Publication : 22/01/2009
Pages : 416
Grand Format
ISBN : 978-2-86424-645-9

La Coulée de feu

Valerio EVANGELISTI

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22 €
Titre original : Il collare di fuoco
Traduit par : Serge Quadruppani

A la fin du xixe siècle, les frontières entre le nord du Mexique et le Texas varient au gré de la politique, des alliances des chefs de guerre et des défaites des armées sudistes. La Coulée de feu raconte, depuis la frontière avec les États-Unis, l'émergence, sur trois décennies, de la nation mexicaine. S’y entrecroisent les destins de dizaines de personnages de toutes conditions, emportés dans le tourbillon des guerres et des révolutions, comme Marion Gillespie, la veuve fatale partagée entre son rôle de mère et un désir éperdu d’ascension sociale, ses enfants Christine et Rupert ; William Henry, soldat sudiste devenu tueur au service du général Porfirio Díaz, futur Président et dictateur ; Santos Cadena, le bandolero au grand cœur ; Heraclio, le séduisant chef de bande ; Margarita Magón, petite paysanne à la larme facile qui se transformera en révolutionnaire… Tous nous font suivre trente ans d’histoire politique contradictoire et éclairent leur signification.

La virtuosité du conteur nous fait sentir aussi bien la complexité de situations, où, par exemple, les Indiens sont massacrés au nom du progrès et de la démocratie, que le ridicule au cœur même des grands moments historiques, avec les rites grotesques de la cour de Maximilien, ou des épisodes guerriers aussi lamentables que sanglants.

Valerio Evangelisti révèle l’étendue d’un talent dans lequel l’impressionnante érudition est au service d’un point de vue acéré, ironique mais jamais cynique, sur les passions humaines.


Une nuit à Brownsville

La totalité de l’affaire de la guerre de Cortina commença à Brownsville, Texas : une agglomération que le Rio Grande séparait de sa partie sud, le port de Matamoros, restée entre les mains des Mexicains. Poussiéreuse des deux côtés, malgré l’intense activité fluviale, et brûlée presque sans aucun répit par le soleil. Mais à Brownsville, les Anglos les tenaient en respect, les Mexicains, et ils les faisaient travailler. Ce qui, selon William R. Henry (fier de descendre de Patrick Henry, le grand patriote et orateur de la Virginie), n’était pas préci­sément dans leur nature. Tout Mexicain n’était pas seulement paresseux mais aussi, poten­tiellement, voleur ; et cela, pour des raisons d’instinct, d’éducation, d’histoire. Ques­tion de race, en somme.

La dame chez qui, à quatre heures du matin de ce 16 sep­tembre 1859, William Robertson Henry, dit “Big Bill”, se trouvait, n’était nullement mexicaine. Marion Saltstreet Gillespie, veuve quadra­génaire d’un sous-officier de Fort Brown tombé deux ans plus tôt dans un guet-apens des Comanches, avait du mal à cohabiter avec les quatre esclaves nègres qui la servaient. Et pourtant, elle trouvait encore plus repoussants les Mexicains qui s’obstinaient à vivre à Brownsville, installés là pour la plupart avant l’indépendance du Texas – du Tejas, comme ils l’appelaient – et son annexion par les États-Unis.

Ce fut Marion qui entendit la première les détonations. Elle s’arracha aux mains d’Henry et bondit sur ses pieds, faisant grincer le divan.

– Bill, vous avez entendu ? Qu’est-ce que c’est, ces coups de feu ? Ça vient de la rue, en bas, d’Elizabeth Street !

Henry tendit les bras.

– Ça doit être un ivrogne ! Allons, Marion, revenez près de moi !

– Non, non ! Vous n’entendez pas les chevaux ?

La veuve faisait de son mieux pour faire rentrer dans les coupes du bustier ses seins exubérants, rougis par endroits sous les baisers trop énergiques d’Henry.

– Ils doivent être nombreux ! Mon Dieu, ça ne peut pas être les Indiens ?

– Mais non ! Ils n’attaqueraient jamais une ville !

Henry se leva à contrecœur. Après un dîner commencé dans la soirée et prolongé jusqu’à cette heure, il avait enfin réussi à allumer les sens de Mme Gillespie. S’il n’avait été le gentilhomme qu’il affectait d’être, il se serait répandu en imprécations contre l’inter­ruption, mais lui aussi se sentait un peu inquiet. Mainte­nant, les tirs s’entendaient distinctement, et aussi le bruit sourd des sabots heurtant la terre battue. Il s’approcha des rideaux de l’unique fenêtre tout en rajustant le pantalon qu’il était, une minute plus tôt, sur le point de retirer.

D’Elizabeth Street leur parvenaient des cris en espagnol qui devinrent bientôt plus nets :

– ¡ Viva la República méxicana ! ¡ Mueran los gringos ! ¡ Viva el Chino Cortina !

– Cheno Cortina ! répéta Henry en prononçant à sa manière. Qui ça peut bien être ?

Marion était en train de rajuster son chemisier. Malgré le cha­blis bu en abondance, quoique à petites gorgées, elle semblait avoir un peu honte de l’accès de luxure auquel elle s’était abandonnée.

– C’est un riche propriétaire mexicain de la région, assez connu. Juan Nepomuceno Cortina, dit “Cheno”. Il y a deux mois, il s’est disputé avec notre marshal et l’a blessé. On pensait que l’affaire s’était terminée là.

– Mais ces gens-là font appel à la république du Mexique !

– N’y faites pas attention, Bill. Cortina ne s’est jamais mêlé de politique. En revanche, il est à craindre que, soûls comme ils sont, ces Mexicains ne mettent le feu à une maison !

– Cette maison est en pierre et ne brûle pas facilement. Donc, nous pouvons continuer ce que…

Le regard qui fusa des yeux bleus de Marion, soudain durcis à l’extrême, freina les espérances d’Henry.

– N’y songez pas un instant, Bill ! Il faut éteindre les lumières et réveiller ces poltrons de nègres pour qu’ils barricadent les portes.

Henry se résigna. Il tourna l’une après l’autre les molettes des lampes à pétrole, plongeant la pièce dans une semi-obscurité. Il retrouva sur une table de marbre le ceinturon avec le massif Walther, qui ne l’abandonnait plus depuis qu’il avait été shérif du comté de Bexar, et se l’attacha à la taille. Enfin, il ramassa sa veste, posée sur le bord d’un fauteuil. Tandis qu’il l’endossait, le hasard voulut qu’il touchât l’étoile dans un cercle, insigne en fer-blanc des rangers du Texas. Mieux valait la retirer. Il la glissa dans la poche de son pantalon, où il avait déjà caché la photo de sa femme Consolación, et acheva de se vêtir.

Il ne fut pas nécessaire de réveiller les noirs. Ils étaient tous debout au pied de l’escalier, à l’étage d’en dessous : un vieil homme, deux grosses femmes et une jeune fille de dix-huit ans. À une époque, la veuve Gillespie avait possédé une quinzaine d’esclaves, tous en bonne condition physique et avec une dentition saine. Mais son mari était alors en vie, et en ce temps-là même un modeste lopin rapportait bien. Pas comme maintenant.

– Qu’est-ce que vous faites plantés là ? explosa Marion à l’adresse des noirs. Vous n’entendez pas la pagaille qu’il y a là-dehors ? Il faut barricader portes et fenêtres !

– C’est déjà fait, maîtresse, répondit l’esclave aux cheveux blancs. Avec l’aide de Dieu, personne n’entrera ici.

– Tu en es vraiment sûr, Eliah ? Tu as fermé aussi la porte qui donne sur le bûcher ?

– Ça aussi, barricadé, avec une poutre comme étai.

Henry descendit les dernières marches.

– Alors, il faut la retirer, la poutre. Je compte sortir de ce côté.

– Mais, Bill ! s’exclama Marion, qui se corrigea aussitôt : mais, sergent Henry ! Vous n’aurez pas l’intention de sortir dans la rue au moment où on tire !

Le ranger esquissa une courbette. Il était sûr que, grâce à l’obscu­­rité, la veuve n’aurait pas noté le sourire ironique qui accom­pagnait le geste.

– Madame, me trouver là où on tire, cela fait un peu partie de mon métier. Et puis, soit dit entre nous, vous avez fait man­quer à mon dîner le dessert sur lequel je comptais. Je sors aussi pour calmer un peu mon appétit.

L’ironie était superficielle. Ses testicules non vidés lui faisaient un mal de chien.

N’était la présence des noirs, Marion aurait traité Henry d’inso­lent. Mais elle préféra se taire. Après une nouvelle cour­bette, plus profonde, le ranger agrippa Eliah par une épaule et se fit conduire au bûcher.

Brownsville était encore dépourvue d’éclairage public ; mais, par chance, l’aube qui pointait éclairait déjà le sable des rues, les silhouettes des maisons et les mâts des embarcations au fond, sur
le quai. La poussière dans l’air restait dense, car les Mexicains continuaient à chevaucher le long d’Elizabeth Street et des autres artères. Maintenant, ils tiraient aussi des coups de revolver, au point que le fracas couvrait les cris.

La confusion, pensa Henry, était visible. Quand, depuis le bûcher, il courut se mettre à l’abri sous le portique d’un quin­caillier voisin, il s’aperçut que quelques-uns des hommes engagés dans l’incursion étaient descendus de cheval et, comme s’ils obéissaient à un plan, se regroupaient aux croisements des rues principales. Comme beaucoup d’autres continuaient à galoper, les envahis­seurs de Brownsville devaient être nombreux. Une cinquantaine, sinon plus.

– ¡ Mueran los gringos ! ¡ Libertad para el Tejas !

Henry connaissait peu l’espagnol, bien qu’il eût servi d’abord dans la guerre contre le Mexique, puis à Goliad, dans l’armée de la république du Texas à peine créée, comme commandant de peloton. Néanmoins, il saisit le sens de ces mots et un frisson lui parcourut l’échine. Cela ne ressemblait pas à une incursion de bandits ou à un tohu-bohu de soûlards, mais avait tout l’air d’un acte politique.

Il en eut la confirmation quand, tout à coup, les cavaliers freinèrent leur course et commencèrent à se rassembler, au pas, devant l’édifice de style colonial qui abritait le bureau du mar­shal, sur Market Plaza. Ce fut alors que s’avança un homme robuste, bien droit sur sa selle, à l’épaisse barbe rousse et aux yeux enfoncés, de forme étrange.

Henry n’eut aucun doute : il ne pouvait s’agir que de Juan Nepomuceno Cortina. Hormis la fierté du maintien et le recul des autres chevaux sur son passage, on le comprenait au complet élégant qu’il portait, au sabre qu’il avait au côté, à l’argent des bottes, scintillant dans la faible lumière. Le typique hacen­dado mexicain, altier et belliqueux.

La confirmation de l’appartenance à une classe supérieure vint de l’anglais, pour approximatif qu’il fût, qu’il parla en s’adressant à la façade de l’édifice qui se dressait devant lui.

– Marshal Robert Shears, je suis certain que vous m’enten­dez ! Vous vous rappelez ce qui se passa en juillet au bar de Catsel ? Je dus intervenir pour sauver un innocent vaquero que vous aviez cogné jusqu’au sang. Je fus contraint de tirer sur vous et vous m’avez donné la chasse. Vous m’avez contraint à aban­donner mes propriétés et à prendre le maquis. Répondez ! Vous vous en souve­nez ? Je parie que oui !

Le discours semblait adressé, non pas tant à l’interlocuteur invi­sible, qui n’ignorait rien de tout cela, qu’aux gens du village, comme si Cortina voulait récapituler ses propres mobiles. Le ton rhétorique employé, du reste typique des Mexicains en armes, le confirmait.

Dans les bureaux du marshal, personne ne répliqua. Mainte­nant le silence était total, à part quelques hennissements isolés. Henry pensa que tous les citoyens de Brownsville, en ce moment, étaient derrière les fenêtres et retenaient leur souffle. Il pensa aussi qu’il s’était trompé dans ses propres évaluations : les Mexi­cains à cheval rassemblés sur Market Plaza n’étaient pas moins de soixante-dix. Le fait qu’ils ne produisent aucun bruit, connaissant la nature bruyante de ces gens (à commencer par sa bavarde de femme), tenait du miracle.

Après une brève pause, Cortina continua :

– Marshal Shears, ce n’est pas pour consommer une ven­geance personnelle que je suis ici. À partir d’aujourd’hui, un bout de terre arraché au Mexique retourne à ses détenteurs légitimes. Vous vous trouvez, en conséquence, à l’intérieur des frontières de notre République, et sous le gouvernement du président Benito Juárez. Livrez-vous sans résistance : vous serez traité avec humanité et jugé. Si nous devons vous fusiller, cela se passera dans le respect de l’honneur militaire. Dans le cas contraire, je ferai passer par les armes les gringos qui se sont rendus coupables de graves abus à l’égard de mon peuple. Sans aucun jugement, mais d’une déshono­rante balle dans la nuque.

De nouveau, le silence régna. Une voix masculine, provenant du côté est de la place, le rompit. Quoique connaissant peu Brownsville, Henry s’y était retrouvé de temps en temps, avant même de rencontrer la veuve Gillespie. Il reconnut donc la voix. C’était celle de Gabriel Catsel, le propriétaire du café que Cortina venait à peine d’évoquer.

Les deux hommes devaient se faire confiance, car le ton de Catsel ne contenait pas la moindre trace de crainte.

– Don Cortina, c’est Gabriel ! Pour ce que j’en sais, vous gas­pillez votre souffle. Le marshal n’est pas en ville. Cet édifice est désert.

– Il n’y a même pas le maire Powers ? Ou le shérif Browne ? demanda Cortina, perplexe.

– Eux non plus. Ils sont chez eux, en train de dormir, je suppose.

Henry, qui, en raison de la lumière croissante, se recroquevillait derrière une colonne de bois, s’attendit à une nouvelle explosion de colère mexicaine, suivie de phrases grandiloquentes et d’un ordre de repli.

Pas du tout. Après une caresse pensive à sa barbe rousse, Cortina ordonna, sur un timbre âpre :

– Bon, très bien. Qui a la liste des oppresseurs à éliminer ? Toi, Ramón García ? Avance et lis-la à voix haute. Nos gars, après ça, sauront quoi faire.

Le jeune homme désigné poussa son cheval en avant mais resta peu visible. Non pas à cause de la lumière de l’aube, qui se renfor­çait, mais à cause du teint obscur de son visage. C’était certainement un Mexicain, pensa Henry, et s’il avait l’air d’un noir, c’était peut-être dû à des ancêtres cubains ou caraïbes et à des ascendants esclaves. Ce qui l’étonna le plus fut que le petit homme brun parle un anglais plus correct que celui que baragouinait Cortina.

– Voici les hommes qui méritent la mort. Avant tout le marshal Sears, c’est évident. Puis les patrons qui traitent leurs peones comme des esclaves : Red Thomas, Peter Collins. Ensuite ceux qui ont tué des Mexicains et sont restés impunis : William Peter Neale, George Morris. Enfin ceux qui ont volé par la ruse les terres mexicaines : Henry Khan, Adolphus Glavecke. Je ne vois pas d’autres noms sur la liste, commandant Chino.

– De fait, il n’y en a pas d’autres, annonça Cortina, élevant la voix. Nous n’avons rien contre les Américains honnêtes, bien qu’ils soient complices de fait de notre oppression, seulement contre les méchants, responsables d’actes cruels. Les autres citoyens de Brownsville peuvent être tranquilles. Sobre todo los hermanos mexicanos, que van a recordar ese día como el comienzo del rescate de los pobres… Vice-commandant Cabrera !

Un deuxième cavalier s’approcha du chef. C’était un homme très jeune, très maigre et très moustachu, avec un fusil Enfield en bandoulière. Il portait la classique casaque blanche des paysans et dans son dos pendait le grand chapeau rond en fibres de feuilles
de palmier.

– Estoy aquí, Chino.

– Toi, Tomás, tu vas prendre maintenant les hommes dont tu as besoin et tu procéderas aux exécutions. Après, tu viendras au rapport ici, à l’hôtel Miller.

Cortina indiqua un bâtiment de deux étages, l’hôtel le plus huppé de l’agglomération, fréquenté par les marchands de coton.

– Jusqu’à ce que nous prenions Fort Brown, ce sera mon quartier général.

– À vos ordres, Chino !

Cabrera esquissa un salut militaire et tourna bride. Henry le vit montrer du doigt les hommes qu’il entendait emme­ner avec lui.

Cortina n’ajouta rien et se dirigea vers l’hôtel Miller, suivi par Ramón García et les autres lieutenants. Une voix de ténor entonna, d’un côté de la place désormais éclairée par le soleil, les strophes d’un chant. Tous le reprirent et le massacrèrent collec­tivement :

Mexicanos, al grito de guerra

El acero aprestad y el bridón ;

Y retiemble en sus centros la tierra

Al sonoro rugir del cañón.

Henry frissonna pour la deuxième fois. C’était l’hymne natio­nal du Mexique, adopté cinq ans plus tôt par le président dictateur Santa Anna. Décidément, la prise de Brownsville prenait un tour politique, et cela la rendait beaucoup plus dangereuse que la vengeance privée d’un hacendado ou qu’un acte de banditisme. Le Texas était une poudrière. Il devait avertir Fort Brown, le comman­dant des rangers, le gouverneur. Bref, quelqu’un.

Il profita du chant et des coups de feu en l’air qui accompa­gnaient les strophes les plus belliqueuses pour sortir en hâte de son propre abri et courir au portique le plus proche. Il appartenait à une boulangerie. Étrangement, le battant de la porte d’entrée était entrouvert. Henry le poussa : il espérait trouver une sortie sur l’arrière qui lui permettrait de changer de route et de se retrouver hors du parcours des insurgés. Mentalement, il les appelait en effet ainsi : “Les insurgés.”

Quand il ferma derrière lui le battant grinçant, il se retrouva dans une obscurité très profonde, à l’exception d’une lueur qui pénétrait par un lointain fenestron. Il se dirigea vers là, mais presque aussitôt trébucha sur un sac, peut-être de farine. Il manqua tomber à terre. Tandis qu’il haletait encore pour récupérer son équilibre, il perçut le son impossible à confondre d’un canon de revolver qu’on soulevait. Puis une voix froide lui ordonna :

– Reste où tu es, mains en l’air. Laisse tomber ton revolver. Si tu fais un mouvement de trop, je te fais sauter la cervelle.

Henry ouvrit les doigts qui serraient le Colt. L’arme produisit un bruit étouffé sur les planches du sol. Il n’avait pas peur. Qui que fût l’inconnu, il ne s’agissait sûrement pas d’un Mexicain. Son anglais était fluide et l’accent texan (même le Texas avait désormais son accent), très marqué.

Il décida de parler clair.

– Je ne crois pas que nous soyons ennemis. Je suis le sergent Bill Henry, des rangers du Texas. Je suis à Brownsville par hasard. Je n’ai rien en commun avec les canailles là-dehors.

De l’obscurité, après un instant de silence, lui parvint un pro­fond soupir de soulagement.

– Un ranger ! Dieu soit loué ! Sergent Henry, la lampe au milieu de la salle devrait être à un pas de vous. Allumez-la donc. J’ai vu que vous avez fermé la porte.

Henry eut encore quelques hésitations.

– À qui ai-je le plaisir de parler ?

Nouveau soupir et autres rumeurs indéfinissables. Puis :

– Je suis le marshal de cette ville, Bob Shears. Allez, allumez cette lampe, sergent, et sortez-moi de là.

Trouver la lampe ne fut pas facile, pas plus que de repérer la molette d’allumage. Néanmoins, quelques minutes après, Henry fut en mesure d’assister à un spectacle digne d’une farce française. Le corpulent Robert Shears rampait à grand-peine hors du four de la boulangerie. Quand il réussit à en sortir et à se mettre debout, il avait le visage, les cheveux et les vêtements enfarinés.

– Il n’y a pas de temps à perdre, dit le marshal, encore haletant. Combien d’autres rangers y a-t-il avec vous ?

– Aucun, répondit Henry. J’étais à Brownsville pour des rai­sons personnelles.

– Je le craignais. Mais peu importe. Vous pourriez être celui qui va tous nous sauver. Il suffit que nous sortions de ce trou.

Henry ramassa son Colt puis suivit Shears jusqu’à la faible lumière qu’il avait vue pénétrer sur l’arrière. Elle provenait d’une lucarne couverte de poussière, à côté d’une porte verrouillée par une barre. La route au-dehors était déserte.

– Écoutez-moi, ranger, dit le marshal, tandis qu’il retirait la barre de bois de ses supports. Sortis d’ici, nous ne pourrons pas nous déplacer ensemble. Il faut que vous abandonniez la localité et que vous cherchiez de l’aide. À qui avez-vous laissé votre cheval ?

– Il est dans l’écurie d’un certain Sánchez, dans une rue latérale de Miller Plaza.

– Alors, vous allez devoir partir à pied. Ce n’est pas difficile. Une fois la rue que vous voyez traversée, prenez au nord, juste devant vous. Sorti du village, si vous avez de l’argent, vous trouverez sûrement un peón disposé à vous louer un cheval. Si vous n’avez pas d’argent, vous avez de toute façon votre pistolet.

– J’ai quelques dollars.

– Tant mieux. Avertissez les autorités de ce qui se passe ici. À Rio Grande City, il y a un télégraphe. Qu’on sache que Browns­ville est aux mains des bandits.

Shears avait déjà entrouvert la porte. Henry lui agrippa le poignet.

– Juste des bandits ? Ces gens me semblent bien pires. Ils chantent des hymnes révolutionnaires, tiennent des discours nationalistes. Je ne voudrais pas qu’ils aient en tête de reprendre tout le Texas.

À travers le voile de poussière, le soleil levant éclairait le visage fatigué du marshal et le sourire amer qui soulevait le bout de ses moustaches.

– Cortina est un révolutionnaire d’opérette. Vu qu’il est semi-analphabète, il ne sait même pas que le Mexique est divisé et a deux gouvernements qui se croient légitimes. Croyez-moi, l’insur­rection des cortinistas durera deux jours au maximum. À condition que les renforts arrivent à temps.

– Si vous le dites…

– Je le dis parce que je le sais. Maintenant, allez et faites votre devoir.

Shears ouvrit grand la porte. Henry, après un coup d’œil cir­culaire, traversa la rue en courant. Il n’y avait personne, mais il entendit non loin de là des hurlements étouffés, suivis de quelques coups de feu. Les exécutions ordonnées par Juan Nepomuceno Cortina avaient dû commencer.

Tandis que le soleil illuminait déjà presque tout le ciel, Henry traversa, sans regarder derrière lui, les quartiers septentrionaux de Brownsville : des cabanes, des baraques, des masures branlantes, deux ou trois très pauvres dancings appelés fandangos. Il imagina que des yeux sombres et pensifs suivaient sa course, mais c’était là le cadet de ses soucis. Enfin, haletant, il entra dans une campagne aride, presque dépourvue de végétation. Il avait réussi.

Du village qu’il laissait derrière lui parvenaient d’autres coups de feu.

Valerio Evangelisti est né à Bologne en 1952 et décédé dans la même ville en 2022. Après avoir publié des livres et des essais historiques, il s’est consacré à la littérature fantastique. Son premier roman, Nicolas Eymerich, inquisiteur (1994), lui a valu le Prix Urania, le plus prestigieux en Italie dans la domaine de la science-fiction. Ont suivi huit autres romans du cycle d’Eymerich et les trois volumes de Le roman de Nostradamus, une biographie avec des côtés fantastiques du célèbres prophète. Un cycle à soi est celui du pistolero Pantera (Black Flag, Anthracite), à travers lequel on examine, sous les formes du western, des moments de ’histoire sociale américaine. Les romans d’Evangelisti sont traduits en une quinzaine de pays. En France ils sont publiés par Rivages. La dernière parution française est Nous ne sommes rien, soyons tout ! (2008), un roman noir sur le mouvement ouvrier aux Etats-Unis, des années ’20 aux années ’50, qui a gagné le Trophée 813. Le cycle d’Eymerich a obtenu en France le Grand Prix de l’Imaginaire et le Prix Tour Eiffel. Scénariste pour la radio, le cinéma, la télévision, la bande dessinée, Evangelisti a aussi obtenu en 2000 un important prix international comme meilleur auteur de feuilletons radiophoniques. Il partage sa vie entre l’Italie et la ville mexicaine de Puerto Escondido, où il a une maison.

Bibliographie