Publication : 01/01/1992
Pages : 480
Grand Format
ISBN : 2-86424-137-4

Histoires d'amour d'Amérique latine

Claude COUFFON

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28.97 €
Langue originale : Espagnol

présentées par Claude Couffon

Textes de : R. Dario, H. Quiroga, J.-L. Borges, M.-A. Asturias, Salarrué, L. Cabrera, E. Serpa, E. Labrador Ruiz, E. Mallea, A. Carpentier, V. Pinera, J.-M. Arguedas, J. Cortazar, A. Ortiz, B. Kordon, Y. Bedregal de Conitzer, A. Monterroso, A. Mutis, G. Garcia Marquez, P. Orgambide, H. Tizon, G. Cabrera Infante, R. Bareiro-Saguier, J. Edwards, E. Poniatowska, P. Délano, E. Zepeda, E. Medina, J.-J. Saer, L. Valenzuela, J.-E. Pacheco, A. Bryce-Echenique, E. Galeano, A. Skarmeta, C. Peri Rossi, J. Diaz, A. Monsreal, G. Samperio, L. Sepúlveda, D. Chaviano, J.-M. Machado de Assis, C. Drummond de Andrade, L. Fagundes Telles.


"Ce livre forme désormais avec les Histoires fantastiques, un merveilleux diptyque sur l’art d’écrire, de conter et de rêver."

François Gaudry, Sud-Ouest Dimanche

"Claude Couffon, maître traducteur et esprit curieux a établi ce superbe choix de textes, souvent très peu connus. A offrir à tous ceux dont les rêves errent du Mexique à la Terre de Feu."

L’Express

  • « Claude Couffon, maître traducteur et esprit curieux, a établi ce superbe choix de textes, souvent très peu connus. à offrir à tous ceux dont les rêves errent du Mexique à la Terre de Feu. »
    L'EXPRESS

Horacio Quiroga - Diète d'amour

Hier matin j'ai croisé dans la rue une jeune fille mince, la robe un peu plus longue que la normale, assez jolie, à ce qu'il me sembla. J'ai tourné la tête et je l'ai suivie des yeux jusqu'au coin de la rue, mon manège ne l'intéressant pas plus que si elle eût été ma mère. Le cas est fréquent.

Il y avait cependant dans cette silhouette gracile un tel air de modestie pressée de passer inaperçue, un si franc désintérêt pour un quelconque godelureau à qui elle avait fait tourner la tête à son passage et qui attendait qu'elle en fît autant, bref, une si parfaite indifférence, que j'en fus enchanté bien que le godelureau qui la suivait alors ne fût autre que moi.

Bien que j'eusse à faire, je la suivis jusqu'au coin de la rue en question. A cinquante mètres elle traversa et entra dans une maison à étages.

La jeune fille avait une robe sombre et des bas bien tendus. Or, j'aimerais que l'on me dise s'il est une façon plus certaine de perdre son temps que suivre en imagination le corps d'une jeune fille fort bien chaussée qui monte un escalier. Je ne sais si elle comptait les marches, mais je jurerais que je ne me suis pas trompé d'une seule, et que nous sommes entrés ensemble dans le vestibule.

Je ne la voyais plus. Mais je voulais déduire la condition de la jeune fille de l'aspect de sa maison, et je restais sur le trottoir opposé.

C'est donc ainsi que sur le mur de la maison, sur une grande plaque de bronze, je lus:

DOCTEUR SWINDENBORG

PHYSICIEN DIÉTÉTICIEN

Physicien diététicien! Très bien. Voilà tout ce qui pouvait m'arriver! Suivre une jolie fille en robe bleu marine, effectuer à côté d'elle l'ascension idéale d'un escalier, pour finir...

Physicien diététicien !... Ah, non! Très peu pour moi, non! Diététicien! Que diable avais-je à faire, moi, d'une fille anémique, en pension chez un diététicien, ou sa fille peut-être? Qui peut avoir l'idée de broder ensemble, comme sur un drap, ces deux termes disparates amour et diète? Rien de cela, c'est sûr, n'était une promesse de bonheur. Diététicien!... Non, grand Dieu! Si quelque chose doit manger, et manger bien, c'est l'amour. Amour et diète... Non, par tous les diables!

 

Cela se passait hier matin. Aujourd'hui les choses ont changé. Je l'ai revue, dans la même rue. Or - faut-il en remercier la beauté du jour ou a-t-elle deviné dans mes yeux Dieu sait quelle religieuse vocation diététique? - elle m'a regardé.

Mais elle m'a regardé, il n'y a pas de doute là-dessus. Je l'ai suivie comme la veille; et comme la veille, alors qu'avec un sourire idiot je rêvais à ses souliers vernis, je suis tombé sur la plaque de bronze:

DOCTEUR SWINDENBORG

PHYSICIEN DIÉTÉTICIEN

Ah! Est-ce à dire que rien de ce dont je rêvais ne pouvait être vrai?

Était-il possible que derrière les yeux de velours de ma belle il n'y eût que la promesse céleste d'un amour diététique?

Il faut le croire, puisqu'aujourd'hui, il n'y a pas une heure, elle m'a regardé dans la même rue, devant la même maison; et j'ai très clairement lu dans ses yeux l'allégresse d'avoir vu monter dans les miens, limpide, un fraternel amour diététique...

Quarante jours ont passé. Je ne sais plus que dire, si ce n'est que je me meurs d'amour aux pieds de ma belle en robe sombre... Ou si je ne suis pas à ses pieds, au moins suis-je à côté d'elle, car je suis son fiancé et je vais chez elle tous les jours.

Je meurs d'amour... Oui, je meurs d'amour, car il n'est pas d'autre nom à cet épuisement d'amour exsangue. Parfois la mémoire me manque, mais je me rappelle parfaitement le soir où je l'ai demandée en mariage.

Il y avait trois personnes dans la salle à manger - parce qu'ils m'ont reçu dans la salle à manger - le père, une tante et elle. La salle à manger était très grande, très mal éclairée et très froide. Le docteur Swindenborg m'écouta debout, en me regardant sans dire mot. La tante aussi me regardait, mais avec méfiance. Elle, ma Nora, était assise à la table et ne se leva pas.

J'ai dit tout ce que j'avais à dire, et je suis aussi resté planté devant eux. Dans cette maison tout semblait possible, sauf que l'on se pressât. Un moment passa encore et le père me regardait toujours. il avait une immense robe de chambre poilue, et les mains dans les poches. Il portait autour du cou un épais foulard et une très grosse barbe.

- Vous êtes bien certain d'aimer ma fille, me dit-il enfin.

- Et comment!

Il ne répondit rien, mais garda ses yeux posés sur moi.

- Vous mangez beaucoup? me demanda-t-il.

- Normalement, répondis-je en essayant de sourire.

La tante ouvrit alors la bouche et me montra du doigt comme on montre une potiche:

- Le monsieur doit manger beaucoup..., dit-elle.

Le père tourna la tête vers elle:

- Peu importe, objecta-t-il. Nous ne pourrions le détourner...

Et se retournant vers sa fille, sans sortir les mains de ses poches:

- Ce monsieur veut te faire l'amour, lui dit-il. Tu es d'accord?

Elle leva les yeux tranquillement et sourit:

- Moi, oui, répondit-elle.

- Eh bien, me dit alors le docteur en me poussant devant lui, maintenant vous faites partie de la maison; asseyez-vous et restez manger avec nous.

J e m'assis devant elle et nous dînâmes. Ce que je mangeai ce soir-là, je ne le sais plus, parce que l'amour de ma Nora me rendait fou. Mais je me souviens parfaitement de ce que nous avons mangé depuis, midi et soir, parce que je déjeune et dîne avec eux tous les jours.

Tout le monde connaît le goût agréable du thé, ce n'est un mystère pour personne. Les soupes claires aussi sont toniques et inclinent à l'amabilité.

Eh bien chaque midi, tous les jours, et soir après soir, nous avons eu une soupe claire et une tasse de thé. La soupe étant le plat et le thé, le dessert. Rien d'autre.

Pendant la première semaine, je ne peux pas dire que j'ai été heureux. Il y a au fond de chacun de nous un instinct bestial de rébellion qu'il n'est pas facile de vaincre. A trois heures de l'après-midi la lutte commençait; et cette rancœur de l'estomac affamé qui se parle à lui-même; cette protestation constante du sang, changé à son tour en soupe claire et froide, sont des choses que je ne souhaite à personne, pas même aux amoureux.

Pendant toute une semaine la bête originelle livra combat, cherchant à planter ses dents. Aujourd'hui je suis tranquille. Mon cœur bat à quarante pulsations au lieu de soixante. Je ne sais déjà plus ce que sont l'agitation et la violence, et il m'est difficile de penser que les beaux yeux d'une jeune fille puissent évoquer autre chose qu'une joie ineffable et glacée au-dessus de deux tasses de thé.

Le matin je ne prends rien, sur le conseil paternel du docteur. A midi nous prenons de la soupe et du thé et le soir, de la soupe et du thé. Mon amour, ainsi purifié, acquiert de jour en jour une transparence que seuls pourront comprendre ceux qui un jour sont revenus a eux après une profonde hémorragie.

Neuf jours ont passé. Les philosophies contiennent toutes de bonnes et de moins bonnes choses. Mais celle du docteur Swindenborg avec sa robe de chambre et son foulard autour du cou, est empreinte de la plus haute idéalité. De tout ce que j'étais à la ville il ne reste pas la moindre trace. A part mon immense faiblesse, seul mon amour vit encore en moi. Et je ne peux qu'admirer la hauteur d'âme du docteur, suivant d'un regard fier, mon pas chancelant quand je m'approche de sa fille.

Une fois, au début, j'ai essayé de prendre la main de ma Nora, et elle accepta pour ne pas me déplaire. Le docteur s'en aperçut et me regarda avec une tendresse paternelle. Mais ce soir-là, au lieu de huit heures, nous dînâmes à onze heures. Nous ne prîmes qu'une tasse de thé.

J e ne sais toujours pas quelle fleur mortuaire j'avais pu respirer cet après-midi-là dans la rue. Mais après dîner, je voulus tenter l'aventure à nouveau, et j'eus à peine la force de lever la main et de la laisser retomber inerte sur la table, en souriant de faiblesse comme un enfant.

Le docteur avait maté le dernier soubresaut de la bête.

Depuis, rien. Toute la journée, dans toute la maison, nous ne sommes que deux somnambules d'amour. J'ai à peine assez de forces pour m'asseoir à côté d'elle, et c'est ainsi que nous passons les heures, gelés dans un bonheur extraterrestre, le sourire figé face au mur.

Un de ces jours on me retrouvera mort, j'en suis sûr. Je ne fais pas le moindre reproche au docteur Swindenborg, car si mon corps n'a pas résisté à cette facile épreuve, mon amour en revanche a pu apprécier l'ampleur des illusions dédaignables qui entourent le corps d'une jeune fille vêtue de sombre montant un escalier. Que personne, donc, ne s'accuse de ma mort. Mais a ceux qui par hasard m'entendraient, je veux donner ce conseil d'un homme qui, un jour, fut comme eux:

Jamais, jamais au grand jamais, ne posez les yeux sur une fille qui, de près ou de loin, a quelque chose à voir avec un médecin diététicien.

En voici la raison:

La religion du docteur Swindenborg - religion de la plus haute idéalité qu'il m'ait été donné de connaître, et j'en tire gloire au moment de mourir pour elle - n'a qu'une faille, c'est la suivante: avoir uni en une même étreinte solidaire l'Amour et la Diète. Je connais bien des religions qui récusent le monde, la chair et l'amour. Certaines d'entre elles sont notables. Mais admettre l'amour et lui donner la diète pour toute nourriture, cela n'est jamais venu à l'esprit de personne. C'est ce que je considère être la faille du système; et peut-être deux ou trois fantômes d'amours, défunts avant moi, errent-ils la nuit dans la salle à manger du docteur.

Que ceux qui me liront donc fuient toute belle jeune fille manifestant l'intention évidente d'entrer dans une maison ornée d'une grande plaque de bronze. Ils pourraient trouver là le grand amour, mais aussi beaucoup de tasses de thé.

Et je sais de quoi je parle.

(1921)

(traduit par Frédéric Chambert)

Éditions Métailié

Claude COUFFON

Bibliographie