au contact, notamment, d’Isidor Goldstein, futur Isidore Isou. Compagnon avec lequel il fonda la revue Da, revue d’art et de littérature éditée fin 1944, dans laquelle Isou publiait son premier manifeste pour le “verbisme” et Serge Moscovici un article sur la “lumiéro-peinture”. Da fut rapidement interdite par la censure. Ayant obtenu un diplôme d’ajusteur qualifié, Serge Moscovici travailla en usine jusqu’en 1947 où, alors qu’Isou gagnait la France, il essaya, vainement, de se rendre en URSS. Finalement, il quitta la Roumanie et, comme beaucoup, utilisant la filière des “camps de personnes déplacées” passant par la Hongrie, l’Autriche et l’Italie, entra en France un an plus tard. Arrivé à Paris en 1948, il travailla d’abord, pour survivre, dans la confection puis dans les chaussures en gros, en même temps qu’il entreprenait à la Sorbonne une licence de psychologie, en menant une vie de noctambule. Cette vie nocturne joua un rôle tout aussi déterminant que l’Université puisque c’est là qu’il se lia d’amitié avec bon nombre d’intellectuels dont Paul Celan, Isaac Kiva et bien d’autres. A partir de 1950, il obtint une “bourse de réfugié” pour poursuivre ses études à la Sorbonne. Il suivit les séminaires d’Alexandre Koyré, Friedmann, Schwartzbart, entre autres, et fit sa thèse avec Lagache sur la représentation sociale de la psychanalyse : La Psychanalyse, son image et son public (PUF, 1976). Sa formation fut complétée par l’invitation, dans les années 60, aux Etats-Unis, à l’Institut for Advanced Studies de Princeton et de Stanford. Plus tard, c’est à la New School for Social Research qu’il sera convié comme professeur et où il enseignera, parallèlement à ses séminaires à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, où il est directeur d’étude, jusqu’en 1985. Si le travail de Serge Moscovici est dominant dans le domaine de la psychologie sociale, son œuvre anthropologique est tout aussi remarquable. Lié à la création du département d’ethnologie de l’université Paris VII dans les années 70, il a marqué, avec Essai sur l’histoire humaine de la nature (Flammarion, 1968), La Société contre nature (UGE, 1972) et Hommes domestiques et hommes sauvages (UGE, 1974), toute la génération de 1968 tant écologiste que féministe. Considérant les sociétés du point de vue de la nature, il est un des grands inspirateurs de l’écologie politique - il se présentera plusieurs fois aux législatives et aux européennes sur des listes écologistes.

Bibliographie