Publication : 27/08/2015
Pages : 240
Grand Format
ISBN : 979-10-226-0151-1
Couverture HD
Numérique
ISBN : 979-10-226-0430-7
Couverture HD

L'Ange de l'oubli

Maja HADERLAP

ACHETER GRAND FORMAT
20 €
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13,99 €
Titre original : Engel des Vergessens
Langue originale : Allemand (Autriche)
Traduit par : Bernard Banoun
Prix
  • Prix du Premier roman étranger 2015 - 2015

Maja Haderlap raconte l’histoire d’une fillette et de sa famille, mais aussi l’histoire d’un peuple, la minorité slovène en Autriche. Elle raconte une enfance dans les montagnes de Carinthie, et son écriture sensible fait entendre les bruits de la maison et du village, les disputes des parents, elle fait sentir les senteurs de l’été, le parfum de la cuisine de sa grand-mère. Son héroïne est aussi une adolescente qui essaie de trouver sa voie dans un univers extrêmement étouffant, englué dans les réminiscences du passé familial et du passé slovène.  La Seconde Guerre mondiale est certes terminée depuis longtemps, mais pour la minorité slovène elle est encore omniprésente, marquée par les règlements de comptes, les rapports difficiles avec l’Autriche et la présence d’une frontière quasiment infranchissable avec la Slovénie pour cause de guerre froide. En grandissant la jeune protagoniste lutte pour rassembler les fragments épars de l’histoire familiale et  finit par trouver son propre chemin – et son salut – dans l’écriture.

« Maja Haderlap a écrit une histoire puissante… Il n’y avait jamais eu encore de grand-mère comme celle-ci, de père – pauvre et désenchanté comme celui-ci, de morts comme ceux-ci, d’enfant comme celle-là. » Peter Handke

« Très fortement autobiographique, ce roman est un document, écrit dans une langue éminemment poétique, une « recherche » qui mène le lecteur dans les profondeurs d’une histoire de l’Autriche que les protagonistes sont loin de maîtriser. » Paul Jandl, Die Welt

 « Maja Haderlap a écrit son roman dans une langue poétique dans laquelle le temps est un « glacier flegmatique » qui broie tout ce qui a semblé merveilleux et immuable à la jeune protagoniste. » Wolfgang Höbel, Der Spiegel

  • Dans un petit village de paysans slovènes de Carinthie, cette guerre est encore partout. Chaque famille a vu partir un père, une mère, un frère, un oncle, dont à peine une infime partie est revenue des camps. Ceux qui par miracle ont pu rejoindre les champs, ont emporté des objets, des écrits, tout ce qui pouvait être une preuve. Preuve de ce qu’ils ont vu, vécu, une preuve de l’horreur et de l’indicible. Pour être cru. Il y a aussi ceux qui sont restés, trop jeunes, trop vieux, résistants ou partisans, et le poids des souvenirs, de la culpabilité, du chagrin. Comment une petite fille, née des dizaines d’années plus tard, se construit une vie, grandit, découvre le monde et ceux qui l’entourent avec cette histoire si particulière qui recouvre entièrement son quotidien ? Avec un mélange de tendresse et de secrets prodigués par sa grand-mère, avec de la douleur aussi, de voir son père ravagé par la culpabilité, mais surtout avec une curiosité et une sensibilité forte qui feront de cette enfant une jeune femme épanouie et riche de ce vécu, de ces histoires. Un premier roman bouleversant qui a été récompensé par plusieurs prix littéraires, dont le prestigieux Ingeborg-Bachmann.

    Aurélie Janssens
  • Face au silence

    Roman du trouble et du silence, de la douleur de la minorité slovène persécutée incessamment par les Autrichiens et par les Allemands. Avec sobriété, tout en colère retenue, réfléchie et justifiée, la narratrice évoque la résistance de son peuple, la fermeté des gens de la terre, du labeur âpre et continu, la folie insidieuse qui opère dans les esprits et les silences résolus. Sa voix s'élève, magnifique, par l'apprentissage du langage pour apposer des mots sur ce qui est tu. Les mots qui obsèdent et se dressent face au silence de la terre, des montagnes et du père. La connaissance par le langage est admise et brise les bulles de silence rendant plus douce et poétique la campagne montagneuse, plus tragique la douleur des familles et les persécutions de la guerre.

    Betty Duval-Hubert
  • "Maja Haderlap raconte une enfance dans ces montagnes du sud autrichien, au sein d'une nature idyllique où le passé est une plaie béante qui engloutit le présent." Lire l'article ici

    Sophia Andreotti
    Paris Berlin
  • " Une quête, et un récit de résilience, dans une langue magnifique, poétique, qui entrelace présent et passé, la sensibilité à vif d'une jeune fille et celle d'un pays qui peine à accepter cette mémoire, ce gouffre historique où tout semble avoir sombré»." Lire l'article ici

    Pascal Kober
    L'ALPE
  • "Un récit qui oblige et laisse sans repos, tant qu'il n'est pas mené à terme, celle qui l'écrit et celui qui le lit." Lire l'article ici

    Jean-Baptiste Sèbe
    Etudes
  • "La jeune fille va devoir reconstruire le passé douloureux de ses proches pour mieux s'en émanciper." Lire l'article ici

    Sandra Jumel
    Vocable allemand
  • "Celle qui déclenche l'admiration de Handke s'appelle Maja Haderlap, est autrichienne et signe L'Ange de l'oubli, son premier roman. Une entrée tonitruante, un texte écrit dans une langue formidablement poétique." Lire l'article ici

    Serge Bressan
    Lux Le quotidien du Luxembourg
  • " Avec une grande délicatesse, Maja Haderlap cerne les contours d'un paysage intérieur dévasté." Lire l'article ici

    Christine Lecerf
    Le Monde des livres
  • "Le récit se déploie comme une partition pénétrante dont la voix unique, celle de la narratrice, résonne en plusieurs mouvements, allant de la confession à l'analyse historique, des images de camps de concentration au recueil de témoignages poignants et à la revendication d'actes de rébellion." Lire l'article ici

    Sylvie Bressler
    Esprit
  • "Née en 1961, Maja Haderlap fait appel à ses souvenirs d'enfance pour écrire son premier roman, qui exhume la mémoire silencieuse des Slovènes d'Autriche, persécutés par les nazis." Lire l'article ici

    Catherine Bédarida
    Mouvement
  • "De toute façon, les artistes sont toujours en avance sur les politiques. Ce sont eux qui trouvent les formes nouvelles de la discussion publique qui va avoir lieu par leurs œuvres. C’était déjà le cas à l’époque de Bachman ou de Handke." Lire l'entretien ici

    Entretien de Laurence Bourgeon
    Diacritik
  • Lecture de L'Ange de l'oubli par Maja Haderlap et son traducteur Bernard Banoun.

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    Anne-Vanessa Prévost
    France Culture "Les Bonnes Feuilles"
  • "Dans des pages puissantes, servies par le souffle poétique de Maja Haderlap, les somptueux et impassibles paysages de montagnes et de forêts ne peuvent que difficilement laisser deviner le « secret de la menace qui pèse sur les hommes », celui-là même dont ils ont été un jour le terrifiant théâtre." Lire l'article ici

    Sophie Deltin
    Le Matricule des anges
  • "Exploration hallucinée d'une langue de mort qui remonte au nazisme, L'Ange de l'oubli s'impose comme l'œuvre au noir de l'Autriche." Lire l'article ici

    Benoît Legemble
    Transfuge
  • "Ce texte constitue sans doute la plus belle surprise de la rentrée, un livre qui s'entreprend comme un deuil en même temps qu'une renaissance, qui fait vaciller le temps, invente une parole pour dire ce vacillement." Lire l'article ici

    Hugo Pradelle
    Hippocampe
  • "Dans les années 60, une famille slovène d'Autriche paie encore le prix de son engagement contre le nazisme." Lire l'article ici

    Natalie Levisalles
    Libération
  • "Dans ce texte splendide, l’auteur revient sur son enfance : les récits au compte-gouttes de sa grand-mère rescapée de Ravensbrück, les désespoirs de son père, les anecdotes distillées par l’entourage…" Lire l'article ici

    Sabine Panet
    Axelle Magazine
  • "La tâche de l'écrivain, disait Ingeborg Bachmann, est de dessiller les yeux, elle est aussi, soutient Erri De Luca dans La Parole contraire, d'être le porte-parole de celui qui est sans écoute. L'Ange de l'oubli donne magnifiquement la parole aux « sans-voix »." Lire l'article ici

    Linda Lê
    La Quinzaine littéraire

De la main, grand-mère me fait signe de la suivre.

Nous allons au garde-manger en passant par la cuisine noire. Une fumée de longtemps colle à la voûte comme une résine sombre et graisseuse. Il y a là une odeur de charcuterie et de pain encore chaud. Une vapeur aigre flotte au-dessus des baquets où l’on entasse les déchets alimentaires, pour les cochons. Aux endroits où l’on passe et repasse tout le temps, le sol en terre battue est brillant, comme si on l’avait astiqué.

Dans le garde-manger, grand-mère prend dans un pot du saindoux solidifié qu’elle étale dans un fait-tout, puis elle plonge une cuiller dans la confiture de pommes et retire une couche de moisissure blanchâtre qu’elle jette sur les déchets. Les étiquettes, qu’elle a collées sur les pots avec une mixture de farine, de lait et de salive, portent le mot Malada. La malada de grand-mère est marron foncé, son goût est doux-amer.

Elle place quelques œufs dans ma jupe que je tiens relevée. Dans le courant d’air, des flocons de suie se détachent des murs du fumoir et se déposent sur les miches de pain rangées debout sur une étagère en bois. Près de l’entrée, en dessous de l’orifice du four, il y a un petit tas de cendres balayées.

Grand-mère travaille à la cuisine. Les mets qu’elle prépare ont la saveur de la cuisine noire, de cette grotte sombre, mal éclairée, que nous traversons plusieurs fois par jour. Tout ce qui se mange prend, me semble-t-il, l’odeur et la couleur du fumoir. Le lard et la farine de sarrasin, le saindoux et la confiture, même les œufs sentent la terre, la fumée et l’air saturé d’aigreur.

Quand grand-mère fait la cuisine, elle attribue à chaque mets une propriété. Ses plats possèdent une force cachée, ils ont le pouvoir de relier l’ici-bas à l’au-delà, de guérir les plaies visibles et invisibles, et ils peuvent rendre malade.

Je bois du café de malt au biberon qu’elle cache pour moi sur l’étagère inférieure du buffet de la cuisine. Tu as beau être trop grande pour le biberon, dit-elle, je te le préparerai aussi longtemps que tu le demanderas. Pour qu’on ne me voie pas, je m’allonge sur la banquette de la cuisine et je tète le café tout juste passé. Bien trop grande, répète grand-mère. Si on vient, tu poses tout de suite le biberon par terre.

D’après grand-mère, ma mère ne sait pas s’y prendre pour la cuisine. Elle n’a pas l’idée de comment on cuisine, et ce que les bonnes sœurs lui ont appris à l’école ne convient pas pour chez nous. Elle ne sait pas non plus qu’il y a des plats pour les morts et d’autres pour les vivants, qu’avec des mets spécialement confectionnés on peut guérir ou perdre les gens, toutes ces choses que ma mère ne veut pas croire.

Moi, je crois grand-mère sur parole et je tourne avec ferveur la manivelle quand elle torréfie l’avoine pour le café. Je l’écoute me parler de tous ces gens pour lesquels elle faisait la cuisine à la maison, jadis, du temps où il y avait encore des valets et des servantes et plein d’enfants. Elle dit aussi qu’elle volait de la nourriture pour elle et les autres, qu’elle guettait la moindre épluchure de patate, tout ce qui semblait comestible, jadis, du temps où elle lavait les casseroles, oui, une chance, dit-elle, qu’on l’ait eu mise là, aux cuisines, au camp, je sais.

Après la vaisselle, elle pose les coupelles émaillées et les casseroles à sécher sur le rebord de la fenêtre. Elle vide dehors le baquet en fer plein d’eau de rinçage. Ses longs doigts rougis sont violets après la plonge. On dirait les serres d’un rapace. Il lui arrive de me tapoter la tête avec. Munie d’un pique-feu, elle soulève du dessus du fourneau une plaque en fonte de la taille d’une assiette puis elle brise les bouts de braise pour qu’ils refroidissent plus vite.

Sitôt qu’elle se met en mouvement, je lui emboîte le pas. Elle est ma reine des abeilles et moi son abeillaud. Je respire à plein nez le parfum de ses vêtements, l’odeur de lait et de fumée, une pointe d’herbes amères que garde le tissu de son tablier. Elle mène la ronde et je dansotte à sa suite. Je règle mes petits pas sur ses pas traînants, je fredonne une douce mélodie de questions dont elle joue la basse.

Nous allons dans la grande pièce jeter un coup d’œil à la centrifugeuse à lait derrière la porte, plusieurs fois par semaine nous la faisons tourner pour séparer la crème du lait. Dans la chambrette, qui est derrière, nous ouvrons les fenêtres, nous aérons les lits dans lesquels nous dormons, nous secouons les couettes remplies de feuilles de maïs séchées, nous retournons pour les examiner les bouquets d’herbes posés sur le rebord de la fenêtre ou suspendus, nous montons l’escalier un peu effrayant des combles, nous jetons un regard dans la mansarde où, des années plus tôt, raconte grand-mère, des fantômes s’étaient réfugiés auprès des dormeurs et les avaient chassés de leur chambrette.

Grand-mère sort d’un pas dansant et va face à la grange rattacher des branches de la corète contre le tronc du quetschier. Près du tas de fumier, elle parle au sureau pour qu’il fleurisse plus vite. Puis elle revient me chercher. Nous traversons la cour pour aller prendre du fourrage dans la cave du bas puis au grenier. Elle ouvre de grands sacs, des bahuts, des jales, elle remplit de fruits frais et de fruits séchés les poches de son tablier, elle répand du blé et du maïs pour les poules. Son front est aussi plissé que le toit du grenier. Elle marche devant moi d’un pas vif pour aller vers le ruisseau inspecter les claies en bois où l’on fait sécher les quetsches et les poires l’automne.

Deux fois par semaine, je l’accompagne pour sa tournée dans l’appentis à outils et au grenier où elle contrôle les pondoirs des poules. Si au bout d’une semaine un nid est toujours vide, elle cherche le volatile qu’elle soupçonne de fainéanter. Elle attend que l’animal s’approche, elle l’attrape par surprise et plante l’index et le médium dans le cul de la poule caquetante. Si un éclat blanc apparaît entre ses doigts, c’est que la coquille est encore molle et que l’œuf sera là le lendemain ou le surlendemain.

Un jour, à ma grande joie, elle sort d’une poule un œuf qui lui coule dans les mains. Cela me fait rire. La petiote aux œufs, me lance grand-mère. Elle me raconte que ce surnom, c’est mon grand-père qui me l’avait donné, à l’époque où il restait couché, malade, sur la banquette du poêle, chargé de me surveiller. J’étais encore une pitchounette d’un an à peine et j’avais découvert les œufs dans le tiroir inférieur du buffet de la pièce, je les faisais rouler un à un sur le plancher et dès que le jaune sortait de la coquille, je m’écriais sonči gre, petit soleil se lève ! Grand-père me regardait faire et cela le réjouissait tellement qu’il m’avait laissée m’amuser avec tous les œufs de la jatte et avait interdit à grand-mère de me gronder. Tandis qu’elle nettoyait le sol barbouillé de cette omelette, il lui avait demandé d’avoir pitié de moi et de lui. J’avais eu beau le distraire, il était mort peu après.

Les seuls moments où grand-mère apprécie d’être aidée par ma mère, c’est lorsqu’elle pétrit la pâte. Elle la regarde touiller la farine. Dans le pétrin, ça gargouille et ça clapote. La sueur perle sur le front de ma mère et tombe dans le futur pain. Elle se redresse et, de l’avant-bras, essuie son visage en sueur. Elle a les joues rouges, les manches de son corsage sont retroussées, j’aperçois dans l’encolure son maillot qui dépasse. Elle demande quelle est la proportion de seigle et de froment et celle de levain et d’eau, elle aimerait bien savoir combien il faut de kilos de farine. Grand-mère dit qu’il faut en verser jusqu’à recouvrir la rainure, là, sur la paroi du pétrin. Ma mère se penche à nouveau au-dessus de la pâte. Quand elle commence à se détacher de ses doigts, quand le bois du pétrin ne grince plus, sa tâche est accomplie. Grand-mère fait une entaille en croix sur la pâte et la recouvre pour la laisser lever.

Grand-mère nourrit le four avec des petits ventres de pâte grisâtre, et deux heures plus tard le four restitue les miches cuites. Grand-mère essuie avec un torchon les pains retirés brûlants de la gueule du four, fait un signe de croix dessus et place le pain dans mon tablier. Je l’emporte à refroidir dans la grande pièce, où je le fais glisser sur la table ou sur la large banquette du poêle. L’odeur de pain chaud envahit la maison entière. Grand-mère arpente les pièces comme si elle voulait s’assurer que les bouffées parfumées du levain ont bien atteint tous les recoins.

Du pain, au camp, il n’y en avait pas plus que ça à manger, pas plus que ça, dit-elle en indiquant avec le pouce et l’index la taille des morceaux de pain distribués aux prisonniers. C’était censé suffire pour un jour, parfois pour deux. Plus tard, nous n’avons même plus eu droit à ça, dit-elle, et alors nous avions des visions de pain. Je la regarde. Elle emploie ses mots de toujours, je bilo čudno, dit-elle, c’était bizarre, et elle entend par là que c’était terrible, mais ce n’est pas grozno qui lui vient.

Il y a dans ses poches de tablier des miettes de pain et de vieilles croûtes de pain. Quand elle traverse la cour et va à l’étable, elle distribue le pain aux bêtes. Aux poules elle lance les miettes à la volée, les vaches et les cochons, elle leur enfourne les croûtes dans le museau. Il ne faut pas oublier le pain pour les bêtes, dit grand-mère, car le pain que tu distribues t’est rendu.

Le jour des Morts, elle pose sur la table une miche et une jatte de lait pour les défunts. Pour qu’ils aient de quoi manger s’ils viennent pendant la nuit et qu’ils nous laissent tranquilles, dit-elle.

J’imagine les morts mangeant de leurs mains invisibles, mais, le lendemain matin, tout paraît intact. Le couteau est toujours à côté de la miche, le lait toujours sur la table, pas un souffle ne semble les avoir effleurés. Je demande s’ils sont venus. Oui, répond grand-mère. Elle s’y connaît, me dis-je, elle qui est familière de la mort. Puisqu’elle la voyait, cette mort, à l’époque, quand elle se montrait chaque jour, chaque heure.

Ma mère travaille dehors. Pendant le petit déjeuner, je la vois par la fenêtre de la cuisine s’activer à l’étable. Une hotte en osier sur le dos, elle va et vient entre le fenil et l’étable, elle se penche, jambes écartées, sur les seaux fumants et prépare à la main la bouillie des cochons en y mêlant par poignées du foin coupé et tamisé. Quand il lui arrive de passer devant la maison, un outil à la main, elle a l’habitude de s’approcher de la fenêtre de la cuisine pour regarder après moi. Elle frappe à la vitre et appelle, où est ma kokica, ma poulette. Parfois, elle ne fait que plisser les yeux et passe sans un mot.

Les tabliers qu’elle porte sont plus clairs que ceux de grand-mère et elle aime chanter en travaillant.

Le côté d’où m’arrivent ses chansons me dit où elle se trouve. Si elle est de bonne humeur, elle m’appelle par des noms affectueux qu’elle emploie aussi pour les bêtes, pour que je la rejoigne, que je l’aide dans une tâche ou me blottisse contre elle. Elle a de fougueuses effusions de tendresse. Elle s’empare de moi comme grand-mère attrape les poulets, elle me tire à elle et, si j’essaie de lui échapper, elle me chatouille et me mordille. Quand elle a le cafard, elle ne me laisse pas l’approcher. Son chagrin exerce sur moi une forte attirance. Dans ces moments-là, je voudrais pouvoir me promener sur elle comme une chatte qui s’aventure sur un arbre et la regarder d’en haut dans les yeux, depuis le sommet de la tête, lui lécher les joues, lui frôler le nez ou, si elle se secouait pour essayer de me faire tomber, m’agripper à son dos. Mais il faut dire que ma mère ne comprend pas grand-chose de ce que je souhaite. Il suffit que je lui effleure les hanches pour qu’elle me repousse comme une hargneuse mère-animal ses petits et me demande quand j’ai l’intention de faire le travail dont elle m’a chargée. Tout de suite, dis-je, en espérant que grand-mère a entendu et va se charger de tout, chose qu’elle fait d’ailleurs volontiers pour agacer ma mère.

Je trouve parfois ma mère en larmes dans la chambre des parents. Ces jours-là, elle est assise sur le lit, ses bottes en caoutchouc aux pieds. Ça ne lui plaît pas que je la surprenne dans cet état. Qu’est-ce que tu cherches, demande-t-elle. Toi, toi ! Son désespoir doit être bien grand, car les bottes et son tablier maculé détonnent sur le couvre-lit clair en lin brodé de fleurs colorées qu’elle a étendu sur le lit conjugal.

Les soirs où il fait doux, elle est assise dans la prairie derrière la maison, elle regarde le ciel ou bien elle est appuyée au balcon en bois sur la façade sud de la maison aux anciens, où on ne peut pas la voir. Un jour, elle est à genoux dans l’entrée devant un réfrigérateur qu’on vient de livrer. À la cuisine, grand-mère rouspète, a-t-on besoin d’un engin pareil, ça ne fait que coûter de l’argent. Ma mère essuie le réfrigérateur avec un chiffon blanc qu’elle trempe plusieurs fois dans une bassine remplie d’eau chaude et essore. De nos jours, lance-t-elle d’un air de défi, toutes les maisons doivent avoir un réfrigérateur comme ça. Mais non, répond grand-mère, elle n’a jamais eu de réfrigérateur et personne n’a jamais eu l’usage d’un engin pareil.

Un soir, dans la chambrette que je partage avec grand-mère, ma mère fixe au-dessus de mon lit deux petits cadres avec des anges. Depuis que j’ai un petit frère, je ne dors plus dans la chambre à coucher de mes parents dans la maison aux anciens, j’ai rejoint grand-mère et cela me plaît, car grand-mère est le bâton d’enfance auquel je me retiens. Ma mère plante dans le mur deux petits clous pour suspendre les cadres en me disant qu’elle m’apporte deux protecteurs qui veilleront sur moi. Une tête aux boucles dorées avec des ailes qui lui poussent dans le dos est censée faire attention à moi. Imprudent, me dis-je, ce jeune homme chaussé de minables sandales ouvertes qui conduit deux enfants sur un pont suspendu ; un profond défilé de montagne s’ouvre en dessous. Ma mère prie avec moi sveti angel varuh moj, bodi vedno ti z menoj, stoj mi dan in noč ob strani, vsega hudega me brani, amen et dit que les anges voient dans l’âme des hommes et peuvent lire leurs plus secrètes pensées.

Comme je crois que mes pensées ne sont pas là pour être épiées et que je crains que ces anges ne soient trop naïfs et trop inexpérimentés pour veiller sur moi, je les observe avec scepticisme, ces deux êtres joufflus et potelés. Ils tournent vers le ciel un regard rêveur et transfiguré, quand ils ne sont pas à demi nus ils portent de riches vêtements, ils jouent sur les instruments les plus étranges et c’est au ciel qu’ils sont chez eux, pas sur terre. Je me demande si ces êtres ailés veulent vraiment tout savoir, s’ils veulent voir ce que je veux cacher aux humains. Ces garçons chanteurs aux allures de fille ont beau me plaire, j’aurai beau les voir se regrouper par myriades sur les autels des églises et sur les fresques, comme les hirondelles l’été sur les fils électriques avant leur envol vers des contrées plus chaudes, je ne suis pas à l’aise.

Un matin après m’être levée, je constate avec effroi que mon père a l’air d’être tombé du ciel ou d’un pont. Il gît sur le sol de la cuisine, le visage ensanglanté. Grand-mère lui glisse un coussinet sous la tête et étend sur lui une couverture de laine. Ma mère a posé près de mon père un baquet rempli d’eau froide. Quand elle veut lui essuyer les joues, il se défend d’un geste de la main.

On ne va quand même pas le laisser couché ici, dit ma mère d’une voix aiguë.

Laisse-le donc, s’il veut, décide grand-mère en écartant ma mère.

Quand mon père m’aperçoit plaquée contre le fourneau, hagarde, il sourit. Un filet de sang lui sort de la bouche, coule sur sa joue et disparaît dans le col déjà imbibé de sang de sa chemise en tissu clair.

Il s’est cassé les dents, se lamente ma mère en se précipitant hors de la cuisine. Puis elle s’arrête à la porte de la maison et tripote les fleurs qui commencent à s’ouvrir dans les jardinières. Je demande ce qui s’est passé. Papa a fait une chute à moto, sanglote ma mère, il faut prévenir un docteur. Et elle part à toute vitesse.

Dans l’après-midi, on conduit mon père chez le docteur. Un voisin vient le prendre en voiture.

Il a eu beaucoup d’anges gardiens, dit ma mère. Je me demande si les anges ont amorti sa chute de moto ou s’ils ont réveillé un voisin qui aura trouvé mon père gisant dans la prairie et l’aura aidé à se relever ? Je décide de prendre le temps plus tard de réfléchir à cette histoire d’anges, après tout, ils ne sont peut-être pas aussi inutiles que je croyais.

Mon père aime bien porter des knickerbockers en velours côtelé. Quand il marche, la boucle qu’il a oublié de fermer dans la précipitation se balance sur son mollet. Il marche d’un pas énergique avec l’allure de quelqu’un qui, de joie ou d’impatience, pourrait se frotter les mains sans arrêt. L’été, il saute nu-pieds dans les sabots placés devant la porte d’entrée. L’hiver, il brûle tellement de passer ses pieds couverts de chaussettes en laine sous la bride des sabots que des boudins de tissu se forment aux talons, souvent reprisés. Quand il traverse la cour à la hâte, tout se met en mouvement. Attaché à sa chaîne, le chien Piko court dans tous les sens, les chats s’approchent de la porte de l’étable, les truies poussent des grognements aigus dans leurs stalles. Ma mère court vers l’étable avec des seaux où clapote la ration pour les cochons.

Mon père a déjà détaché les vaches et les mène à l’abreuvoir. Il n’a pas eu le temps de ramasser la baguette de coudrier posée près de la porte de l’étable, en criant il dirige à la main les bêtes qui trébuchent. Parfois cela ressemble à un cri d’allégresse.

Les vaches ne tiennent pas sa cadence. À peine ont-elles regagné leur place qu’il perd patience et lance une bordée de jurons comme s’il voulait chasser des mouches qui l’agaceraient. Quand il porte le foin dans l’étable en criant depuis le seuil le nom de la vache qui doit le laisser passer, la vache s’écarte en effet pour qu’il puisse remplir la mangeoire. Ses mouvements sont amples et rythmés. Le nettoyage des stalles des cochons doit aller fluidement, la fourche à fumier se planter avec élan dans la litière et la pelle racler le sol de l’étable à un rythme régulier. Et les bouses fumantes n’attendent qu’à être sorties de la rigole et passées presque telles quelles sur le tas de fumier. À la trajectoire du fumier on peut savoir de quelle humeur est mon père. Si le fumier décrit un grand arc et atterrit sur l’arrière du tas de fumier, il est serein, s’il flanque les bouses sur l’avant du tas, il est en colère.

Les cochons se pressent contre la grille mobile des auges. Ma mère repousse la grille d’un coup de botte et fait patienter les bêtes. Eh, vous allez bien attendre encore un peu, dit-elle en versant d’un grand geste la soupe dans l’auge. À peine la grille part-elle en arrière que les cochons fondent sur la bouillie en grognant.

Maja Haderlap  est née en 1961 à Eisenkappel. Écrivain et poète autrichien, bilingue allemand-slovène, elle vit à Klagenfurt, capitale de la Carinthie.

Après des études théâtrales et de philologie allemande à l’Université de Vienne, elle devient assistante de dramaturgie et de production à Trieste et à Ljubljana. De 1992 à 2007, après une thèse d’études théâtrales à l’Université de Vienne, elle travaille comme conseillère artistique au Stadttheater de Klagenfurt.

Issue de la minorité slovène de Carinthie, elle est connue pour ses poèmes en slovène et en allemand. Elle publie également prose et essais en slovène et en allemand ainsi que des traductions du slovène vers l'allemand.

L'Ange de l'oubli,  son premier roman, a été récompensé par plusieurs prix littéraires, dont le très prestigieux prix Ingeborg-Bachmann, le prix Bruno-Kreisky et le Rauriser Literaturpreis.

Bibliographie