Publication : 17/01/2008
Pages : 176
Poche
ISBN : 978-2-86424-635-0

Le Jour où Albert Einstein s'est échappé

Joseph BIALOT

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11 €

Dans la maison de retraite où ses enfants l'ont “parqué” pour un mois, Einstein attend leur venue depuis trois ans. Un jour, il décide de se faire la belle et d'abandonner ses codétenus. Il ne veut plus être un vieil homme assisté et refuse sa condition de senior, terme qu'il juge déshonorant. “C’est décidé… Je pars… Pas demain, maintenant. Sans bagages…Je vais retrouver Paula. La seule femme à m’avoir entraîné ‘au-delà !’”
A l'aube, dans un Paris désert, il rencontre un chauffeur de taxi, Laurent, qui, un peu malgré lui, va devenir son confident. Et des confidences, des aveux, des regrets, des douleurs et des amours, Sébastien Lesquettes, Einstein pour les intimes, en possède des tonnes... La banquette d'un taxi vaut parfois un divan d'analyste. Et elle est d'un meilleur rapport qualité/prix.
“J'emmerde les gendarmes et la maréchaussée... Je vais chanter ça devant un uniforme si j'en rencontre un ! J'ai un casier vierge. Malgré tous les gus que j'ai tués durant la guerre, je n'ai aucune condamnation à mon actif. Je suis vierge ! La virginité des héros ! Verdict. Sept jours de cabane pour injures, zéro pour avoir coupé des gorges et sorti à l'air libre les tripes de mes semblables...”
Un roman d’amour et de liberté insolite et grinçant.

  • , Chronique de Rodolphe Ayroles
    LE MAGAZINE.INFO
  • , Chronique du 15 février 2008
    CYCLO-LECTEUR
  • - février 08
    RADIO JUDAICA Lu et approuvé
  • - Tewfik Hakem, 26 février 2008
    FRANCE CULTURE A plus d'un titre
  • - Arnaud Wassmer, 22 janvier 2008
    RADIO RCF ALPHA
  • - Eric Young, 10 février 2008
    FRANCE BLEU
  • - Haïm Cherqui, 17 janvier 2008
    Judaïque FM
  • - Claudine Castelneau, 25 décembre 2007
    Midi Magazine
    FREQUENCE PROTESTANTE
  • - Frédéric Taddéi, 6 décembre 2007
    Ce soir ou jamais
    FRANCE 3


  • 15 janvier 2010
  • , lecture d’u extrait par Sophie Loubière le
    Parking de nuit
    FRANCE INTER

  • « Joseph Bialot écrit un magnifique roman d’amour et de liberté, dans un style grinçant et plein d’énergie. »
    Yves Gitton
    X ROADS

  • « Monologue au long court, ce roman est poignant. »

    Anthony Dufraisse
    LE MATRICULE DES ANGES

  • « Une vie de drame et d’amour, soliloquée sur un ton digne d’Audiard. Caustique et émouvant. »

    MARIE FRANCE

  • « Joseph Bialot nous livre là un bien joli roman, qui frise bon la tendresse et l’anarchie, l’amour des gens de peu et le rejet viscéral des cons. »

    Yonnel Liegeois

    NOUVELLE VIE OUVRIERE

  • « On y retrouve sa verve et son ton parisien, marqués par le roman policier, genre dans lequel Joseph Bialot a signé plusieurs réussites. […] Le voici plus endurant et plus résistant que jamais. »

    Jean-Maurice de Montrémy
    LIVRES HEBDO

AVERTISSEMENT

En dehors de certains faits historiques, les diverses actions et les personnages de ce roman sont tous imaginaires. Ils ne sauraient avoir le moindre lien, ni un quelconque rapport avec des homonymes vivants ou morts.

“On n’oublie rien de rien
On n’oublie rien du tout
On n’oublie rien de rien
On s’habitue c’est tout.”

Jacques Brel, On n’oublie rien

1

Je veux m’en aller…
Je ne dors plus. Immobile, je garde les yeux clos avec, dans ma tête, toujours ces mêmes mots pour inaugurer ma journée. La première phrase d’un livre, l’incipit de mon existence quotidienne toujours recommencée.
Je veux m’en aller…
Couché en chien de fusil dans un lit étroit, j’ouvre un œil. La lumière me fait replonger dans mon rêve éveillé et, en écho, je reçois le grincement du sommier lorsque je pivote sur le côté.
C’est reparti pour un jour avec, en perspective, des heures molles passées à traîner avec moi la tonne de mélan­colie qui me taraude.
Est-ce le ciel d’automne, qui bétonne de gris sale la ville tout entière, ou mon blues permanent qui m’a poussé à franchir le Rubicon ? Je ne le saurai jamais, mais cette fois il n’y aura plus de “Demain, je pars !”, non, plus de solution dilatoire, c’est aujourd’hui ou jamais.
Je m’en vais !

Octobre s’achève. La Toussaint est là, maintenant ; la fête des Défunts dans le catholicisme dont je suis impré­gné depuis mon enfance. Chez moi, on pratiquait comme d’autres font du vélo. La bicyclette, la natation, l’adhésion au Parti et l’amour ont ça de commun avec la religion… Une fois maîtrisé ça ne s’oublie jamais ! On prie sans croire, on pédale sans grâce, on nage sans force, on adhère sans passion, on baise sans plaisir… Des automates, voilà ce que nous sommes.
La Toussaint… Pour le vieil homme que je suis devenu, c’est tous les jours la fiesta des disparus ! Quit­ter… se quitter… s’écrit toujours en partie double, comme toute comptabilité banale, le doit et l’avoir. Je dois disparaître, j’ai vécu. Je ne suis plus qu’une ombre pour mon entou­rage. Même mes mômes n’ont plus d’existence concrète. Ils m’ont déposé au service des objets trouvés et des humains perdus. Ma rue des Morillons s’appelle Maison de retraite. Au bout d’un an et un jour j’appa­rtiendrai, selon la loi, à celui qui m’aura déniché. Un an et un jour… Ça fait trois ans que je pourris sur pied, je ne suis même pas sûr de trouver preneur.

Il fait chaud. Des pieds joints, j’envoie valser les couvertures. Elles forment maintenant une bosse beige sur le parquet brun, une tente targuie posée dans un erg grège découvert dans le Sahara, lors d’une balade amou­reuse avec Paula, à un million d’années-lumière, lorsque j’étais encore capable d’aimer. Le désert… une zone sans humains, sans souffrances. Une zone de vie. Un amer, pour rappeler aux amants qu’ils restent les seuls vivants dans l’immensité du vide étalé jusqu’à l’horizon. Ceux qui écrivent – les poètes –, ceux qui délirent – les fous – imaginent la même chose.
Paula… un prénom… l’enveloppe d’un continent de tendresse. Paula… La femme qui m’a appris à revivre.
J’aurais dû répondre à sa lettre. Oui, j’aurais dû. La lassitude l’a emporté ce jour-là. C’était quand ? Hier ? Le mois dernier ? L’an passé ?
Il n’y a pas eu de retour à l’envoyeur ni l’habituelle annonce de l’absence : “N’habite plus à l’adresse indi­quée.” Seul le silence a été mon accusé de réception.

Coup d’œil à la montre posée sur la table de chevet : six heures. Une fois encore un cauchemar m’a tiré du sommeil ; cauchemar… mon fidèle compagnon ! Lui ne m’abandonnera jamais. La succession de mes images noires coutumières, le secret de mes nuits, le magma inconscient de mes désirs, échecs et frustrations dont je suis le seul proprié­taire et usufruitier.
Malgré la clarté venue de la rue, j’allume la lumière.
Dans le tiroir de la table plaquée le long du mur, je déniche le paquet de Gitanes que je planque là.
Première cigarette. L’unique, avant la plongée dans mes activités passives, mais pas la seule, la meilleure ! Lentement, longuement, mes poumons s’imprègnent de la fumée grise. Je sens le tabac m’envahir, me calmer. Première quinte de toux, façon élémentaire de dire merde à mon médecin.
Le docteur Jivaro m’a défendu de fumer ! Jivaro… Il n’a plus d’autre nom, pour moi, ce toubib ; il n’est qu’une pièce interchangeable parmi les divers employés de la maison, “Docteur Jivaro, de la faculté de médecine de Paris. Interne des hôpitaux, réducteur de têtes”… L’interne… c’est lui ! Un père la morale, comme les autres. Mais l’interné… c’est moi !
– Sébastien, vous allez cesser de fumer immédiate­ment. Sinon…
Va te faire foutre, toubib !
Qu’est-ce que tu vas encore me débiter ? Que le tabac tue lentement ? La nicotine, le goudron et autres délices contenus dans une pipe, je m’en contrefiche. C’est vivre le quotidien qui me tue, ses obligations formatées, sa pseudo-douceur et sa fausse charité issues de la compas­sion fabriquée pour éviter de voir le réel ; le réel… il tient dans un seul nom, Les Cannabis, mon refuge provisoire ; là est la vie, dans cette réserve de vieux Indiens où la réalité se ramène à mesurer le temps. Toubib ! Tu devrais montrer mon invention au concours Lépine. Sébastien Lesquettes, mon patient, présente : La chaîne pour arpenter l’existence?! Succès garanti. Là se situe ma mort, dans ces heures qui se délitent, pas dans ce tube de papier dont le bout rougeoie entre mes doigts. Je sais, tu me l’as assez répété, que je claquerais si je continuais. Eh bien, oui ! Je continue. J’ai envie de partir. Partir, pas crever, m’en aller pour ne pas mourir, espèce de connard bardé des connaissances de toutes les parties de mon corps, oui, toubib, tu sais tout de moi, tu n’ignores plus rien des divers morceaux de ma carcasse, de mes reins, de mon cœur, des globules qui courent dans mes veines, de mon cul, de mes bronches et de mes reins… Tu crois que tu sais… Imbécile ! Qui suis-je ? Qui est donc le vieil homme que tu appelles par son prénom, comme si nous étions des amis ou les invités exhibitionnistes d’une émission pot de chambre dans une télé de merde ? Qui est-il ce vieux que certaines des soignantes osent appeler “Papy” et d’autres “Einstein” ? Une seule me donne encore du “Monsieur Lesquettes”, une seule. En fait, tu ne sais rien de moi, l’interne, rien… Pas plus que ces salopiauds, mes enfants, qui m’ont garé dans cette maison de retraite. Quatre semaines, m’ont-ils dit, tu ne resteras là que pendant les congés de fin d’année. Après on viendra te reprendre.
Le mois prochain, ça fera exactement trois ans, oui, trois ans, que je suis ici à espérer leur venue.

Pourquoi ai-je attendu si longtemps avant de me décider à tailler la route ? La peur de la solitude ? Non ! J’ai connu ça durant mes années noires. Ce vide intégral, celui que ressent l’homme devenu le centre du monde parce qu’il n’existe plus pour les autres. Être le pivot de rien, c’est ça la solitude. Et je sais m’en accommoder.
La rupture avec ma famille ? Mais c’est elle qui a rompu les amarres, pas moi. Je n’ai pas demandé à être enfermé. Personne n’a jamais exigé “ça”. Il est écrit : “Quitte la maison de ton père et va !” Une double option… Pour celui qui reste et celui qui part. Chacun sa route. La liberté des uns ne peut pas être la négation de celle des autres. Mais ça donne sans doute le droit de larguer les ancêtres et de les oublier sur un quai de gare, dans un aéroport ou une maison de retraite, tout confort, comme autrefois, lorsque les immeubles affichaient “Eau et gaz à tous les étages”. On abandonne bien les chiens, en été, sur les parkings d’autoroute.
La lassitude ? Sans aucun doute. Cette pesanteur, cette pluie d’hiver en rebonds sur ma vieille carcasse, cette eau, l’âge, qui nettoie la résistance, creuse des rigoles dans les choix à faire, cette terrible inertie où, conscient, on se regarde dépérir, perdre sa rigueur de pensée et envoyer au diable tout ce qui fait la dignité d’un être, ma dignité. Ne pas avoir à choisir, ne pas avoir à décider, ne pas avoir à se battre ont été les options de ma fausse acceptation. Fausse, oui ! Chaque fin de mois, je boucle ma valise. Je m’installe dans le hall de l’établissement et j’attends. L’autre attendait Godot… Moi, j’espère quoi ? Tout le monde le sait dans ma stalle de départ, les pensionnaires, les aides-soignantes, les visiteurs et les fournisseurs divers. Tous connaissent l’énigme du jour : partira ? Partira pas ? Je me suis même demandé si certains ne prenaient pas de paris sur mon départ immédiat mais toujours différé.
Le vigile termine sa tournée, passe, me dévisage. Sa figure ronde, ses joues rougeâtres d’alcoolique en devenir se garnissent de ridules lorsqu’il esquisse un sourire à mon égard.
– Ça va ?
– Cesse de me poser une question idiote ! A mon âge, il faut me demander ce que j’ai, pas si je vais.
– Te fâche pas, personne ne te veut de mal. Tu es prêt à t’en aller ?
Il regarde sa montre.
– Patience, Einstein, le Messie ne va pas tarder.
Ce crétin de surveillant m’appelle Einstein. Un jour j’ai fait la bourde de lui dire que j’avais fait une décou­verte nouvelle et capitale en physique, un nouveau rapport “Temps/Masse”, que, curieusement, plus je vieillissais et plus les objets devenaient lourds à soulever. Dans un éclair de lucidité, entre deux espaces encore vierges de sauvignon, il s’est souvenu du grand Albert et m’a affublé de son nom, repris depuis par tout le person­nel de mon auberge de vieillesse. Je dois dire que ça m’amuse plutôt comme pseudo et que j’préfère ça à Pierrot-le-Fou ou à Oui-Chef, surnom d’un sous-off de mon unité lors de la débâcle de 1940.
Il a raison, cet homme. Le Messie viendra, peut-être, un jour. Mes enfants ? C’est une autre affaire.
Trois ans… j’attends depuis trois ans… Trois ans, un morceau d’existence indéfini qui s’effiloche dans un calendrier pour zombis. Un… deux… trois… soleil. Une marelle dessinée dans la tête avec des balises récurrentes. Joyeux Noël, bisous, jour de l’an, poutou-poutou, Pâques, “Il” est ressuscité, le muguet est de retour, du bonheur à la pelle. La merde aussi porte bonheur à condition de marcher dedans du pied gauche, je t’aime maman, fête des pères… Et on remet ça… Trois ans ! J’attends… Feuilles d’impôts, feuilles d’automne, papier cul, trois ans. Encore un tour de manège ! Arrête, tu vas nous faire chialer. Non, inconnues au bataillon, les larmes de mon enfance. Finies ! On ne pleure plus lorsque les émotions sont mortes. Oui, le Messie viendra. Quand ? Lui seul le sait. Mais moi, je ne renonce pas, je fais ma valise chaque 28 mensuel et la déboucle le 2 du mois suivant. Ma seule manière d’exister, d’espérer encore : m’occuper de mes bagages. C’est sans doute pour ça qu’on n’emporte rien le jour du grand saut. Manquerait plus qu’il faille installer des consignes en enfer. Je ne crois pas qu’il puisse exister un paradis ou un purgatoire. C’est encore une invention des curés de toutes obédiences pour se faire un peu d’argent de poche en faisant miroiter une porte de sortie : espère, mon frère, espère ! En hébreu, en latin, en arabe, en mandarin. On commence à quatre pattes pour terminer en fauteuil roulant. C’est la roue qui a permis le progrès humain, la roue, rien d’autre. Au lieu de ramper, on roule. Ici, aux Cannabis, la salle commune s’appelle Le Parking. Ils sont là, en attente, un ramassis d’hommes et de femmes affalés sur leurs chaises percées à roulettes. Ils sont immobiles devant la télé, regardent les clichés débités par la boîte lumineuse. La maternelle… Retour à la maternelle… « Tiens, Jeannot, une image parce que tu as été sage.” Le siècle a été géné­reux. Il nous a fourni nos cauchemars quotidiens et des petites pilules pour mieux les digérer. C’est un siècle charitable.
Aucun son ne sort du téléviseur. La première fois, j’ai demandé pourquoi.
– Simple, m’a répondu le garde, ils sont sourds. Ça nous permet de travailler sans bruit de fond. On file bien des hochets aux gamins, pourquoi pas la télé pour les autres ?
– Qu’est-ce qu’ils attendent devant leurs écrans ?
– Ce qu’ils attendent ? Mais rien… Qu’est-ce qu’ils peuvent encore espérer ? Rien.
Rien… le rien des vieux… quatre lettres richissimes, à la fois pronom indéfini, nom masculin, adverbe. Qui dit mieux pour définir l’étape avant le néant ? Avec un bémol : l’heure de la bouffe ! Le merveilleux retour au stade oral. Au diable, les psys, il ne s’agit, ici, que du dernier moment de plaisir qui existe encore, une jouissance-réflexe déclenchée par un bref son de cloche. Exactement comme pour les chiens de Pavlov ! La cloche ! Chouette, on va manger !
La salle à manger. Pas de réfectoire, aux Cannabis, on n’est pas dans une colonie de vacances ou à la cantoche du collège, non, ça nuirait au standing.
Une grande pièce rectangulaire, bien éclairée, avec ses patients silencieux. Certains ont des perfusions plantées dans un avant-bras maigrichon. Les tiges brillantes de métal, avec leurs sacs de sérum accrochés au sommet, donnent un air incongru à toute l’assemblée. Hôpital ? Non. Salle d’embarquement, plutôt… Mais pour aller où ? Les porte-perfusions deviennent des antennes en attente d’un message venu de l’espace et la salle n’est plus que la copie d’un Pleumeur-Bodou dérisoire qui émettrait des SOS muets.
Devant des tables carrées en plastique bleu, quatre chaises, sans mention de priorité, marquent la place de chacun. Ils sont tous égaux, les convives mentalement handicapés, tous.
Déjeuner. A ma gauche, Henri, Riquet pour la ser­veuse. Il se tient droit, mon voisin, lorsqu’il arrive, appuyé sur une canne à pommeau d’argent, un truc d’un autre siècle. Il porte une veste marine à boutons dorés avec la tache incolore d’un ruban d’un ordre quelconque créé par la République pour remplacer les grands cordons, croix et crachats d’autrefois. Un méritant, cet homme, sinon pourquoi l’aurait-on décoré ? Ce n’est pas un arbre de Noël que je sache. La terre est pleine de ces gens-là. Des Lilliputiens, des Lilliputiennes, dignes d’estime, la leur, celle qu’ils se sont décernée toute leur vie durant.
Riquet. Il s’incline, penche son buste à croire qu’il va vous lécher les pieds, s’installe. Ma voisine de droite, Nini, cesse de saliver et se courbe sur son assiette. Du bout de sa fourchette, à petites bec­quées, elle se remplit la bouche. Le plein fait, elle recrache le tout.
Mon méritant, lui, mange dignement. Mais ses bronches fatiguées émettent un sifflement qui envoie sur la table le contenu de sa cuillère. Ah… les bronches de Riquet ! Per­sonne aux Cannabis ne peut les ignorer : elles sifflent, graillonnent, ronflent sur une gamme qui englobe sans doute, aussi, les ultrasons. C’est agréable de dîner en musique.
Le quatrième convive est absent. Il est mort, hier soir.

Véra, l’infirmière qui s’occupe des grabataires, surgit, me regarde et me fait don d’une grimace.
Toute la maison l’appelle Laurel. Personne n’aurait pu imaginer un autre surnom. Elle l’a vaillamment gagné en faisant des fellations à quelques clients de la baraque. Elle les encourage en leur murmurant après une rapide caresse : “Allez ! Hardi, petit, ça vient, hardi pépère, hardi !” Eux ravis, quand ils survivent, lui allongent un billet de cinquante euros lorsqu’ils les possèdent.
Une façon comme une autre pour Laurel d’arrondir ses fins de mois. Pas plus déshonorant que de bosser dans la téléréalité, d’être un journaliste aux ordres ou de se tortiller dans un show pour teufeurs. On se secoue en cadence et on jouit. La fille me déteste depuis que j’ai refusé ses propositions. Elle choisit ses patients parmi les plus potables et fait un tri sévère des offres de service des pensionnaires qui espèrent, encore une fois, une seule, escalader les nuages ! Pour ma part, j’ai enfin atteint le nirvana : les femmes ne m’intéressent plus.
Salope de Véra ! Salope, oui… Non pour ses actes, chacun vit sa sexualité comme il peut et se vend comme il l’entend, mais salope pour sa façon de mépriser ses clients. Je l’entends parfois faire des confidences à ses collègues et j’éprouve des pulsions de haine, des bouffées de violence à l’égard de “Madame Véra” comme l’appellent les visiteurs.
– Alors, Einstein… On veut toujours nous quitter ?
– Non, Laurel, je resterai ici tant que tu seras là.
Elle marque le coup. L’allusion à Hardy en passant par son partenaire a fait tilt. C’est elle, cette fois, qui a une envie de meurtre à mon égard.
Elle hausse les épaules, s’éloigne.

Chaque fin de mois, je m’assieds sur le skaï des fau­teuils de l’entrée. Je suppose que là-haut, la salle d’attente, chez Pierre, Ducon ou Belzébuth, est meublée de la même façon. C’est noir, glacial, ça colle aux fesses. Je suis en attente de transfert vers… vers quoi ? Je m’en tape. J’ai été enfant de chœur dans mon enfance. J’aidais le curé à servir la messe. La foi m’a quitté. Je crois surtout que c’est moi qui suis parti. Croire… c’est chouette de croire… ça aide. Moi, ça m’a achevé lorsque j’ai décou­vert certains trucs pratiqués par l’abbé “Chut-Chut” après l’heure du caté.
Il avait une servante, Léontine, une Bretonne pas encore hors d’âge, une petite bonne femme très avenante qui occupait toutes les fonctions dévolues à nos com­pagnes et avait valu au prêtre ce surnom de “Chut-Chut !”. Il essayait, lorsqu’il la ramonait rondement, de la faire taire à l’instant où elle prenait son pied à quatre pattes sur la table de la sacristie. “Chut-Chut !”
La grande révélation de mon enfance, je l’ai eue le jour où je les ai vus à l’œuvre. Tous les mômes ne pen­saient qu’à “ça”. On en parlait sans cesse entre copains. La différence existant entre le cours de morale du caté et le quotidien, je l’ai découverte ainsi. J’étais resté caché derrière un pilier et je me demandais pourquoi il la faisait souffrir, cette brave fille. Le lendemain, nous étions quatre à attendre l’instant fatidique. Tout s’est gâté lorsque Paulo, un des enfants de chœur, a éclaté de rire. Faut dire qu’à froid, elle est assez marrante à regarder cette leçon de gymnastique avec ses contorsions diverses sur un fond sonore d’onomatopées et de plaintes. C’était ça, l’amour physique, pour des mouflets impubères. S’en est suivie une scène de panique du côté des adultes. Résultat ? Plus de cours d’éducation sexuelle. Plus tard, j’ai changé d’avis sur la question.
Mais ce n’est pas le moment de cogiter, mes mômes ne vont pas tarder.
Un taxi s’arrête.
Je me lève. Une fille descend de la voiture et entre dans l’immeuble en vis-à-vis.
Patience.
J’attends.
Ma pouponnière de gâteux heureux ne contient que ça, des hommes, des femmes en attente. Stand-by pour ailleurs…
Moi aussi, j’attends. J’ai l’éternité devant moi. Un truc simple, l’éternité, très simple. Mesurer le temps qui passe, compter les heures, les jours, les ans, attendre celui qui ne viendra pas. Une vraie comptabilité de l’absence. Et on recommence : mesurer le temps qui passe, compter les heures… L’unique occupation des vieux.
Dehors, la circulation s’est faite plus dense.
Je guette un grincement de freins, un appel : “Oh, papa ! J’arrive !” Ce n’est jamais Grouchy qui pointe le bout de son nez. Blücher est toujours à l’heure, lui ! Enfin, elle va cesser cette impatience de toute ma carcasse, ce désir fou de sortir de ma cage. Comme tout un cha­cun, je suis venu au monde en gueulant. J’aimerais m’en aller dans un sourire, celui que m’offriraient ceux que j’aime. Avec la mondialisation, les sourires ont sans doute été délocalisés eux aussi, sinon pourquoi mes gamins me feraient-ils attendre ?
Chaque fin de mois, les pensionnaires nouveaux passent, regardent mon bagage mais leurs yeux ne sourient jamais. Ils ont tous la gueule du taulard néophyte. J’en ai connu durant l’Occupation. La face fripée, toujours fripée par l’angoisse, que présente un gars qui vient de passer sa première inspection durant le cérémonial de l’enfermement. Les empreintes digitales apposées sur le livre d’écrou, les objets personnels déposés au greffe, chaque néodétenu, culotte en fuite sur les chevilles, cul nu, courbé en avant, doit tousser pour “montrer” aux gardes que son anus ne cache rien de répréhensible, style couteau, lime, téléphone portable ou mitrailleuse lourde.
Seuls les anciens m’interrogent.
– Tu t’en vas, Einstein ? Tu rentres chez toi ?
Non, bonhomme, je ne rentre pas chez moi. J’attends. Je suis entre parenthèses entre mon passé, ma chambre du troisième, mon appartement laissé vacant depuis… je ne sais plus… et mon futur. Il faut que je recompte, je m’emmêle les pédales à la fin… Depuis… Et merde ! Chaque fin de mois, je suis l’attraction des Cannabis – Centre de retraite et de convalescence. Mon mouroir ne porte pas ce nom, mais je préfère l’appeler ainsi plutôt que la maison Espérance. Non ! Je déraille, aucune boîte de ce genre ne porte pareille enseigne ! Aucune.

Dans la série “La retraite en chantant”, Sébastien Lesquettes présente :
“Albert Einstein s’est évadé.”
Retraite ? Non ! Capitulation… Tous mes compagnons de chaîne ne sont que des vaincus, avec pour seule excursion le tour de leur chambre. Démolis par l’âge, leur boulot, la langue de bois, leur entourage, la connerie ambiante. En vieillissant, par manque de temps, on oublie d’être tolérant. Oui, les vieux sont entourés… comme une troupe de soldats abandonnés et cernés d’ennemis. Tout jeunot, en 1940, j’ai connu Dunkerque et je sais ce que cela signifie “Être fait aux pattes” ! Les anciens, ceux dont la mort n’a pas voulu dans leur lointain passé, payent la rançon de leur longue existence, ils sont devenus vieux, immobiles, faits aux pattes, eux aussi !
Vieux ! Le sale mot. Si cradingue que les médias, les macs et autres marchands de perlimpinpin, lui ont trouvé un euphémisme : seniors ! Comme une catégorie de sportifs. Ah, courir le cross du Figaro dans la section des seniors… Je ne vois aucun homme sensé s’engager dans le “cross des vieux”. Seniors ! L’apogée d’une vie… Seniors ! Les chiens ! Vieux… Un substantif qui a, évidemment, perdu le charme de la jeunesse. Parce qu’elle a du charme, “la jeunesse” ?
Devenir vieux… Ça commence par une articulation qui grince, la vue qui baisse, un pénis qui refuse de lever la tête. Arrive le stade suivant : on urine en morse ! La prostate, précise le toubib, la prostate. Imbécile ! Comme si on pissait avec sa thyroïde ! Lentement, on devient un substitut de Robocop ! Un être hybride au langage humain, au regard modifié par les implants après cata­ractes, un zombie aux oreilles munies d’une merveille électronique si précise que Beethoven n’aurait jamais pu écrire une note s’il l’avait utilisée pour sa surdité. Un plus ? Les saphènes prélevées sur les mollets pour irriguer les coronaires. Résultat ? On respire avec ses pieds ! C’est tout ? Non, vos dents vous appartiennent, elles… vous les avez payées ! Restent les couilles ! Avec un bon lifting ça devrait s’arranger. Je n’y ai pas encore pensé. On remonte bien les poitrines des dames… Pas question de laisser tomber…
Devenir vieux…
Ça s’enchaîne… par le nom d’un pote, d’une copine, que l’on raye dans son carnet d’adresses. Un premier s’en va… un deuxième suit. Une porte se ferme, puis une autre. Le chagrin se cicatrise, laisse une marque qui s’efface lentement dans le souvenir. Disparaître… un fondu enchaîné comme au cinoche. La lumière s’éteint, le souffle s’arrête. Ouf ! Le terrible n’est pas la disparition de l’âme, ce pseudo-leurre de l’immortalité inventé par les clercs, encore moins la dissolution du corps dévoré par les vers, faut bien que chacun vive, n’est-ce pas, ce qui est terrible c’est la fonte de la mémoire, le flux qui emporte un million de souvenirs, l’expérience perso noyée dans le néant. Les idées, la foi, le talent, l’amour ne sont plus que des grains de sable que la mer emporte. Vieillir… c’est devenir indifférent.
Putain de vie ! On cesse d’être un bébé lorsqu’on contrôle ses sphincters ; on devient un vieillard lorsqu’on ne les maîtrise plus. Entre deux crottes… l’existence balance. Un parcours merdique et bleu ciel. Le mien a été multicolore. Poivre et seul, scoumoune et bonheur, un graphique avec des creux et des bosses. Comme les seins et les fesses de Paula. Ah, Paula…
Téléphone.
Chaque semaine, le cri résonne dans le réfectoire.
– Bastien ! Téléphone !
Elles ne m’ont pas abandonné, mes chères têtes blondes.
A tour de rôle, mes mômes m’appellent : lundi, c’était Arnaud. La semaine précédente, Margot. Yann s’est fendu d’une communication il y a quinze jours. Toujours les mêmes fausses questions, toujours les mêmes non-réponses.
Arnaud… Mon aîné… Le pur résultat de notre univers né de la copulation du marxisme stalinien en échec et de la bureaucratie énarchique en expansion, l’homme qui passe un examen plus vite qu’une réforme scolaire. Bac + 12, 25 ou 38, je ne sais plus ! Un pseudo-intellectuel, un con à diplômes qu’il porte morts autour de son front. Ça brille, ça cliquette, c’est vide. Avec un plus : le blablabla en sau­toir. Le mec qui a toujours une réponse à une question qu’on ne lui pose pas. Surtout lorsqu’il s’agit de sauver l’humanité souffrante, bref un tiers mondain lobotomisé qui ne sait pas encore qu’en voulant sauver tout le monde on ne sauve personne. Il veut tout changer, tout ! Mais ne propose rien pour remplacer ses démolitions permanentes. Rien ! Sinon des théories qui échouaient déjà en 1905 ! Il est producteur-réalisateur ! Ouais, il existe ce boulot-là. Une vedette de la télé, qu’il est, mon gars. Il produit. Quoi ? Dieu seul le sait, c’est pour ça qu’il se cache. Le produit du produit lui permet de vivre, à mon gamin. Il réalise, aussi… Des thrillers écolos, des navets, pour des mamies centenaires. Elles en tremblent dans leurs culottes. La seule chose capable de faire encore trembler des vieilles à la MAO, ménopause assistée par ordinateur, encore pire que pour nous. Une fois opérés de la prostate, plus de soucis, les mecs ne seront plus jamais pères mais elles… On voit des maternités à soixante-cinq berges ! C’est ça, la recherche, vive le progrès ! Bordel ! Arnaud… Il fabrique des images pareilles à celles des cinéastes branchés sur leurs joujoux électroniques, mais un cran en dessous si c’est encore possible, à peine un metteur en film, comme si un typographe qui compose le texte d’un autre pouvait se prétendre écrivain. C’est en mélangeant tout que les nains arrivent à passer pour des géants.
Que dire de Margot ? Ma poupée adorée… lorsqu’elle avait trois ans ! Elle a grandi. Le temps a fait son boulot et je l’adore moins, beaucoup moins.
Mon bébé… Elle ressemble toujours à un tableau de Kandinsky : magnifique à regarder et incompréhensible dans son expression, surtout lorsqu’elle ouvre la bouche. Après un séjour de dame patronnesse dans le charité-bizness, fonçant vers l’avenir le regard collé à un rétroviseur, Margot “fait” dans la communication. Ce truc incompréhensible qui apprend aux happy few comment mieux vendre leur salade, leurs lubies, leurs pulsions. La communication… le sas entre le vide et le rien. Paraît que ça s’enseigne à l’université.
Margot ! La pigeonne idéale, imprégnée de pub, pour toutes les offres mirifiques destinées à améliorer votre vision après l’achat de la cinquième paire de lunettes, à posséder une chevelure de comète grâce à un shampoing qui, en plus, vous fait des hanches fines – forcément, il contient du potzanium-oxygéné-au-ska-plus, le dernier des polluants issus des cornues de nos alchimistes.
Elle achète… achète… achète… pour avoir, enfin, un faux cul de déesse antique, la dernière bagnole à pilotage automatique et à lave-pieds incorporés, le portable qui vous chuchote des mots d’amour lors de l’utilisation du must, le nec plus ultra des vibromasseurs. C’est la cliente idéale pour les périodes de soldes dans les boutiques. Elle se fiche de l’objet acheté, pourvu que ce soit une “affaire” ! Ce qui lui permet ensuite de militer dans une association pour lutter contre la société de consommation. Au pied, les clients ! Les chiens couchants, les snobinards et les veaux ! Au pied ! A la troisième sommation, je tire ! A genoux, les hommes ! Debout, les cons sommés ! Tous les gourous du XXe siècle se sont plantés avec leurs slogans politiques de pacotille, alors que “Votre fric m’intéresse?!” d’un génie inconnu, hélas, sont devenus les maîtres mots, la pensée majeure de notre petit paradis terrestre. Margot ! Un peu nymphomane sur les bords… mais ça… grand bien lui fasse !
Quant à Yann, je me demande où et quand j’ai raté le passage du témoin.
Encore un gars que je classe parmi les néostend­haliens, les adeptes du noir après un passage dans le rouge. Pauvre M. Beyle, il ne méritait pas ça !
Après une initiation à l’écologie avec des gus qui ne se bougeaient qu’en 4 x?4, un stage à l’extrémité de la gauche, là où commence le saut dans le vide, à l’endroit où le slogan remplace le raisonnement, le lieu où la maladie infantile se métamorphose en sénilité pour devenir une qualité, il milite. A l’extrême droite, évidemment, chez les anachroniques et les dinosaures, les racistes attardés, les adeptes du surhomme, les gars XXL. Évidemment antisé­mites. Peuvent pas être autre chose, ces types. Tous pareils, tous sortis du même moule, formatés sur le néant… Des êtres qui ont raté le message lorsque l’espèce a renoncé aux sacrifices humains pour passer au culte de la vie. Pour supporter leurs abysses affectifs, leurs abîmes culturels, ils s’imaginent que les juifs sont aussi vils, aussi nuls qu’eux-mêmes… De là à vouloir détruire leur propre image… C’est moins douloureux en tuant les autres, évidemment.
Il est juriste. Normal, il ne pouvait pas être autre chose qu’un casuiste sans morale.
Je me suis toujours dit qu’il y avait trois types de malfaisants sur la planète : le juriste, le psy et le con. Si je veux commettre une saloperie, je trouverai toujours un juriste pour justifier mon acte, un psy pour l’excuser et un con pour me pardonner.
Paranoïa oblige, je n’entre dans aucune de ces catégories même si j’ai été un peu balourd dans mon comportement familial.
Qu’est-ce que j’ai fait à mes gamins pour mériter ça ? Les Cannabis ! Les mensualités pour régler mon séjour sont prélevées sur mon compte bancaire, pas de lézard de ce côté. Autant de blé que mes chers petits n’auront pas. Si j’avais su… je me serais fait stériliser ou je me serais branlé toute ma vie, plutôt que de faire des enfants. Vive saint Onan ! Protecteur de la famille véritable… celle qui n’existe pas… Oh, les croyants ! Priez pour nous, les pères de famille adorés par les commerçants le jour de la Fête des Pères, des Mères, lorsqu’on célèbre la Saint-Con pour augmenter le cash-flow des boutiquiers. Sans oublier les notaires au moment où… Les enfants… Tendres et merveilleux salopiauds !

Qu’est-ce qui m’a pris ce matin ? Pourquoi ai-je décidé de franchir le Rubicon ? Peut-être le fait d’avoir revu Paula en rêve. Je pensais l’avoir effacée de ma tête, de mon corps. Faut croire que non. Qu’est-ce que j’ai fait de sa lettre ? Je n’ai pas oublié ce qu’elle m’avait écrit, trois ans auparavant, pas plus que son adresse, dans le XIIIe arron­dissement. Paula m’appelait. D’habitude, je ne me déballonne pas, mais là… j’ai choisi l’abstention. Faut que je comprenne “pourquoi”. Je vais y aller.

Joseph BIALOT s'est lancé dans l'écriture à l'âge de 55 ans. Il est l'auteur d'ouvrages historiques, de romans noirs et de récits sur la déportation comme C'est en hiver que les jours rallongent ou La Station Saint-Martin est fermée au public. Le jour où Albert Einstein s'est échappé est son 30e roman.

Bibliographie