Voici le deuxième tome de la trilogie écossaise de Lewis Grassic Gibbon A Scots Quair. Chris Guthrie est veuve, son jeune mari est mort pendant la guerre de 1914-1918. Elle se remarie avec Robert, le pasteur énergique et fragile, puis le suit, avec son fils, dans une petite ville bourgeoise et étriquée entourée de faubourgs ouvriers. Elle y rencontre la mesquinerie mais aussi la solidarité et l'entraide. Confronté à l'hypocrisie de ses paroissiens et affaibli physiquement par la guerre, Robert prend part aux grèves aux côtés de ceux avec lesquels il a survécu aux tranchées, puis sombre dans le mysticisme et s'éloigne d'elle. Chris résiste au puritanisme, à la folie de l'homme qu'elle a aimé, et elle entraîne le lecteur dans de longues marches dans ces collines désertes où elle puise sa force. Toujours partagée entre sa passion ambiguë de la nature et son amour des livres, elle porte sur les transformations de la société écossaise de l'après-guerre un regard lucide qui laisse voir l'engagement politique amer de l'auteur... Un grand roman classique de la littérature britannique.
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« Le lecteur se trouve plongé, toute distance abolie, au cœur de la réalité d'une époque en train de disparaître [...]. On n'est pas loin de Thomas Hardy, l'humour en plus, qui n'exclut pas la cruauté. On s'étonne que Grassic Gibbon, romancier d'exception, ait mis plus de 70 ans pour arriver à nous. »Christophe MercierLE FIGARO LITTERAIRE
PROÈME
Le bourg de Segget s'étend sur le versant sud du Mounth, dans la vallée d'Écosse que l'on appelle le Howe, au cœur de la région du Mearns, Fordoun est toute proche et Drumlithie encore plus, et certaines nuits on peut voir les lumières de Laurencekirk rougeoyer faiblement au loin lorsque descendent les brumes. Si tu gravis la colline jusqu'au vieux Kaimes en ruine, qui fut construit lorsque Segget n'était rien d'autre qu'un replat où les gens des temps anciens avaient élevé un camp fortifié aux remparts de terre et aux murets de pierre sèche avant de mourir et de laisser leur camp disparaître sous un tapis d'herbe et d'ajoncs - si tu grimpes jusqu'au Kaimes un matin d'hiver et que tu regardes vers l'est en retenant ton souffle, tu entendras peut-être le murmure de la mer qui soupire et écoute à travers l'aube, ou bien tu apercevras les gerbes d'étincelles d'un train qui file à travers les bois depuis Stonehaven, pour s'arrêter plus que rarement à Segget, les conducteurs se raclant la gorge et crachant, le chef de train souriant, comme si c'était une plaisanterie.
Mais Dieu seul sait ce que tu pourrais vouloir sur le Kaimes, d'autres sont déjà venus y chercher des trésors sans rien trouver, sauf quelques épées rouillées, abandonnées sans doute lors des guerres qui sévissaient à l'époque où la femme du shérif du Mearns, Finella qu'elle s'appelait, tendit un piège au roi, c'était le roi Kenneth III, lorsqu'il vint chasser à travers le pays. Car Kenneth avait tué son fils et elle avait juré de le lui faire payer; il chassait tranquillement dans les forêts qui recouvraient la vallée du Howe, c'était l'hiver, à ce qu'on raconte, et en ces temps lointains les routes étaient de sinueux ruisseaux de boue
où pataugeaient les chevaux qui s'éclaboussaient jusqu'à la croupe. Les hommes de Finella l'entendirent arriver, comme le chante platement le barde Wyntoun dans sa ballade:
Au travers du Mearns un jour,
Le roi chevauchait de-ci de-là
Quand soudain, de sa propre cour,
Contre lui compagnie se dressa
Dans la ville de Fethyrkerne,
Pour le combattre, ils étaient prêts
Et il se défendit contre eux fort bien
Mais c'est lui qui tomba à la fin...
C'est ainsi que Kenneth était mort et que des guerres s'ensuivirent. Les hommes de Finella bâtirent le Kaimes, une longue ligne de remparts sous les collines, avec à mi-pente une construction encore plus ancienne, une tour érigée au temps des Pictes; ils s'y retranchèrent et résistèrent de longs mois aux hommes venus venger la mort de Kenneth; et les ténèbres tombèrent sur leur attente et leurs batailles et sur tout le mal qu'ils subirent et causèrent.
Le Kaimes fut abandonné avec ses remparts en ruine, Johannes de Fordoun le décrit ainsi dans sa chronique en son temps; c'était un chevalier de Fordoun, et s'il avait eu un peu de bon sens il n'aurait rien raconté, au lieu d'en parler au reste du monde. Il faisait plus ou moins partie du clergé, à l'époque, juste après que Robert Bruce eut chassé les Anglais, et peut-être que Fordoun sentait moins mauvais avant que Johannes n'attache son nom au sien. Le Kaimes était donc là, du temps de Johannes, qui raconte que l'armée d'Écosse s'y arrêta une nuit, alors qu'elle faisait route vers le nord pour aller livrer la bataille de Bara. Parmi les Écossais se trouvait un Lombard et ce matin-là, tandis que l'armée s'éveillait et que les clairons résonnaient dans les collines, cet homme regarda devant lui et vit les brumes qui flottaient à ses pieds et les rayons de soleil qui dévalaient le long des coteaux pour se fixer sur un endroit où un ruisseau longeait un camp en ruine. Le spectacle troubla son cœur, et il crut à un présage car dans son pays lointain il y avait des camps comme celui-ci; et il jura que si jamais il survivait à la bataille, il reviendrait dans cet endroit et réclamerait cette terre à son roi.
Hugues Monte Alto était son nom et il combattit courageusement à la bataille de Bara, et lorsqu'elle fut terminée et que Bruce devint le roi Robert, il lui demanda les terres qui s'étendaient en dessous du Kaimes, dans le Howe balayé par les vents. Ces terres appartenaient au clan Mathers, mais ceux-ci avaient pactisé avec le roi anglais Édouard Ier, l'avaient accueilli et hébergé la nuit qu'il passa dans le Mearns lors de sa tournée dans le Nord. Bruce prit leurs terres et les donna à Hugues, qui en fut très satisfait, bien que contrarié de ne pas avoir de sang noble dans les veines. Alors il envoya l'un de ses hommes chez Lord Mathers pour lui demander s'il avait une fille à marier; mais il envoya un homme âgé dont il pourrait se passer au cas où les Mathers l'écorcheraient vif.
Les Mathers étaient orgueilleux comme si Dieu les avait faits d'une autre pâte que le reste des mortels; mais à l'époque ils faisaient plutôt triste figure dans leur vieux château de Fettercairn qui tombait en poussière, là où était exposé le casque du bon roi Grig, celui qui avait en premier établi les Mathers sur ces terres et qui avait fait de leur seigneur le merniae mercurio, c'est-à-dire le commandant en chef des terres du Mearns. Alors le vieux lord laissa la vie sauve à l'émissaire de Hugues et répondit que des filles, il en avait plus d'une, et que le Lombard pouvait venir faire son choix. Hugues s'y rendit et choisit, et c est ainsi qu'il épousa une fille du clan Mathers.
Mais il eut peu de temps pour profiter des plaisirs de la vie car les Anglais étaient revenus attaquer au nord. Les Écossais se rassemblèrent autour de Robert Bruce dans un étroit vallon où coulait un ruisseau sombre, c'était la passe de Bannockburn. Hugues était un guerrier d'expérience, il montait son cheval écumant dans le camp, et le roi Robert l'appela pour qu'il prépare des fosses et des talus hérissés de lances dissimulées sous la terre, autant de pièges tendus pour la charge de la cavalerie anglaise. C'est ce qu'il fit, puis vint le lendemain, avec les Anglais, qui chargèrent vaillamment et roulèrent dans les fosses. Mais Hugues fut atteint par une flèche anglaise alors qu'il chevauchait sans casque pour inspecter ses fosses.
Avant de partir pour le sud, il avait bâti un château dans l'enceinte du vieux Kaimes et il avait fait venir de sa lointaine Lombardie une poignée de tisserands, des gens de sa lignée. Ils construisirent leurs maisons en dessous du Kaimes dans le cercle muré de vert de l'ancien camp fortifié, ils aplanirent les remparts de ce lieu païen et établirent leurs rues le long du ruisseau Segget, mirent en marche leurs métiers à tisser et se trouvèrent contents de leur sort, bien qu'étrangers et stupides, et mal accueillis par les sombres et rudes Pictes qui peuplaient le Mearns. Mais cela passa avec le temps, les races se mélangèrent et le bourg que l'on appelait Segget devint une municipalité autonome en l'honneur du seigneur Hugues Monte Alto tombé à Bannockburn.
C'est ainsi que le nom des Monte Alto se transforma peu à peu en Mowat et que les Mowat se marièrent avec les Mathers; le prochain Mowat dont on raconte l'histoire est celui qui s'était lié d'amitié avec le seigneur Mathers quand ce dernier s'était associé avec trois autres lords contre Lord Melville. Car il leur faisait la vie dure, le shérif du Mearns, et les quatre lords ne cessaient de s'en plaindre au roi; et le roi en fut fort irrité et il tira sur sa barbe en disant Que le shérif aille au diable pour être cuit et servi en bouillon! Il avait prononcé ces mots dans un instant de colère, sans y penser, et il les oublia aussitôt; mais les lords se rappelèrent ses paroles quand ils retournèrent dans le Howe.
Là, comme ils l'avaient bien prévu, le shérif partit à la chasse avec les quatre farouches lords, Arbuthnott, Pitarrow, Lauriston, Mathers; et ceux-ci le saisirent, l'attachèrent et l'emmenèrent jusqu'à Garvock; ils suspendirent un grand chaudron entre deux pierres; ils lui ôtèrent ses vêtements et le jetèrent dedans, dans l'eau qui commençait juste à bouillir; et ils l'observèrent jusqu'à ce qu'il cesse peu à peu de crier, il hurla d'abord comme un loup dans l'eau bouillante, puis comme un gosse atteint de la peste suffocante, et son corps rouge comme l'argile se couvrit de cloques jusqu'à ce que la chair se décolle de ses os en ébullition; alors les quatre lords tirèrent de leurs ceintures leurs cuillères de corne et soupèrent du bouillon où cuisait le shérif, appliquant à la lettre les paroles de leur roi.
Ils furent poursuivis avec acharnement par la loi et par l'Église, Lord Mathers se réfugia dans le Kaimes, son parent Mowat ferma les portes et résista aux hommes du roi qui venaient le chercher. Ceux-ci firent le siège du château du Kaimes; mais les habitants de Segget apportèrent de la nourriture au château par un chemin secret qui contournait la colline; finalement le pardon du roi fut accordé à Mathers, l'armée se retira et Mathers sortit de sa cachette, en jurant que si un jour, il venait à nouveau à manger du bouillon ou à loger entre quatre murs, tout homme aurait le droit de lui faire subir ce qu'il avait fait subir au shérif Melville.
Après cet épisode, l'histoire de Segget se perd pendant de longues années jusqu'au Temps des Tueries où les Burns, James et Peter, furent emmenés à Édimbourg et soumis à la question pour qu'ils renient le Covenant, leur foi protestante et leur Dieu. Peter était âgé et le supplice le fit faiblir, mais auprès de lui son fils James subissait le chevalet et même lorsque les vis s' enfonçaient dans ses pouces et que Peter ouvrait la bouche pour abjurer, son fils le devançait en chantant un psaume d'une voix si forte qu'il couvrait la voix de son père; le vieil homme mourut, mais James mit plus de temps, ils finirent par le jeter dans un cachot, les membres brisés à plusieurs endroits, et les rats le mangèrent alors qu'il était encore vivant; peut-être qu'il y a eu des hommes encore meilleurs que lui à Segget, mais peu ont montré tant de cran.
Le fils de James n'était qu'un gamin à la mort de son père, il avait une petite ferme sur les terres des Mowat. Mais il alla s installer à Glenbervie où il reprit une ferme, et sa famille connut les hauts et les bas qui sont le lot commun, jusqu'à ce que le père de Robert Burns y grandisse, se lasse de l'endroit et déménage à Ayr: et c'est là-bas que le poète Robert naquit et coucha avec presque autant de femmes que le roi Salomon, bien que pas avec toutes en même temps.
Mais il y avait encore des Burns qui habitaient à Segget. Durant les premières années du règne du roi Guillaume, c'est l'un d'entre eux, Simon, qui mena la querelle entre les gens de Segget et les Mowat. Car c'étaient toujours les Mowat qui possédaient la plus grande partie de Segget et la châtelaine d'alors était une vieille femme acariâtre dont tous les fils étaient morts dans les guerres contre les Français; elle avait à moitié perdu la tête, ne se lavait presque jamais, et elle était méchante comme sa crasse et sentait mauvais en rapport. Simon Burns et le pasteur de Segget montèrent les gens de Segget contre elle, les tisserands refusèrent de payer leur loyer et ils ne saluaient pas quand ils croisaient la vieille châtelaine qui se promenait dans sa voiture, affublée du long nez des Mowat.
Finalement, une nuit, les gens qui habitaient loin de Segget virent une lueur soudaine s'élever dans les collines; elle tremblait et oscillait au milieu de l'obscurité, et à l'approche de l'aube, de tout le pays, des groupes partirent sur les routes pour voir ce qui se passait dans les collines. En arrivant, ils découvrirent les ruines fumantes du Kaimes, un grand feu avait flambé dans la nuit, consumant le vieux château jusqu'à ses fondations, il restait à peine une pierre debout sur ses murailles, et les habitants de Segget jurèrent tous qu'ils dormaient si profondément que l'incendie était terminé avant même qu'ils se réveillent. C'était peut-être vrai, mais pendant des années, avant que la vieille reine ne tombe fatalement malade, que le tissage cesse d'être rentable et que les gens quittent peu à peu le Mearns, on trouvait de magnifiques horloges dans telle ou telle maison, de beaux couvre-lits sur des matelas posés à même le plancher; et la cloche qui sonnait le réveil des tisserands avait jadis résonné glorieusement dans le château des Mowat sur la haute colline du Kaimes.
Le seul héritier du Kaimes était un cousin des Mowat, il regarda les ruines, vit que c'était fini et les abandonna au vent et à la pluie. Il se fit construire une belle demeure plus bas sur la pente, au-dessus de Segget, avec des ifs autour, et il fit venir des chiens de garde pour surveiller sa propriété, il ne voulait pas prendre le risque de recevoir la nuit d'innocentes étincelles en provenance de Segget. Mais les tisserands s'occupaient ailleurs maintenant, ils forgeaient et menuisaient, et tenaient de petits magasins pour les gens des fermes qui s'étendaient à l'entour. Alors les Mowat portèrent leur regard sur le ruisseau de Segget qui coulait vers l'ouest pour se jeter dans la rivière de Bervie et ils furent mécontents de le voir se perdre ainsi sans servir.
Mais cela ne dura pas longtemps, le commerce du jute explosa, le chemin de fer arriva et deux filatures de jute furent construites, un peu en dessous de la gare, au sud de la ville, tournant avec la force du ruisseau. Les gens de Segget ne voulaient pas en entendre parler et les Mowat durent aller jusqu'à Bervie pour faire venir des fileurs; un tas de créatures sauvages arrivèrent et remplirent la ville, qui dansaient et se battaient et faisaient les quatre cents coups, et Segget les regarda de haut comme un homme regarde une colonie de poux; les anciens habitants quittèrent leurs maisons et s'en construisirent de nouvelles à l'est de la ville, créant un faubourg qu'ils appelèrent New Toun, la ville neuve, tout en parlant avec mépris de la saleté qui pullulait dans la vieille ville, tout le long du quartier ouest.
L'arrivée des ouvriers des filatures relança l'activité du bourg, mais les gens de Segget essayaient toujours de montrer que les fileurs n'étaient là qu'avec leur permission, ces gueux mal embouchés, avec leurs écharpes et leurs châles, les femmes aussi mauvaises que les hommes, si ce n'est pire, occupées à railler et à reluquer les gens sur la place de Segget; et si jamais elles rencontraient une fermière qui venait faire ses courses à Segget, toute proprette et coquette et peut-être un peu fière, elles criaient Rentre chez toi grosse vache paysanne!
Mais les Mowat gagnaient de l'argent à la pelle. Quand la vieille église s'effondra, ils en bâtirent une nouvelle, une grande église toute belle, même si elle n'avait pas de clocher; et ils continuèrent à vivre et à mourir pour aller où ils devaient aller; et on entendit le ronronnement des filatures jusqu'aux années qui annoncèrent la Grande guerre; et la guerre passa et Segget perdura, survivant au pire, malgré la comptine que quelques gueux de la filature avait composée:
Oh Segget n'est qu'un sale trou
Avec une église sans clocher
à chaque porte un tas de fumier
Et des rustres qui n'valent pas un clou.