Publication : 11/10/2012
Pages : 380

La Dette

Rafael GUMUCIO

Titre original : La deuda
Langue originale : Espagnol
Traduit par : Bertille Hausberg

La démocratie a été rétablie au Chili et Fernando, jeune producteur à succès dans l’audiovisuel, progressiste, bien marié à une femme riche, pense à réaliser son grand rêve : tourner le scénario qu’il a écrit il y a des années. Mais il découvre brusquement que le gestionnaire de son entreprise l’escroque, ainsi que quelques autres personnes de son entourage, et s’est enfui à l’étranger.
Le roman raconte la descente aux enfers de Fernando qui prend alors conscience de l’échec de son mariage, des énormes inégalités sociales du Chili, de la corruption politique qui y règne. L’auteur met en scène une allégorie du Chili des années 90, fait d’argent facile et de capitalisme sauvage, et raconte l’effondrement de ces illusions.
Ce roman, inspiré d’un fait divers qui a fait la une des quotidiens chiliens, est écrit dans un style vivant, à la fois proche et profond, avec des personnages inoubliables.

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  • « Né en 1970, le Chilien Rafael Gumucio enseigne la littérature à New York. Il a vécu en exil durant la dictature Pinochet. Dans La Dette, roman inspiré d’un fait réel qui a secoué la presse dans les années quatre-vingt-dix, il dénonce avec violence et humour les pratiques de corruption et tous les compromis de ses compatriotes. Comme un caméraman, il observe ses personnages lors de courtes séances, émaillées de nombreux dialogues dans le langage assez cru du monde de la communication. La résilience du héros offre une soupape bienvenue à la description d’un univers étriqué plutôt glauque. »
    Denise Mrozowski
    NOTES BIBLIOGRAPHIQUES

1
Il avait passé pratiquement toute sa vie d'adulte caché derrière une épaisse barbe noire.
À vingt-deux ans, jeune marié et exclu de l'université, un dossier qui jouait contre lui, Fernando Girón sentait avec une urgence absolue que son apparence devait être menaçante, sérieuse, convaincue, adulte et profonde. Sans y réfléchir, il laissa pousser une barbe faussement négligée comme celle des hippies dans les films ou des guérilleros cubains sur les tracts ou encore celle des grands personnages du XIXe siècle dans les livres d'histoire. D'ailleurs, dans le pays où il était parvenu à l'âge d'homme, le Chili des années 80, il était courant dans son groupe d'amis de cacher sa bouche derrière un voile funèbre, d'observer une pause prudente avant toute prise de position, d'esquisser un demi-sourire caché avant de savoir s'il y avait assez d'espace pour parler sans être épié.
En ce matin d'été, Fernando décide cependant de renoncer à ce joker et de jouer avec ses propres cartes. Une paire de ciseaux, deux rasoirs et Fernando se découvre soudain païen, adulte, enfant et soldat romain prêt pour la bataille. Un visage de poster, de couverture de livre et même de héros.
Il continue donc à se regarder complaisamment dans la glace quelques secondes de plus. Et si, comme dans le film des Pink Floyd, il se rasait entièrement les cheveux, les sourcils et la poitrine ? Il se sent doucement honteux à cette idée. Tous les connards vont penser que j'ai un cancer, se dit-il. Ce sont les vieux prétentieux qui se rasent le crâne quand ils commencent à devenir chauves.
C'est bon pour les pédés de se regarder aussi longtemps dans la glace, se reproche-t-il finalement sans bouger d'un centimètre du champ du reflet. Mais son regard tombe ensuite sur le nuage de poils noirs qui couvre le lavabo immaculé et il n'est plus aussi sûr de rien. L'image avait quelque chose de sinistre, de dur, d'irréparable. Un je ne sais quoi de funeste, aurait dit un écrivain. Des poils, ses poils pareils à des pattes d'araignée, une horreur muette, quelques poils blancs rageurs, des poils intensément noirs sur un lavabo intensément blanc.
C'est bon, connard, décide-t-il. Ça commence à devenir pathologique.
Il rase quelques poils rebelles sur ses joues, humidifie le résultat et juge son visage plus ouvert, plus jeune mais pas tant que ça, correct, frais, décidé. En sortant de la cabine pour se rendre à la plage où l'attend sa femme en bikini noir, il oublie totalement son nouveau visage aussi vite qu'il avait oublié l'ancien.
Il se rappela son visage nouvellement rasé au bureau, le jour de la reprise du travail après les vacances.
Le pauvre, j'aurais dû le prévenir, pensa-t-il en croisant Juan Carlos Riquelme, son comptable, qui arborait une barbe identique à celle que Fernando venait d'éliminer de sa vie. Non seulement la barbe de Juan Carlos mais aussi ses vêtements, ses manières, sa démarche et sa façon de rouler les r étaient ceux de Fernando. Tout comme les autres, là-bas, dans le bureau de la production, qui copiaient ses chaussures, ses cheveux décoiffés et même sa montre avec son bracelet en peau de porc.
Fernando baissa la tête et les yeux, honteux du ton condescendant pour ne pas dire profondément marqué par l'esprit de classe de ses réflexions, ce ton qu'il avait appris de sa femme et qui, chez elle, sonnait de manière parfaitement naturelle.
C'est moche de ma part, continua-t-il à se réprimander dans son for intérieur. C'est moi le malade mental, l'égocentrique de merde qui les ai choisis parce qu'ils me ressemblent. Mais je pousse un peu, j'exagère, pensa-t-il aussitôt en se reprochant ses propres reproches. C'était là une autre de ses décisions de l'été, écarter pour toujours la culpabilité chrétienne, cette sécurité offerte par la paroisse dans laquelle il avait vécu jusqu'à présent et commencer à se laisser aller, à porter des vêtements colorés, à avoir des idées folles, à communiquer avec le monde par internet. Assez de deuil, de pleurs, de victimes, de documentaires sur des pauvres extrêmement pauvres. Maintenant, Fernando voulait de la folie, des affaires, de la lumière. Mû par cet élan païen, il poussa son comptable et Walter Ramírez, son chef de production, vers la salle de réunion.
–?Au travail, esclaves ! plaisanta-t-il en brandissant un fouet invisible. Les vacances sont finies, bande de feignants.
Fernando Girón sortit de la salle de réunion une heure et trente-trois minutes plus tard, complètement ruiné.

Rafael GUMUCIO est né en 1970 à Santiago du Chili, où il vit actuellement. Il a vécu à Paris l’exil de ses parents après le coup d’État de 1973, puis en Espagne, et est revenu au Chili en 2004.
Journaliste et scénariste pour la télévision, il enseigne à l’Université Diego Portales. Il est l’auteur de Memorias prematuras (1999) et de Los platos rotos (2004), ainsi que de divers recueils d’essais.
Il a reçu en Allemagne le prix Anna Seghers (2004).

Bibliographie