Publication : 02/03/2006
Pages : 180
Grand Format
ISBN : 2-86424-569-8

Le Dernier Train

Maria Mercè ROCA

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17 €
Titre original : L'últim tren
Langue originale : Catalan
Traduit par : Cathy Ytak

Une crise de couple des plus banales, ils sont mariés depuis longtemps, l'émotion est engourdie, la routine domine. Elle est avocate, pleine de dynamisme, et elle nous parle de son mari. Il manque d'énergie, d'idées, se fait prendre en charge. Il prend à son tour la parole, il refuse l'organisation de sa femme, son autorité. Il a d'autres aspirations, il voulait une maison à la montagne, elle ne sait pas écouter. La vie vient de lui offrir une chance, peur-être la dernière...

Le lecteur devient le spectateur privilégié de ce face-à-face de deux vies qui croyaient être unies, les voix puissantes et sincères s'opposent au moment où passe ce dernier train qu'on ne peut pas manquer.

Dans ce texte simple et touchant Maria Mercé Roca montre toute son habileté et son talent pour raconter les vies quotidiennes, à travers une trame intense et passionnée.

  • « Les ruptures sont souvent bruyantes, émaillées par les larmes, les cris, la rancœur. Maria Mercè Roca nous en raconte une sans pathos ni déchirure. Paradoxalement, la dérive de Teresa et Andreu, qui semble coulée dans une longue phrase de 180 pages, a la fluidité des histoires d'amour. »
    Astrid Eliard
    LE FIGARO

Tu ne peux pas me faire ça. Tu es ton pire ennemi, et naïf en plus: tu ne vois donc pas que tout se sait? Une des filles du laboratoire vit au quatrième, on se retrouve tous les jours dans l'ascenseur ou dans la rue: quand j'entre au bureau, elle part travailler. Votre mari a des résultats d'analyses à récupérer depuis deux mois, voulez-vous que je vous les apporte? Je suis restée pétrifiée, tu te comportes comme un enfant mal élevé, tu me contraries et tu me ridiculises, en plus, parce que cette fille, vu la tête que j'ai dû faire quand elle me l'a dit, a parfaitement compris que je n'étais pas au courant. Et c'est vrai que je n'étais pas au courant, je pensais, vois-tu, que ces analyses, c'était une affaire réglée; c'est ce que tu m'avais dit, que tu avais apporté les résultats au Dr Masdeu, qu'on t'avait dit que tu allais très bien et que tu pouvais te permettre quelques extra. Et il n'y a ni extra ni rien du tout, ce ne sont que des mensonges, tu n'as même pas été capable d'aller les chercher, je n'arrive pas à croire ça de toi, pourquoi tu me déçois de cette manière, je ne sais pas pourquoi tu fais ça, et je ne crois pas que je le mérite. Franchement, Andreu, je ne sais pas pourquoi tu me fais ça, et je t'appellerais bien là, maintenant, et je viderais mon sac, mais je me retiens parce que je n'ai pas envie que quelqu'un, au bureau, sache que j'ai pour mari un gamin irresponsable, incapable d'aller chez la toubib quand il le faut parce qu'il en a peur et qui, en plus, me trompe en me disant qu'on l'a trouvé en si bonne santé qu'il peut se permettre quelques extra. Tu veux que je te dise? Je commence à fatiguer. Tu fais ce que tu veux. Je ne sais pas à quoi ça sert que je me décarcasse à te préparer à manger ce qui t'est permis, à manger moi aussi, avec toi, la même chose que toi pour que ça soit moins dur, à aller te chercher les fruits et légumes toujours chez ta mère, même si ça n'est pas sur mon chemin, parce qu'elle me garde les meilleurs, à aller acheter du pain complet à la boulangerie de Montivili, qui n'est pas sur mon chemin non plus et où j'ai du mal à me garer, tout ça parce que c'est le seul que tu aimes un peu, sinon tu n'avalerais que de ces baguettes précuites qui ne valent rien, et à quoi ça sert que j'assiste à des cours de cuisine saine pour que tu trouves les plats que tu as le droit de manger un peu plus appétissants et moins monotones, et ils sont peu nombreux, je le reconnais. Ça ne sert à rien. Je me tue pour ça, et tu passes outre. Tu me mets vraiment de mauvaise humeur. Je me sens trompée. Je me sens idiote. Tu te moques de moi et ça me fiche en rogne parce que tu as réussi à me perturber, et je ne parviens plus à jouer le jeu, or maintenant, ce qu'il faudrait, c'est que je sois calme et sereine pour écouter le client qui va arriver sans avoir la tête ailleurs à force de penser à toi et à la bêtise que tu as faite en croyant que tu me trompais, alors que le seul que tu trompes et que tu blesses, c'est toi.

Oriol passe dans les bureaux distribuer les photos du dîner d'avant-hier. J'entends rire Anna. On va voir ce que ça donne. J'aime de moins en moins les photos. Tu vois: elle est moche. Je suis moche. Je me vois moche. Je me vois vieille. Affreuse. Je ne peux pas la déchirer parce qu'ils ont tous signé au dos, sinon, je la jetterais tout de suite. C'est à cause de mon chemisier, il est trop sombre. Et je suis tellement sérieuse. Par-dessus le marché, je sais ce que tu vas dire, je t'entends déjà: pourquoi tu ris pas? T'as pas passé une bonne soirée? Tu crois qu'en ce moment j'ai motif à rire? Mais si, j'ai passé une bonne soirée. C'était un dîner très agréable, même si Roura avait beaucoup bu et était encore plus exalté que d'habitude en me chuchotant quasiment dans l'oreille que, même s'il n'en avait pas l'air, c'était un homme très sensible et qu'il considérait que s'asseoir à côté d'une femme comme moi était un vrai luxe. Comment voulais-tu que je rie? Aujourd'hui encore j'ai le bras endolori à cause de ses assauts. Je me suis retenue autant que j'ai pu, mais j'ai fini par lui dire: s'il te plaît, tu me fais mal, et ça a été encore pire; il n'arrêtait plus de répéter qu'il était maladroit et qu'il me demandait pardon. Je n'aime pas qu'on m'attrape par le bras, tu le sais bien, je te le dis toujours: je trouve mes bras mous, avec les chairs flasques qui pendent. Tu dis que ce sont des idées. Tu vois, si j'osais, si un jour j'avais un coup de folie, c'est la seule chose que j'envisagerais de me faire opérer. J'ai dit: que j'envisagerais, uniquement. Les bras et le cou, c'est là qu'on remarque le plus que quelqu'un vieillit, bien plus que les seins, enfin je parle des miens, qui résistent bien mieux que je ne l'aurais imaginé. Sur les mains aussi ça se voit, et les mains, ça ne s'opère pas; quand j'arrête d'écrire, le temps d'une pause, ou parce que je cherche un mot, je les mets sur la table, ou je pianote sur le clavier et je m'amuse à les regarder, et je me rends compte qu'avec les années, elles ont changé: une nuit, sans doute parce que j'étais fatiguée ou parce que j'avais beaucoup écrit, les veines de ma main droite ressortaient tant que j'en ai presque eu peur. Mais qu'est-ce qu'on peut y faire? Ce psychologue que nous sommes allés voir, qui était trop jeune à mon goût, c'est-à-dire que son savoir devait sûrement se résumer à ce qu'il avait appris dans les livres, disait que les changements font peur parce qu'ils comportent toujours une perte, et que la seule chose à faire était de les assumer, et j'avais envie de rire en l'entendant parler, parce que c'était un gamin qui débutait tandis que moi, surtout à cette époque-là, je me sentais revenue de tout: tu étais malade, je devais te soigner et te réconforter parce que tu avais peur de mourir et que tu disais qu'elle ne se redressait plus, mais d'après lui, tout ce qu'on avait à faire était d'assumer, et ça résonnait en moi comme se résigner et supporter, ce que disaient autrefois les curés, des célibataires évidemment, qui voulaient ordonner la vie des couples. Je pensais qu'il pouvait dire ce qu'il voulait, j'ai continué à y aller parce que j'avais l'impression que ça te plaisait, jusqu'au jour où, par chance, tu as mis le holà; il avait fini par insinuer que c'était moi qui avais des problèmes, et j'avais répondu: des problèmes, je n'en ai aucun. Le fait est qu'avant mes mains étaient plus jolies, sans taches, les veines moins saillantes, et ça a changé, c'est indubitable et je n'aime pas ça. J'ai envie de me faire opérer chaque fois que j'entends la publicité pour ces cliniques qui te refont les oreilles, les seins, les hanches, les cuisses, le ventre et le cou: en gros ils te refont tout, comme un épouvantail à Beauté. Mais à l'heure de vérité, je n'oserais pas. Ça n'a pas de sens, cette frivolité, cet artifice de vouloir ressembler à qui je ne suis pas, ou pour le dire sans détours, de vouloir paraître plus jeune que je ne le suis. Pour tromper qui? Sur la photo du dîner, la date est marquée, en bas à droite: 20.01.03 - les chiffres recouvrent précisément mes mains, comme un fait exprès, en réalité, il est impossible d'ignorer la date et le poids des années. Roura se teint les cheveux en noir, en cachette. Anna et Dolors aussi se les teignent, évidemment, mais d'une manière sauvage, l'une en roux, l'autre en jaune paille. On n'est que deux sur la photo à avoir gardé nos cheveux naturels: Viader, qui les a blancs, et moi qui les ai gris. Isern, lui, est complètement chauve, mais ça lui va bien, il porte des chapeaux à la Malkovich et le résultat est spectaculaire. Toi non plus, tu n'y échappes pas; pour quelle raison, par exemple, tu laisses tes cheveux plus longs sur la nuque? - Ils sont déjà très gris, mais je trouve ça joli -, et pourquoi tu mets ces espèces de vestes en velours aux coudes renforcés et des polos modernes, assez sombres, au lieu d'une chemise et d'une cravate, si ça n'est pas pour paraître plus jeune? Quant à cette histoire d'opération, tu sais, il y a des cas de femmes à qui, par exemple, on refait le ventre, ça ne paraît pas sorcier, et puis finalement elles souffrent de complications post-opératoires et elles y laissent leur peau. C'est arrivé à plus d'une, et je pense que c'est un peu comme si, au fond, le destin leur avait dit: vous êtes bien comme vous êtes. Parce qu'il y a ce qu'il y a et on a toujours l'âge qu'on a.

Née à Port-Bou en 1958, députée au Parlement de Catalogne, Maria Mercè Roca vit à Gerone. Scénariste de deux séries télévisées, Secrets de famille et Rosa, elle est aussi l’auteur d’une vingtaine de romans dont cinq ont été traduits en français.

Bibliographie