Publication : 14/02/2013
Pages : 128
Grand Format
ISBN : 978-2-86424-902-3
Couverture HD

Deuil

Gudbergur BERGSSON

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16 €
Titre original : Missir
Langue originale : Islandais
Traduit par : Eric Boury

Quand on arrive au bout du chemin et qu’on n’a plus pour horizon que la disparition ou l’éternité, vers où se tourner ? Presque invariablement vers son passé. Dans la solitude de sa maison, témoin de tant de moments uniques, le héros de ce texte se souvient de sa vie, son veuvage précoce, sa relation très particulière avec les femmes, les enfants, les amis, les voisins, son travail. Le silence n’est troublé que par le sifflement de la bouilloire, la musique quotidienne d’adieu à un vieil homme solitaire et à sa vie. Un homme enchaîné à un destin inéluctable et qui sait que seul l’amour (ou le désamour) est capable de passer la frontière qui sépare la vie de la mort .L’auteur porte un regard provocant sur la vieillesse et sur la vie quotidienne, apparemment anodine, que chacun parcourt à sa façon.

  • «Cette histoire est dédiée à la génération de l'éternelle jeunesse» : l'homme arrive au bout du chemin, l'issue est proche. L'homme est en effet très âgé, vit seul depuis longtemps, et revient avec un œil acéré sur sa longue marche vers le deuil et la mort, deuil d'une vie, de la vie, de ses proches. L'analyse est lucide, franche, réaliste, sans concession mais l'oeil reste pétillant et le sourire du clown triste ; une distance voire une certaine autodérision introduisent une légèreté heureuse et salvatrice. Tout au long de cette analyse de la vie, de la vieillesse et la mort, la bouilloire chuinte, occupe l'esprit et marque l'attente. La vie se rétrécit et les souvenirs jaillissent de partout et nulle part. Un témoignage unique d'une certaine philosophie de vie, expérience aussi unique qu'universelle.

    Max Buvry
    Librairie Vaux Livres (Vaux-le-Pénil)
  • « Entre poésie et philosophie, grâce à une écriture resserrée, une précision des mots, un sens épuré de la description, Gudbergur Bergsson délivre une vision de la vieillesse, certes expurgée de tout sentimentalisme mais imprégné d’une émotion profonde, très belle qui n’est pas sans rappeler le film de Mikael Haneke, Amour. » Plus d'infos ici.
    BLOG ActuaLitté
  • Plus d'infos ici.
    chroniqué par Olivier Barrot
    FRANCE 3
  • « Il n’existe rien de plus injuste que cette brutalité, cette violence qu’est le vieillissement. Voici ce que réussit pourtant à décrire Gudbergur Bergsson, cette brutalité assourdie, cette violence ralentie et leurs ravages moins spectaculaires mais tout aussi féroces que ceux du sabre ou du fusil. Ce sont des pages implacables où seule la littérature tient bon. » Lire l'article entier ici.
    Eric Chevillard
    LE MONDE DES LIVRES


Je ne dors jamais. Je ne veille pas non plus. Je me vois, allongé dans mon lit, quelque part entre le sommeil et la veille.
L'eau chuchote dans la bouilloire.


Lorsqu'il se réveille le matin, il demeure un moment immobile. Avant de se coucher, au petit matin, il se met des boules Quies dans les oreilles et avale un somnifère.
Son regard reste rivé au plafond, presque comme s'il était mort.
Bientôt, ses yeux se mettent à vaciller. Il tend alors une main vers la table de chevet, se cogne au réveil et regarde le cadran. Puis le revoilà gagné par la torpeur. Bientôt, il s'anime à nouveau et promène ses yeux dans la pièce. Il consulte le réveil, sans savoir si le jour s'est enfin levé ou si c'est encore la nuit. Ses yeux vacillent.
Comme il n'ôte pas les boules Quies de ses oreilles, il n'entend aucun bruit.
Ce qu'il voit est l'environnement dans lequel il vit depuis des dizaines d'années et, malgré cela, il ignore où il se trouve. Il lui faut longtemps pour le comprendre. Comprendre qu'en réalité, cela n'a aucune importance. Son unique perception se résume à cela : il est vide. Il ne ressent plus la faim. Il se sent vide à l'intérieur, en proie à un malaise d'origine imprécise. Tout se confond en apathie, somnolence et silence. En dépit de son épuisement, il n'a pas envie de mourir. Il souffre d'un entêtement à vivre qui tient plus de l'habitude que d'un véritable désir.
Il a la bouche sèche, mais ne trouve pas le verre d'eau à côté du réveil sur la table de nuit. Il oublie alors le verre comme sa soif. Puis il rote : “Voilà, il est libéré.” Son esprit est traversé par quelque chose qui ne constitue pas précisément une pensée. Vient ensuite une autre impression : “Il doit se libérer d'un second poids.”
Il ne rote pas une seconde fois. Il ne se libère pas de ce second poids.
Son visage est figé. Il a dormi sur le côté, la joue pressée contre l'oreiller ; des rides et des plis marquent sa peau.
Quand ses poumons se plaignent, il se tourne sur le dos et se frotte les yeux.
Il croit maintenant comprendre où il est : chez lui, à l'endroit qu'il occupe habituellement dans la chambre à coucher, mais il a oublié depuis combien d'années il vit ici. Il fixe ces murs qui ne l'intéressent plus. Pas plus que le monde. Bien qu'il ne désire pas mourir, il lui arrive souvent de souhaiter être mort ou de se dire qu'il devrait l'être depuis longtemps. Il devrait avoir disparu de ce monde. C'eût été dans l'ordre des choses.
Il en va autrement pour lui : plus il vieillit, plus il s'accroche à la vie, même s'il ne fait rien pour prolonger la sienne.
Un instant, il promène ses yeux sur la pièce, puis se tourne à nouveau sur le côté droit, tend un bras vers la table de nuit, cherche le réveil à tâtons et regarde les aiguilles. Il ne devrait pas avoir à le faire, il sait qu'il se réveille toujours à la même heure, alors qu'il est plus de midi pour le commun des gens.
Autrefois, quand il allait au travail, il ne se réveillait jamais avant la sonnerie. Ces années-là, il se couchait fatigué. Aujourd'hui, elle ne retentit plus, il se réveille, se rendort et dort tout son soûl sans pour autant se soustraire à aucune obligation.
Tout est calme. Il n'entend pas un bruit. C'est l'été, la lumière emplit la chambre.
Il se garde de dormir sur le côté gauche. Quand il le fait, il entend le battement sourd de son cœur et s'imagine qu'il pourrait s'arrêter subitement. En général, il évite également de porter son regard sur la moitié vide de ce lit désormais trop grand pour lui. Au souvenir des mots que sa femme lui a dits alors qu'elle était allongée là, il ôte les boules Quies de ses oreilles. Cela prend un certain temps, elles sont difficiles à attraper. La chaleur corporelle ramollit la cire qui glisse loin dans le conduit auditif. Mais il finit par y parvenir.
Le murmure de la rue lui emplit la tête.
Le voici maintenant à peu près réveillé. Le bruit n'est pas fort par comparaison avec ce silence, mais il est signe de vie et de mouvement.
Il se racle tout à coup la gorge. Il parvient à faire remonter un crachat dans sa bouche, puis hésite, ne sachant pas s'il doit le ravaler ou se lever pour aller jeter un œil à la fenêtre et boire quelques rayons de la lumière du jour. Dès qu'il sera debout, il ira jusqu'à la fenêtre et ravalera son crachat.


Un échafaudage est placé sur le mur de la maison d'en face. On pose un double vitrage isolant tout neuf à l'une des fenêtres. Il ne comprend pas pourquoi ces gens se donnent cette peine. Le couple qui habite là est aussi vieux que lui et pourrait finir ses jours sans changer de fenêtres. En outre, le mari et l'épouse sont sourds, ils n'ont besoin d'aucun double vitrage pour s'isoler. Il connaît parfaitement la question.
Hier, les ouvriers chargés de la pose ont eu une brève conversation avec lui quand il les a interpelés depuis le trottoir où il s'était arrêté.
- Les gars, vous changez les fenêtres chez des gens qui n'entendent même pas le son de leur propre voix.
Les hommes ont ri en passant sur leurs narines leur pouce recouvert d'un gant de travail.
Ils étaient jeunes et lui ont conseillé de faire changer les siennes, elles étaient vermoulues : en mettre de nouvelles donnerait de la valeur à son habitation s'il voulait la vendre.
- Ce sont des fenêtres de fabrication suédoise, le système d'ouverture protège les enfants de tout risque de chute, a déclaré le premier.
- Et que ne ferait-on pas pour la sécurité des petits ? a complété le second.
Cela ne l'a pas troublé qu'ils puissent tenir de tels propos au vieillard qu'il était ; leurs paroles lui ont toutefois semblé stupides en ce qu'elles attestaient d'une méconnaissance de la vie. L'espace d'un instant, il s'est dit qu'il ne serait peut-être pas idiot de s'offrir de nouvelles fenêtres afin de ne plus entendre la circulation : ainsi, il serait débarrassé de ces bouchons d'oreille. Mais en y réfléchissant à deux fois, il lui est apparu que s'il n'entendait pas le bruit des voitures, le murmure de la vie ne lui parviendrait pas non plus. Les boules Quies étaient un moindre mal par comparaison au double vitrage, d'ailleurs on pouvait les mettre et les retirer à volonté, ce qui n'était le cas des fenêtres.
Voilà ce qu'il a répondu aux ouvriers, qui ont rétorqué avec un rire :
- Vous ne manquez pas de sens pratique.


À l'époque où il était jeune, la vie grouillait partout. Ce quartier encore récent abritait une kyrielle d'enfants, d'ouvriers et d'employés. Avec le temps, il se transforma en un lieu où vivaient des gens qui avaient réussi dans la vie grâce à leur courage et à leur sens de l'économie. Certains étaient même devenus commerçants, bien que la plupart d'entre eux se soient contentés d'être artisans. Ils avaient toutefois continué à engendrer une ribambelle d'enfants, comme les couples d'ouvriers. Lorsque le quartier était encore neuf, seules des herbes éparses et maigres poussaient dans les jardins, aujourd'hui ornés de plantes décoratives, de grands arbres aux larges couronnes dont les branches ployaient sous leur propre poids. Désormais, les épaules des habitants tombaient également, voûtés qu'ils étaient par la vieillesse. Cette dernière avait ses bons côtés. Maintenant que la plupart d'entre eux étaient vieux et retraités, ils menaient, tout comme les lieux, une existence paisible, sans être importunés par les gosses en bas âge. L'animation et les fêtes bien arrosées avaient déserté les foyers. Ceux qui étaient assez robustes ou avaient la santé nécessaire pour boire et mener une vie de fête se faisaient rares. Ils considéraient avoir atteint la maturité et, aujourd'hui, les raisons qui, dans le passé, les avaient poussés à boire ou à fumer leur échappaient.
Il faut à la fois être en bonne forme et manquer de bon sens pour mener une vie dissolue, affirmaient-ils.
Il lui semblait parfois étrange d'être vieux au point d'avoir été le témoin de l'évolution des lieux, d'avoir vu la végétation des jardins s'éveiller et les voisins disparaître un à un. Les maisons étaient mises en vente juste après l'inhumation. La plupart étaient achetées par des jeunes au comportement aussi fantaisiste que déplaisant. Nombreuses étaient les fenêtres dont personne ne tirait jamais les rideaux. Cela s'appliquait surtout à la partie ouest du quartier, la plus prisée des intellectuels. Pour une raison imprécise, les malades mentaux remplaçaient souvent les défunts dans la partie est. La municipalité achetait les maisons et les petits immeubles afin de les héberger. Les vieux qui vivaient encore chez eux peinaient à joindre les deux bouts et continuaient plus ou moins à occuper les abords de la rue la plus passante, aux endroits les plus bruyants. Mais leur nombre diminuait constamment. Beaucoup d'entre eux avaient perdu leur conjoint et se retrouvaient seuls. Parfois, et à son grand étonnement, des pleurs d'enfants lui parvenaient depuis telle ou telle maison qu'il pensait encore habitée par une vieille femme. Les sanglots indiquaient qu'elle était morte ou que la famille l'avait placée en maison de retraite afin de pouvoir vendre. La transaction avait échappé à son attention. La nuit, les pleurs des nourrissons se mêlaient souvent aux cris des malades mentaux ou des drogués. Il savait qu'on ne pouvait plus s'offrir sa promenade du soir sans courir de risque. Les vieux étaient dévalisés, y compris en plein jour. Et même s'ils déposaient plainte, ce à quoi ils se risquaient rarement par peur des représailles, cela ne servait à rien. Les auteurs de l'agression étaient relâchés dès qu'avait été dressé le procès-verbal des actes commis. Se plaindre était inutile.
Les plus anciens habitants du quartier avaient atteint cet âge où personne ne vous écoute plus vraiment. Les médecins eux-mêmes ne prêtaient aucune attention à leurs misères, considérant sans doute qu'il était inutile de gaver des vieillards de médicaments afin de prolonger l'existence de ceux qui n'avaient plus aucune vie devant eux. Les médecins différaient toutefois des jeunes qui avaient emménagé dans le quartier : polis, ils prenaient votre tension. Il continuait d'ailleurs d'aller consulter le sien, pas afin de soigner son malaise persistant, mais plutôt de se prouver qu'il avait raison, en dépit de ce que disait son docteur : il était anormal d'entendre les battements de son cœur quand on mettait des boules Quies ou encore lorsqu'on s'enfonçait un doigt entre les côtes. Le matin, il avait la voix rauque ; l'homme de l'art s'était contenté de sourire en lui prescrivant quelques placébos. Or il savait très bien que son enrouement ne provenait ni de quelque infection ni d'encombrements dans la gorge, mais de la solitude. Cette voix rauque n'était qu'un corollaire du vieillissement. La vieillesse avait un second corollaire, celui qui consistait à ne jamais dire la vérité, à ne pas se l'avouer, y compris à soi-même, mentalement. Ce sont deux choses entièrement distinctes que de se mentir à soi et de mentir aux autres. Il ne parvenait pas à l'expliquer autrement que par une manière de jeu de cache-cache auquel se livrait la vérité. Il y a dans le mensonge souvent plus de vrai que dans la vérité elle-même. Voilà une planche de salut, un viatique, utile jusqu'à votre dernier jour.
Il lui arrivait souvent de jouer au docteur comme le font les enfants afin de donner le beau rôle aux médecins en les autorisant à démasquer le mensonge dans ce jeu de cache-cache. Il déclarait alors :
- Je n'ai plus personne à qui parler, ma femme est morte et ma voix ne reprend pas sa tonalité naturelle même au cours de la journée.
- La voix des vieillards se met à trembler et à chevroter s'ils n'ont pas d'interlocuteurs, achetez-vous donc un chien, conseillait alors le médecin.
- Ce qui tremblote en moi, c'est plutôt la vanité et la futilité des choses, répondait-il.
- Essayez de vous parler à vous-même comme si vous étiez un chien, puis aboyez-vous l'un sur l'autre, poursuivait son moi médecin.
- Si je croise quelqu'un de ma connaissance tôt le matin, l'intéressé me dit : tu es enrhumé ? Et je lui réponds : je n'ai pas de rhume, mais simplement la gorge enrouée. Il déclare alors : l'air est sans doute trop sec dans ton appartement, tu devrais t'offrir un humidificateur.
- La plupart des gens pensent que tout s'arrange en consommant, mais l'origine du mal de gorge n'a le plus souvent rien à voir avec le fait qu'on n'a pas acheté assez d'objets au cours de sa vie, observe le médecin imaginaire.
Il sourit, se lève, lui tend la main et prend congé.
La consultation en cabinet d'une durée réglementaire de dix minutes s'achève.
Quand la porte se referme derrière lui, il passe aux toilettes, plonge son regard dans la glace et aboie plusieurs fois, pas trop fort, afin que personne ne l'entende dans la salle d'attente. Ces aboiements ne sont pas véritablement adressés au visage reflété par le miroir, mais il n'empêche qu'il aboie. Il le fait souvent chez lui. Ces aboiements sont une automédication personnelle dont il connaît bien l'inutilité.
L'âge venant, on comprend beaucoup de choses qui nous échappaient jusqu'alors – pour peu que la mémoire ne flanche pas trop –, or souvent cette dernière déraille tellement qu'on entre dans la tombe aussi innocent et naïf qu'à la naissance.
Il s'attarde un long moment devant le miroir et aboie.


Lorsque j'étais jeune, j'appréciais beaucoup mon oncle âgé qui vivait seul et avait perdu trois épouses. J'ai entendu dire qu'il avait eu de la chance de leur survivre à toutes. Je le croisais de temps à autre par hasard et engageais la conversation afin de le voir se livrer à sa gymnastique labiale. Il exécutait toujours quelques mouvements avec ses lèvres avant de parler. Et une fois qu'il avait prononcé sa phrase, il recommençait le rituel, comme pour bien percevoir l'arrière-goût des mots. J'avais remarqué que les mouvements qui agitaient ses lèvres avant et après étaient exactement semblables, ce qu'ils étaient également pendant qu'il parlait. On aurait dit qu'il avait tout synchronisé dans sa bouche : les lèvres, les mots et la langue. Cela m'amusait beaucoup, au point de me sembler risible, or aujourd'hui, je prends garde à ce que la même chose ne m'arrive pas. On doit apprendre des autres afin de ne pas devenir comme eux sauf dans les domaines les plus appropriés, et qui correspondent à notre nature propre – secrète. C'est ce que j'appelle l'auto-éducation. Sans doute est-ce l'atavisme qui nous pose le plus de problèmes, mais vivre, c'est apprendre, et ce jusqu'au dernier jour. Je ne parviens pas à m'imaginer qu'un de mes jeunes neveux puisse engager la conversation avec moi pour se moquer d'un vieil homme ridicule à ses yeux.

« Gudbergur Bergsson est un grand écrivain européen. Ce qui inspire son art en premier lieu, ce n’est pas une curiosité sociologique ou historique, encore moins géographique, mais une quête existentielle, un vrai acharnement existentiel, qui situent son livre au centre même de ce qu’on pourrait appeler, selon moi, la modernité du roman. » À propos de l’Aile du Cygne, par Milan Kundera

Bibliographie