Publication : 01/01/1993
Pages : 416
Grand Format
ISBN : 2-86424-162-5
Couverture HD
Poche
ISBN : 978-2-86424-632-9
Couverture HD

La Passion musicale

Une sociologie de la médiation

Antoine HENNION

ACHETER GRAND FORMAT
25.92 €
ACHETER POCHE
13 €

La musique introduit à une sociologie de la médiation comme double dépassement d’une pensée critique, qui réduit les objets au social, et d’une pensée naturelle qui n’accepte d’objets que si elle les arrache au social. Non pas la musique d’un côté, le public de l’autre et entre eux des moyens asservis : tout se joue chaque fois au milieu, dans la réussite d’un passage.

"Sociologie et passion musicale sont complémentaires, thèse riche en perspectives fertiles, vivifiantes, toujours plaisantes (...), car, refusant toute définition partielle du champ culturel, elle permet de reconstruire de manière non réductrice ce qu’est la relation entre une société (la nôtre) et son art." - La Lettre du musicien

  • On a rarement vu science plus libre.
    Ivan A. Alexandre
    DIAPASON
  • « Sociologie et passion musicale sont complémentaires, thèse riche en perspectives fertiles, vivifiantes, toujours plaisantes [...] qui permet de reconstruire de manière non réductrice ce qu'est la relation entre une société (la nôtre) et son art.
    LA LETTRE DU MUSICIEN

Introduction

L’objet de ce livre est instable, comme celui de la musique. Il vise à faire une sociologie de la passion musicale qui en respecte les médiations propres, qui n’écrase pas sous les instruments de l’analyse la réalité analysée. Il tente aussi l’inverse, une théorie de la médiation formulée depuis la leçon que donne la musique. Pour cela, il fait un long détour par les sciences sociales, afin de comprendre le traitement qu’elles réservent à l’œuvre d’art, à son “contexte”, et surtout à leur difficile mise en rapport, en comparant le cas des arts visuels et celui de la musique.


Le fuyant objet de la musique

La musique a des problèmes pour définir son objet, impossible à fixer dans la matière ; sans cesse obligée de le faire apparaître, elle accumule les intermédiaires, interprètes, instruments, supports, nécessaires à sa présence au milieu des musiciens et des auditeurs ; elle se reforme continûment, vaste théorie de médiations en acte. Les sciences sociales sont dans la situation inverse ; la prise en compte des objets déjà construits par les acteurs, tels que les œuvres d’art, leur pose un problème aigu : sont-ils des symboles – et de quoi ? Sont-ils des leurres, ou des outils, producteurs de la réalité sociale ? Pour les sciences sociales, loin d’être le moyen de faire apparaître les objets comme en musique, la médiation est ce qui permet de s’en débarrasser, c’est-à-dire de les prendre en compte mais en les rapportant à autre chose qu’eux-mêmes, pour en faire les vecteurs d’une interprétation sociale. Le livre est né de ce parallèle entre la médiation musicale, comme modèle de la construction collective d’un objet, et le modèle symétrique proposé par l’analyse sociale des arts visuels.
L’idée n’est pas tant de comparer directement l’objet musical, temporel, dynamique, nécessitant la procession de ses intermédiaires, et l’objet stable des arts visuels, derrière lequel disparaissent ses médiateurs : plutôt, d’utiliser le contraste entre les littératures qu’ils ont produites. La fermeté de la statue ou du tableau suggère tout naturellement la posture critique au discours sociologique : au face-à-face entre un objet d’admiration esthétique et un sujet tout préoccupé d’attribuer la source de la beauté à la qualité de l’objet et à la sensibilité du sujet qui l’admire, il suffit de substituer la multitude des médiateurs cachés qui seuls rendent possible cette relation, depuis le cadre, l’institution, le marchand, jusqu’aux critiques, au goût, à la différenciation sociale. Droit importée du modèle construit par Durkheim devant les totems, la médiation du sociologue introduit entre le sujet et l’objet l’écran à travers lequel ils se voient et, à partir de ce décalage, permet de rapporter à des mécanismes sociaux souterrains ce que les acteurs attribuent à l’objet.
Mais, sur l’art, le sociologue s’est constamment trouvé confronté à la redoutable résistance de l’objet étudié, dont la valeur ne se laisse pas si facilement réduire à ses visées. Au moment où il doit fournir ses propres interprétations, il semble obligé de choisir : opter “en dernière instance” pour le statut irréductible de l’œuvre d’art, ou réduire celle-ci à une illusion, en faire l’enjeu arbitraire d’une construction sociale. Il reconstruit là l’opposition que son travail devait avoir périmée, entre la représentation qui reconnaît l’objet et celle qui le rapporte à la croyance du groupe.

C’est sans doute, parmi les différentes sociologies de la valeur, la sociologie de l’art qui rencontre le plus directement les limites descriptives du sociologisme, ne serait-ce que parce que l’hypothèse de non-pertinence des structures singulières de l’œuvre par rapport à ses effets ou à ses usages sociaux rencontre plus vite le démenti des faits [J.-C. Passeron, p. 458, in Moulin 1986a, pp. 449-459].

Est-il possible aux interprétations sociales de respecter les constructions propres des domaines qu’elles étudient ou, par définition, toute explication théorique implique-t-elle l’expulsion des médiations ? Devant l’art, non sans lui avoir résisté le plus longtemps possible, les sciences sociales sont parvenues à un double constat assez unanime, nous le verrons, sur la nécessité de rejeter le dualisme :
1) il faut dépasser l’opposition entre analyses internes et externes, rationalisations et dénonciations sociales de l’objet,
2) et cela suppose la prise en compte minutieuse des médiations propres de l’art, à la fois dans leur statut théorique et comme réalités empiriques.
Pour autant, le sens et la place réservée aux médiations de l’art sont loin d’être clairs et élucidés. C’est l’un des objets de ce livre que de se servir du cas de la musique pour avancer sur ces questions, en profitant du luxuriant tissu de médiations hétérogènes que cet art doit déployer pour exister.


La musique allergique au discours critique

Le cas de la musique est en effet difficile, ambivalent. C’est que le discours critique a besoin de s’appuyer sur la solidité de l’objet même qu’il dénonce, et il se trouve pris à contre-pied par la musique, qui ne présente aucun objet à démasquer. Au contraire, ses interprètes et ses instruments sont les seuls garants visibles de son existence ; l’objet de l’art musical est si fugitif qu’il a plutôt entraîné les savants à voler à son secours, pour établir sa réalité au-delà de la présence envahissante des intermédiaires : instruments, partitions, médias, langages, institutions, interprètes, professeurs, on ne voit qu’eux, et le problème, pour arriver à voir la musique derrière eux, n’est pas de les montrer, comme le fait avec de plus en plus de finesse l’histoire de l’art pour les tableaux, mais de s’en débarrasser ! Du coup, le discours critique n’a rien à dire, que des évidences partagées : il n’y a pas d’objet musical sans que tout le monde s’y mette pour le faire apparaître. Les deux ressorts du suspense sont détendus, l’évidence d’un objet à rendre à l’illusion, et le mystère de médiateurs cachés à révéler. On comprend que le verbe se soit emparé avec délices de la peinture et ne sache que faire de la musique.
Mais si le temps a passé de l’hégémonie critique, nous sommes sauvés : d’une infirme, rebelle à sa mise en mots, orpheline du couple pervers de l’objet et de la critique, parente pauvre de la pensée dualiste sujet-objet, la musique devient l’art idéal pour livrer au sociologue le déploiement de ses médiations. L’évidence est inversée, la médiation occupe le devant de la scène, et c’est le surgissement de l’œuvre et du plaisir musical qui devient mystérieux, moment de synthèse dont la théorie reste à faire : mais n’est-ce pas là simplement le monde remis dans l’ordre ? Le paradoxe critique ne proposait-il pas un bien curieux cheminement – partir d’une évidence de l’objet qui n’en est une pour personne, et révéler les mystères d’un travail de construction supposé invisible, en réalité familier à tous les acteurs ? Il ne s’agit plus, négativement, d’annuler la croyance des musiciens en montrant que l’objet auquel ils croient est une illusion collective masquant une autre cause, sociale, mais de comprendre comment les musiciens installent au milieu d’eux un objet commun, comme la musique : les musiciens pourront peut-être, plus généralement, apprendre en retour au sociologue comment il peut s’arrêter sur le rôle des objets, tant dans le monde observé que dans ses analyses.


La musique est une théorie de médiations

Pour réaliser ce parcours entre les sciences sociales, les œuvres d’art et la musique, en suivant le fil du problème de la médiation, nous avons divisé ce livre en deux parties.
La première commence par reprendre l’analyse du modèle durkheimien de la croyance, resté selon nous à la base de l’approche sociologique des objets culturels : l’intérêt de la médiation, ainsi dès le début de la discipline mise au cœur de l’interprétation sociale de la culture, est de poser la question du rapport entre les principes de l’action collective et le rôle des objets. À partir du cas exemplaire de la littérature sur l’art, elle examine ensuite le rapport entre les objets et les sociétés qui les produisent et les reçoivent. Sur l’œuvre d’art, les approches sociales ont en effet déployé dans les directions les plus diverses un effort commun, de restitution des intermédiaires de tous ordres, humains, institutionnels, matériels, par lesquels passe la relation entre l’art et le public (académies, mécènes, collectionneurs, marchands, critiques, modes, médias, etc.). Cette restitution, commencée sur le registre critique d’une dénonciation de la relation d’un sujet et d’un objet esthétiques par l’histoire sociale, ou de l’accumulation érudite par l’histoire de l’art, a convergé vers l’idée d’une production collective du monde de l’art par ses acteurs. Elle pourra nous servir de révélateur des solutions proposées par les sciences sociales pour penser les objets : les outils théoriques employés, intermédiaires eux aussi mais entre l’individu et le collectif (professions, institutions, milieux, classes, champs, réseaux, marchés…), essaient en effet de dépasser, de diverses façons, les régressions symétriques où le dualisme entraîne une analyse qui ne sait pas s’arrêter sur les intermédiaires : régression vers une esthétique pure où les objets gravitent hors du social, ou vers un modèle ethnologique qui ne fait de l’art que le gris-gris moderne de nos sociétés.
L’histoire de l’art a su sortir d’un tel dualisme : nous nous appuierons sur elle pour formuler le modèle de la médiation, comme type de causalité alternatif au modèle durkheimien de la croyance. L’exemple de l’histoire de l’art montre comment une analyse peut s’arrêter sur l’opacité des médiateurs, sans en faire les vecteurs d’une cause surplombante, les instruments de buts ou de raisons externes. L’analyse doit passer par les mêmes médiations, allant des humains et des institutions aux cadres de la perception, aux éléments matériels, et jusqu’aux détails les plus précis des œuvres et de leur production : elle permet ainsi de franchir le fossé désastreux qui séparait analyses sociales des conditions de l’art et analyses esthétiques ou sémiotiques des fameuses “œuvres elles-mêmes”.
La deuxième partie part du mouvement de réinterprétation actuel de la musique baroque : quel est le statut des intermédiaires par lesquels il faut passer pour entendre une musique ? On ne saurait suivre meilleurs guides, pour ce passage, que les interprètes d’une musique baroque, écrite il y a trois siècles, et depuis une trentaine d’années représentée à nos oreilles sous deux formes concurrentes, “classique” ou “baroque”, s’opposant terme à terme, par interprètes, musicologues, critiques et amateurs interposés, sur tous les supports mobilisés par le jeu musical, de la querelle musicologique sur ses moyens anciens, instruments, diapason, effectifs, phrasé, voix ou tempos, à la concurrence économique dans ses médias modernes, radios, concerts, festivals, catalogues de disques. Au lieu de les opposer, peut-on comprendre comment ils s’appuient les uns sur les autres pour créer un objet inouï, l’écoute moderne d’une musique ancienne ?
L’analyse se propose, à la suite de cet exemple, de suivre la musique comme théorie de médiations, à partir de recherches empiriques et d’analyses ethnographiques : une analyse comparée de la scène rock et du concert classique, l’ethnographie d’une classe de solfège, la constitution des genres actuels… C’est en effet à sa capacité à fournir une relecture convaincante de terrains divers que doit s’éprouver la validité de la problématique présentée. Diversité essentielle, donc, et non diversion, si la prolifération des médiateurs est ce qui rend possible le repeuplement du monde de la musique. Face au problème posé aux analyses sociales par les objets, il s’agit de se servir des solutions inventées par la musique pour relier ses productions et leur “contexte” social, au lieu de suivre la démarche inverse, de faire comme si le problème était résolu, et d’appliquer simplement à l’objet musical, considéré comme donné, une panoplie de disciplines trop disciplinées. La musique est un bon exemple des perspectives qu’ouvre ce renversement – au niveau même du vocabulaire employé, on y parle bien peu de sujet ou d’objet, et guère d’artiste (est “musicien” aussi bien le compositeur que l’interprète, ou le mélomane) ; on y parle moins d’essence que de performances, d’œuvres que de versions, d’“être” que de jeu, de présence, d’interprétation. Non pas la musique d’un côté, le public de l’autre, et entre eux des moyens asservis : tout se joue au milieu, chaque fois, dans un face-à-face précis avec des interprètes, à travers des médiateurs matériels particuliers, instrument, partition, rampe de la scène ou lecteur de disque, séparant selon les cas des vedettes et un public, des “morceaux” et des amateurs, des œuvres et des interprètes, un répertoire et des mélomanes, des émissions et des auditeurs, un catalogue et un marché…
Ces montages qui présentent de la musique, rien n’autorise à en faire les déclinaisons d’un partage plus profond, les occurrences particulières d’un rapport général entre un objet musical et un sujet musicien (qui ne s’appellent ainsi que dans les livres d’esthétique) ; ce n’est même pas que ces montages infirment un tel dualisme : ils le décalent plutôt, le mettent en situation, montrant que l’emboîtement des face-à-face entre de la musique et des musiciens demande chaque fois un travail différent, qui modifie chacun des termes mis en présence. La médiation permet ainsi de rapprocher les deux sens radicalement étrangers l’un à l’autre qu’a pris le mot objet, pour en venir curieusement à désigner soit le principe le plus profond d’une réalité, l’Objet avec un grand O, soit au contraire ses reliquats matériels déjà à moitié morts, les objets : le dualisme a vidé dans l’un toute la substance des autres (et distribué à l’esthétique la louange de l’Objet, à la sociologie la critique des objets). Si en effet les musiciens interprètent ce qui se passe entre eux et avec la musique tantôt en parlant plus de l’objet de leur réunion, tantôt en parlant plus de leur communauté, dans les deux cas ils établissent de ces situations une configuration étroitement dépendante du rapport installé entre eux à travers des objets : la beauté de la musique ou l’identité d’un collectif sont, parfois, de mystérieux effets de ce travail commun ; ils n’en sont pas les causes.


L’œuvre, le collectif et les médiateurs

“J’aime Bach.” Phrase banale, où l’amour est au plus haut degré individualisé ; un homme aime une musique, identifiée par le nom de son créateur. Mais cette configuration n’est pas la seule extrémité où porte la musique. De la transe africaine aux rockers et à leur génération spontanée lui fait pendant une représentation inverse, celle du collectif que la musique a le pouvoir d’animer de façon immédiate : “We want Stones ! We want Stones !…” crient les fans en attendant leurs idoles. Que sont donc ces expressions extrêmes de la passion musicale ? La musique serait-elle faite sur mesure pour revêtir les deux formes les plus opposées de la passion ? Celle de l’amour intime d’un homme de goût pour une œuvre qu’il voit devant lui comme un objet aux contours infiniment précis, ciselant en retour la subtile architecture d’une perception ultra-différenciée – c’est le ravissement de l’amateur. Et celle de l’excitation d’une assemblée reconstituée à travers une musique qui est comme une onde porteuse, un éther dont l’objectivité se dissout à mesure qu’elle se transmue en l’émanation du groupe – c’est le collectif en fusion. Prendre comme objet d’étude ces expressions extrêmes que sont l’amour d’un couple et le transport d’une foule indifférenciée, ces asymptotes de la passion, c’est les faire passer du côté des acteurs, en reconnaissant leur caractère performatif. Car elles apparaissent d’abord dans le monde musical lui-même, rapportant l’amour de musique soit à l’empire d’un objet transcendant sur un sujet extasié – selon le modèle esthétique directement copié des arts visuels –, soit à une sorte de réduction sociologique volontairement recherchée par le groupe – selon le modèle ethnologique qui, loin d’hyperstasier les objets, remonte au contraire à la performance tribale que perpétue la musique, au pouvoir étrange qu’elle tirerait de lointaines origines sacrées, rituelles, orgiaques. Cette opposition, entre Apollon et Dionysos, entre la musique comme objet esthétique et la musique comme moyen d’une performance collective, permet aux musiciens, à travers quelques traductions, de combiner le savant dosage de justifications et de dénonciations [Boltanski & Thévenot 1991] dont ils ont besoin pour aller et revenir du social au musical, tout fonder en définitive sur la vérité vivante d’une relation entre des humains rassemblés, ou sur la mystérieuse beauté d’une œuvre qui leur soit au contraire radicalement irréductible ; il leur permet de faire au jour le jour le va-et-vient entre la musique comme cause première de leur amour, et comme effet laborieux de leurs actions. Nous essaierons de montrer avec quelle virtuosité ils installent les bornes de leur univers, maniant côté coup droit l’amour et la foi, côté revers le snobisme et la manipulation. Cette double fondation contradictoire, redescendue dans le monde quotidien, maintient le partage nécessaire entre “la” musique idéale – celle que j’aime, l’indicible beauté qui, au-dessus de tout, me ravit – et “les” musiques réelles (à commencer par celles des autres), faites de relations, d’habitudes, de conventions, voire de magouilles, qui peuvent ne plus être qu’illusions complices, manipulations orchestrées, snobisme des élites ou soupe des marchands de culture, passion qui rend aveugle ou philtre qui fait marcher les foules, prétextes et supports de relations en définitive bien humaines. Ces visions dualistes ne sont pas des modèles explicatifs, du côté de l’observateur extérieur, qu’il n’y a qu’à rejeter ou adopter, mais des modèles implicatifs que les musiciens mobilisent de façon locale et contradictoire, pour “mettre en cause” leurs situations et faire se tenir leur “monde”, au sens de H. S. Becker [1988] : l’ensemble hétéroclite de choses et d’hommes qui font la musique.


La passion musicale : au-delà de l’alternative du dévoilement ou de la naturalisation
La même opposition a envahi la littérature sur la musique, sous les espèces d’un clivage entre deux grandes directions d’analyse : celles qui acceptent et commentent l’objet musical, et celles qui le contestent et cherchent à rapporter son étrange pouvoir à ses déterminations sociales ; opposition qui a certes sophistiqué la dualité entre la musique comme objet transcendant et comme médiateur de l’identité du groupe, mais qui l’a finalement à peine déplacée. Prenons, pour illustrer ce grand écart, l’exemple de l’ethnomusicologie : rien ne l’exprime de façon plus tranchée que sa situation schizophrénique. Tantôt elle se fait ethnologie et la musique n’existe plus, tantôt elle se fait musicologie et crée sur mesure son objet musical, accumulant gammes et instruments dans un musée universel de la musique.
Dans le premier cas, on trouve G. Rouget. Les évidences sont toujours les symptômes les plus révélateurs : le problème de la musique comme art ne l’effleure pas ; il va sans dire que les objets n’ont pas d’importance hors du système arbitraire de sens qui s’en empare. Il définit donc la musique “dans le sens le plus empirique et le plus large qui soit” :
Sera dit musique tout événement sonore, ne pouvant pas se réduire au langage […] et présentant un certain degré d’organisation rythmique ou mélodique. […] La musique ne sera pas vue ici comme un art mais comme une pratique présentant la plus grande variété d’aspects [1980, pp. 103-104, c’est nous qui soulignons]3.
Dans le second cas, on trouve la position objectiviste extrême de S. Arom, illustrée par les extraordinaires photos qu’il publie au milieu de sa thèse, de Pygmées Aka contrôlant leur “re-re”4, un casque sur les oreilles : ainsi équipés, s’ils ne “voient” pas l’objet de la musique, c’est vraiment qu’ils sont sourds5 !
Agrandissant le fossé, la recherche a ainsi, du côté de l’esthétique, relayée par la musicologie, la théorie et l’histoire, la psychologie, l’anthropologie, approfondi les dimensions de l’objet et du sujet musicaux, pour définir “le sens et l’émotion” de la musique6 ; elle a au contraire, du côté de l’ethnologie et de la sociologie, de plus en plus radicalement fait disparaître ces caractères objectifs derrière le social qui les anime, selon une pente qui va sans gros cahot de la conception de Durkheim, formulée en termes d’une croyance qui fait exister le collectif, à la théorie de l’arbitraire de Bourdieu – qui transpose le raisonnement durkheimien du groupe primitif accroché à ses emblèmes au sujet moderne cramponné à ses goûts, le prix à payer n’étant que l’introduction d’une dénégation supplémentaire, par quoi le sujet moderne recouvre par l’affirmation de sa liberté de jugement les mécanismes sociaux qui président à l’élection de ses objets. La séquence de mots “collectif-croyance-arbitraire-différenciation sociale” est si forte qu’elle suffit à signer l’option sociologique. Et c’est presque comme un lapsus, une échappée, que nous verrons, à l’abri de cette bannière, le travail ordinaire de la sociologie repeupler en fait lui aussi d’intermédiaires le monde de la musique, et nous écarter de la double fascination pour le mystère d’une beauté absolue ou pour les chants du chaos originel : mais tout se passe comme si dès que s’élève le niveau théorique, la généralisation sociologique doit à nouveau dissimuler les intermédiaires et revenir à la dualité transcendance/ croyance, alors que dès qu’elle s’approche d’un terrain à analyser elle ne voit plus que des médiateurs.
Si l’on tient compte du penchant individualisant de la construction esthétique, et de la faiblesse inverse de la sociologie pour le collectif, les analyses de l’art, et celles de la musique, peuvent être réparties dans un tableau, traversé en sa diagonale par un axe esthétisation-sociologisation.

Esthétisation-sociologisation
Au lieu de disqualifier ces deux raisons opposées, qui aspirent l’analyse d’un côté vers la reconnaissance d’un couple transcendant sujet-objet, de l’autre vers la sociologisation de la musique comme masque des jeux de l’identité sociale, nous en ferons donc les opérateurs actifs de l’installation de la musique comme réalité composée, en les prenant comme points limites de toute tentative d’explication. Elles seront nos garde-fous : nous essaierons de les reconnaître à l’œuvre, tendant tour à tour leurs modèles symétriques, mais d’en faire notre deuil en tant que ressources pour l’explication7. La règle du jeu devient facile à énoncer, sinon à suivre : s’interdire d’avoir recours à l’un ou l’autre de ces deux registres opposés et complices, la reconnaissance de la musique comme transcendance, ou sa réduction au statut de croyance fondant le groupe social.
Merriam faisait le même diagnostic en 1964 quand il constatait que l’anthropologie “de” la musique était en fait partagée entre “two directions, the anthropological and the musicological”, et qu’il déplorait que “an overwhelming number of books, articles, and monographs is devoted to studies only of music, which is often treated as an object in itself without reference to the cultural matrix out of which it is produced” [1964, pp. VII-VIII]. L’analyse de cette oscillation, si difficile à médier dans la littérature sur la musique, et que l’ethnologie, à travers Durkheim, nous aura aidés à mener, nous laissera aux portes de la musique elle-même, que nous pourrons alors ouvrir – certains que nous y retrouverons la tension entre la musique-objet et la musique-relation, et que cette tension nous fera passer par une foule d’intermédiaires particuliers – instruments, partitions, scènes, médias, interprètes, professeurs, producteurs, critiques…
Si tout se passe selon ce plan, c’est leur théorie qui, formant un cortège musical si peuplé, conduira le livre à sa conclusion.

Né en 1952 à Nancy, Antoine Hennion est un sociologue français. Il est actuellement professeur et directeur de recherches au Centre de sociologie de l'innovation (CSI) de l'école Mines ParisTech. Il a dirigé le CSI de 1994 à 2002.

Bibliographie