Publication : 27/03/2002
Pages : 250
Grand Format
ISBN : 2-86424-421-7

Le Meurtre et la langue

Marie MOSCOVICI

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18 €

La démarche ici mise en oeuvre renoue avec des thèmes présents dans la réflexion freudienne depuis ses débuts mais longtemps laissés à l’arrière-plan.

Il s’agit ici de donner suite aux considérations avancées par Freud sur le meurtre, la guerre, la violence, l’inscription des événements historiques (ceux de la grande Histoire) dans les histoires individuelles et leur transmission inconsciente de génération en génération, parfois depuis des temps immémoriaux. Phénomènes “inactuels” en apparence mais dont les bouleversements récents du il septembre 2001 ont révélé l’actualité persistante, montrant violemment l’urgence d’y réfléchir, à laquelle Freud avait toujours appelé.

La mémoire, telle que la psychanalyse l’envisage, c’est-à-dire là encore, celle qui existe dans les traces inconscientes, est dans ce contexte un sujet central, de même que le temps long, étiré de cette mémoire qui conserve en dépôt, en particulier dans les phénomènes religieux, les reliquats d’événenients depuis longtemps révolus.

Questions nullement abstraites par rapport à la pratique psychanalytique de la cure, par rapport aussi à la formation des psychanalystes. Car il s’avère que c’est tout particulièrement dans la parole et la langue que sont déposés les traces et les indices d’événements oubliés qui ont scandé ou déchiré la trame de l’Histoire et de la civilisation. Parole et langue qui sont à la fois le matériau et le moyen du traitement psychanalytique. Ne le définit-on pas comme “cure de parole”?

  • « Prolongeant les réflexions freudiennes, la psychanalyste Marie Moscovici montre comment les traces d'événements refoulés qui ont scandé l'Histoire se sont sédimentés dans la langue et se transmettent inconsciemment d'une génération à l'autre. Ouvrage brillant, parfois polémique, [...] il se dévore et donne longuement à méditer, comme un hommage à la pensée freudienne. »
    Xavier Lacavalerie
    TELERAMA

Avant-propos

Les temps de la psychanalyse

Comme cela s'était passé pour la publication de mon premier ouvrage, Il est arrivé quelque chose, c'est à l'incitation du directeur de collection ou de l'éditeur que j'ai été amenée à relire mes propres articles des dernières années et à me dire que, réunis, ils pouvaient constituer un livre : c'est-à-dire autre chose qu'une suite chronologique de textes signés par le même auteur. Je dois aujourd'hui à Anne Marie Métailié d'avoir décelé plus clairement dans les quelques écrits ici présentés une cohérence ou en tout cas une insistance des questions posées sinon des réponses proposées. De même que le livre mentionné ci-dessus méritait son sous-titre, Approches de l'événement psychique, qui qualifiait sa véritable démarche, il s'agit ici de diverses façons d'aborder des problèmes essentiels que la psychanalyse, dans sa théorie et sa pratique, a à connaître : la psychanalyse freudienne en tout cas - c'est pourquoi la force de la psychanalyse freudienne, malgré le regard souvent péjoratif qu'il est désormais d'usage de jeter sur elle, est aussi, en biais, le sujet de ces réflexions. J'y viendrai un peu plus loin.

Si l'intervalle entre ce livre que je présente et les deux précédents - le second, L'Ombre de l'objet. Sur l'inactualité de la psychanalyse ayant suivi de peu le premier - est assez long par rapport aux "standards de publication en cours dans nos milieux, c'est que, comme malgré tout quelques-uns, mon projet n'avait pas été d'écrire des livres. Je crois que la pratique quotidienne, assidue, de la psychanalyse ainsi que la fréquentation constante des écrits psychanalytiques, tout particulièrement et sans lassitude ceux de Freud, mais justement pas seulement, n'incitent pas forcément ni même volontiers à transformer l'expérience en écriture, à traduire les singularités en généralités. Rares sont ceux qui comme Freud - qui fut le premier à avoir témoigné du pas à pas de la démarche psychanalytique et de la façon dont une question "traitée en appelle une autre, et ainsi de suite - ont pu proposer, et encore était-ce très lentement, l'élaboration d'un système complet ou la somme organisée de leurs réflexions. Tous n'en ont pas le talent, la capacité, ni même le désir. Beaucoup, dont je suis, obéissent, pour écrire et publier, au temps des questionnements suscités par les moments et les temps, justement, de la pratique et de la lecture. Le temps est indéniablement une, peut-être même la dimension capitale de toute l'affaire psychanalytique : sur le divan, dans la pensée.

J'ai ainsi cru pouvoir remarquer que très légitimement, de par un lien intrinsèque avec ce dont il s'agit et les façons dont cela procède, la démarche de réflexion qui s'exprime article par article convenait à une grande partie de ceux qui "psychanalysent beaucoup (ou s'y essayent). De même, l'expression oralisée, poursuivie au long du temps, était adéquate à la démarche de certains des plus grands : Freud, qui avait souvent besoin de la feindre en écrivant, Lacan, Granoff, et sûrement certains autres. Le temps des remaniements, des déplacements de perspective est fort long, a fortiori pour ce qui a trait à l'inconscient. L'œuvre totalisante n'appartient qu'à quelques-uns. Aux autres le travail de la dispersion, de la mise en chantier de questions particulières, à travers lesquelles on peut seulement espérer que d'éventuels points de vue s'ouvriront au-delà du rabâchage obligatoire.

Souvent l'on se dit (je me dis, en tout cas, et Freud d'emblée ne l'a pas ignoré) que seuls les romans, la fiction, les écrits littéraires ont le pouvoir de rendre compte avec assez d'ampleur du registre dans lequel la psychanalyse vit et que parfois elle fait vivre. Mais pas plus que tout un chacun n'a la capacité de produire un "grand système, il faut bien s'incliner devant le fait qu'on ne s'improvise pas "grand romancier - même lorsqu'on est romancier. Apprécions, déjà, que la psychanalyse soit depuis le départ nourrie de littérature et de fiction, issues des temps anciens comme parfois des moins anciens. Et acceptons la tâche psychanalytique, lorsque c'est à elle qu'on ne refuse pas de se consacrer, et lorsque l'on consent à s'y tenir.

Tous les textes que je présente ici ont été écrits avant la fin du XXe siècle. Mais, rédigeant ces quelques pages de présentation après les événements décisifs du 11 septembre 2001, qui sont de nature à réveiller même les plus endormis dans le ronron de leurs illusions d'impunité, je suis frappée de ce qu'ils ont, dans les thèmes abordés, de non-périmé, de sans cesse réactivé, de toujours présent. Je fais partie de ceux qui n'ont jamais cessé de déceler cela dans la pensée psychanalytique freudienne, et les cent ans passés ne le démentent pas. Aujourd'hui, les "événements révèlent à certains aveugles non pas que le monde psychique est invariant et que rien n'a changé, mais que la guerre, le meurtre, la folie destructrice publique et privée, collective et individuelle, ne disparaissent pas à mesure que changent leurs formes et leurs modalités. La violence archaïque de l'humain, soulignée par Freud dans Totem et tabou, a ses échos et ses répliques dans les conflits "civilisés comme il s'en effrayait déjà, pendant la guerre de 1914, dans " Considérations actuelles sur la guerre et la mort " (1915). La "sauvagerie dite primitive est éclipsée par les acquis de la "civilisation. " Le progrès, écrivait-il, très tôt donc, a conclu un pacte avec la barbarie ". Préoccupations qui font partie du plus intime de la psychanalyse, et " Au-delà du principe de plaisir " (1920), qui met au jour la pulsion de mort, Malaise dans la civilisation (1937), qui suit de quelques années Pourquoi la guerre ? (1933) où il s'alarme, dans un dialogue avec Einstein, de ce qui se prépare, de même que L'Homme Moïse et la religion monothéiste (1939), tous ces textes que certains se plaisaient à dire strictement spéculatifs et sans rapport avec la pratique, sont en fait tout aussi importants pour la clinique que les observations les plus empiriques sur l'hystérie ou la névrose obsessionnelle.

Ce sont ces thèmes, déjà abordés dans mes deux livres précédents, que l'on retrouvera dans la première partie de cet ouvrage. Ils n'ont jamais lâché mon esprit. Dans la tentative même de "guérir les humains dans la thérapie psychanalytique, nous avons toujours été requis de conserver la plus grande vigilance de notre compréhension du monde : et cela, à travers l'expérience la plus intime des deux protagonistes dans la cure. Les mauvaises nouvelles du monde, qu'il était dans nos sociétés occidentales actuelles souvent de bon ton d'écarter comme relevant d'un autre temps ne sont guère obsolètes. Dans un travail de 1931, ce n'était pas pour faire joli que Freud désignait la cure comme "travail de civilisation (Kulturarbeit), travail interminable à reprendre sans cesse et sans relâche, comme, écrivait-il très concrètement, "l'assèchement du Zuydersee. Le physique et le psychique sont impliqués.

La psychanalyse freudienne, son travail sur l'inconscient, ne sont pas la clé de tous nos événements - pas la seule clé. Mais ils leur font écho, sans cesse ils sont reliés à l'histoire du monde et de l'espèce humaine, comme l'est l'inconscient, c'est pourquoi la problématique de l'évolution, la question de la "civilisation, si controversées, en font véritablement partie. La caricature que l'on se donne volontiers, qu'une partie même des psychanalystes a laissée se produire, de la pratique et de la pensée psychanalytique comme se déroulant en vase clos (pas seulement spatialement), entre deux individus enfermés dans une bulle intersubjective et foncièrement narcissique, dans un univers où le temps et le bruit du monde ne pénètrent pas, cette caricature est une construction d'une époque et de lieux de pensée où l'on n'a plus rien voulu savoir des questions, si difficiles, qu'apportent la psychanalyse et pour certains, de moins en moins nombreux, sa poursuite obstinée. Le temps de l'inconscient n'abolit évidemment pas celui de l'histoire, ni inversement. Dans des polémiques stériles, se croira-t-on contraint de laisser tomber l'un, ou d'abandonner l'autre ? Et du lien complexe entre les deux dimensions, faut-il des rappels aussi violents que ceux que nous vivons, pour se souvenir ?

L'inconscient de la psychanalyse, tel que quotidiennement les paroles et les silences du divan le donnent à saisir, a tout à voir avec l'histoire et les histoires du monde et de l'espèce humaine. On y entend le bruit de ce monde, et pas seulement les bruits qui emplissent les discours, dont la psychanalyse a notamment pour condition de s'arracher. Il est alors frappant que d'un côté, et les psychanalystes eux-mêmes n'en sont pas indemnes, on mutile la psychanalyse de ses avancées dans des territoires autres que strictement empiriques et familialistes, et que d'autre part on (les mêmes, parfois) lui reproche d'être coupée de la vie sociale, politique, historique. Procèdent de la même façon ceux qui déclarent inutile, trop longue, trop coûteuse, "improductive, la pratique de la psychanalyse proprement dite. Est alors prônée, pour s'y substituer, une pratique simplifiée, en quelque sorte abrégée, que l'on nommera "psychothérapie (la psychanalyse n'en est-elle pas une ?) dans laquelle une variété de psychologie, teintée de la référence obligée à la notion d'inconscient, est considérée comme suffisante et plus "visiblement efficace. Nouvelle version du couteau de Lichtenberg mentionné par Freud (celui dont on avait changé le manche et enlevé la lame), que Wladimir Granoff décrivait avec humour dans son remarquable texte " Quitter Freud ? " dans des termes en rapport avec l'air de notre temps : " Dans tout cela, il est clair, je pense, que du freudisme, tel en effet que Freud l'a inventé, il ne peut plus subsister grand-chose. Car, comme tout tableau, il n'est pas quelque chose qui puisse se débiter en tranches, sur le mode : "Du freudisme je garde le divan mais jette le fauteuil, ou je garde le fauteuil et jette le divan, ou je garde l'interprétation et l'intérêt pour les rêves, mais pas le rôle de la sexualité, etc. "

Ce que Freud a écrit de l'évolution et des histoires humaines est inscrit dans sa pratique même. L'écho, les traces, les suites de la violence, du fanatisme, du meurtre et des guerres, y sont aussi en jeu. Ceux qui agissent sont de notre espèce. La guerre dans la famille nous parle de guerre, bien que la guerre ne puisse être rapportée sèchement aux affaires de famille ni à leurs névroses ponctuelles. Qu'il s'agisse des écrits les plus cliniques ou des constructions les plus théoriques, des études de cas ou des "fictions scientifiques, forte et jamais absente du tableau est la référence à la tragédie, celle du destin et des destins de l'espèce humaine, de ses individus et de ses groupes. Jamais, sauf à porter des œillères, la pratique n'est coupée, en son fond, de la forte théorie qui la fonde ni surtout des temporalités longues et lentes dans lesquelles elle s'inscrit. L'espèce et l'histoire, les transmissions biologiques, historiques, psychiques qui nous font sont présentes ici et maintenant par leur existence dans l'inconscient. Leur oubli même en témoigne par les reliquats, fossiles, reliques qu'il dépose dans nos langues, nos façons de dire (ce sera l'objet des quelques textes de la deuxième partie de cet ouvrage), les névroses qui s'ensuivent. Ainsi le psychanalyste est-il sommé, dans sa pratique même, de savoir lire, voir, écouter, entendre, tout ce qui fut et semble ne plus être mais se révèle, discrètement ou bruyamment, dans nos façons de souffrir, d'aimer et de haïr, de croire et de parler. Nos passés sont si actuels que souvent ils le sont plus que ce qui se donne comme présent.

Aussi est-il incongru et au fond assez comique, si l'on sait rire, d'entendre la revendication de ceux qui exigent de la psychanalyse qu'elle se mette enfin au goût du jour : que l'on "amende et rénove la méthode et la théorie elle-même, afin de les faire "vivre avec leur temps. C'est évidemment essayer d'annuler - modernité oblige - la dimension intempestive et inactuelle de la psychanalyse : Nietzsche nous manque décidément ! Choses entendues, dans les plus doctes assemblées : la psychanalyse est une vieille dame, depuis son invention nous avons fait des progrès, la forme ancienne ne convient plus aux générations nouvelles de praticiens et de patients, Freud ne savait pas encore que… Donc, raccourcissons : le nombre de séances, la durée du traitement, l'ampleur exagérée des questions abordées. Simplifions : traitons les paroles comme des informations, les échanges en séance comme de la communication, les processus de la cure comme des mécanismes d'éducation, le tout comme une formation. Le patient aura appris, après cela, à vivre et penser plus justement. L'interprétation étant claire, nette, explicative, on aura gagné du temps. On se sera débarrassé de l'inquiétante étrangeté, des filiations, des représentations et des transmissions inconscientes, ainsi que du refoulement et des résistances. On aura réglé des problèmes d'enfance mal digérés, des passions secrètes entre parents et enfants, à l'aide de connaissances psychologiques, éclectiques et bien encadrées et de données psychosociales apportées par les sciences humaines. On se sera contenté de ce que Pierre Fédida désignait finement comme " l'idéologie des imagos œdipiennes privées de leur mémoire tragique ".

Tout cela arrive, bien sûr, à la représentation sociale de la psychanalyse, non sans lien néanmoins avec ce qui se répand subrepticement au sein même des cercles psychanalytiques. Cela se produit certes sous la pression de circonstances sociales et politiques. Ne minimisons pas cependant la pression du dedans, celle qui pousse les analystes eux-mêmes (et ce, depuis les débuts, mais aujourd'hui l'air du temps favorise ce mouvement dans l'ensemble du monde des idées) à rejeter, refuser, abandonner peu ou prou les avancées les plus encombrantes de la psychanalyse, qui coïncident souvent avec ce qu'il y a, en elle, d'essentiel.

Il est difficile à la date d'aujourd'hui, pour qui lit depuis très longtemps ses écrits et les a plus d'une fois appréciés, de passer sous silence la contribution toute fraîche à un tel mouvement d'un philosophe prestigieux qui pendant des décennies a nourri et engraissé son œuvre des apports que la psychanalyse, freudienne et lacanienne, lui fournissait. Comme longtemps et souvent il l'avait fait avec le talent que chacun lui connaît, Jacques Derrida est devenu pour certains et à coup sûr pour lui-même une sorte d'oracle et de prophète pour tout ce qui concernait la psychanalyse. Son dialogue, récemment publié, avec Élisabeth Roudinesco, consacré à… tout, s'achève donc par un chapitre intitulé " Éloge de la psychanalyse ", qui eu égard à ce titre prometteur est presque un exploit comique pour la pensée. Jacques Derrida, du haut de son inexpugnable surplomb, se baptise, comme Napoléon s'était sacré empereur, "l'ami de la psychanalyse. Selon la populaire sagesse, il va peut-être falloir regretter nos ennemis.

Quoi de mieux que de citer un auteur qui s'exprime si bien ? " La grande conceptualité freudienne a sans doute été nécessaire, j'en conviens. Nécessaire pour rompre avec la psychologie dans un contexte donné de l'histoire des sciences. Mais je me demande si cet appareil conceptuel survivra longtemps. Je me trompe peut-être, mais le ça, le moi, le surmoi, le moi idéal, l'idéal du moi, le processus secondaire et le processus primaire du refoulement, etc.… [il a raison d'écrire " etc.… ", la liste de ce qu'il préconise de jeter serait longue encore], en un mot les grandes machines freudiennes (y compris le concept et le mot d'inconscient) ne sont à mes yeux que des armes provisoires, voire des outils théoriques bricolés […]. Je ne pense pas qu'une métapsychologie puisse résister longtemps à l'examen. On n'en parle déjà presque plus. " Élisabeth Roudinesco essaye bravement de lutter, mais elle ne dispose que des fameuses "armes provisoires en face d'une si puissante et séduisante machine d'amitié.

Rappelons pieusement que Derrida, dans un ouvrage antérieur, "garde la pulsion de mort, mais à une condition très personnelle : celle d'ajouter un au-delà, derridien, à l'au-delà, modestement freudien, du principe de plaisir. Au-delà de Freud, il est aussi, à ses yeux, au-delà du Lacan du Séminaire sur " La lettre volée ". Sachant que Freud n'est pas en position de lui répondre, il s'étonne que Lacan, de son vivant, ne l'ait pas fait. Plusieurs interprétations d'un tel silence restent possibles.

" D'un point de vue historique, concède le surplombant philosophe, je comprends parfaitement que l'on puisse justifier la "construction" du discours freudien. Mais à condition de savoir que le champ dans lequel il a travaillé n'est plus le nôtre ". Etc.… écrirai-je à mon tour. Alors là, d'accord sur toute la ligne. Non seulement ce champ n'est plus le vôtre, mais il ne l'a jamais été, pas plus que le vôtre n'a jamais été le nôtre. Mais entre gens cultivés et qui lisent, nous aurions tous les droits. A une exception près : quant à la psychanalyse, vous avez tous les droits de commentaire - mais pas nous, qui ne surplombons pas. Comme l'écrivait sobrement Winnicott : " J'étais parfaitement sérieux à propos de la différence entre faire une analyse et écrire un article. Mes analyses sont tout au long portées ou entraînées par le patient, et non par moi, tandis que ce n'est évidemment pas la même chose pour un article. J'aurais pu dire qu'un article qu'on est en train d'écrire ne se retourne jamais pour dire "Hé ! Réveillez-vous !. "

" Éloge de la psychanalyse " tient jusqu'à sa conclusion la promesse futée de son titre, et qui n'est pas dévot peut même en sourire. " En un mot, ce "oui" de l'amitié suppose la certitude que la psychanalyse […] c'est une bonne chose, et qui doit être aimée, soutenue […]. Un jour, le meilleur de l'héritage psychanalytique pourra survivre sans la métapsychologie, et peut-être même sans aucun des concepts que je viens de nommer ". Angoisse de Derrida : il ne voudrait pas risquer d'aller au secours de ceux qui voudraient "liquider la psychanalyse.

Ce n'est plus un bazooka, c'est un fusil à tirer dans les coins, celui d'une admirable bande dessinée de nos jeunesses, dont avaient pu rire même les grandes personnes.

Donc : par amour de la psychanalyse, chez le philosophe comme chez une partie des psychanalystes soucieux de "progrès, même combat. On jette le manche, on change la lame - ou on l'use. Dans notre dernier cas, on n'est pas praticien, on ne veut plus de l'essentiel de la théorie. Que reste-t-il de la psychanalyse ? La tendre sollicitude qu'on lui porte, comme à une grand-mère morte et enterrée.

Dans l'article déjà cité, Granoff, qui avait toujours su gardé un œil sur ces phénomènes, avait écrit des choses qui n'étaient nullement prémonitoires, seulement lucides et peu soucieuses de plaire à l'air du temps : " La critique n'est jamais produite pour améliorer son objet, en dépit des bonnes raisons que l'on s'en donne. C'est toujours évidemment pour écorner cet objet qu'on le critique, pour en user les arrêtes et ainsi, en continuant à limer sur les pourtours, pour en faire des ronds, puis des points, jusqu'à sa disparition. Quand on fait la critique de quelque chose, c'est toujours pour l'acheminer d'une certaine façon vers son extinction ". Ce qui, on le pense bien, ne vise nullement à interdire la critique : mais si nous voulons être clairvoyants, soyons au clair avec la critique aussi, discernons-en la pertinence sans en occulter les motifs.

Les textes ici présentés assument donc leur caractère résolument démodé. Je les ai rangés, de façon non chronologique, sous deux rubriques. De la première, consacrée à une façon psychanalytique, inaugurée par Freud, de réfléchir à l'idée de primitivité, de sauvagerie, à laquelle aurait pu sembler s'opposer - mais la connaissance de l'inconscient contrecarre ces vues - l'idée simple du "progrès dans le processus d'humanisation et de civilisation, font partie les réflexions sur le meurtre et la guerre, dans l'esprit des humains et entre les humains. S'y trouvent également des considérations sur la façon dont, historiquement et psychiquement, se fabriquent des figures de héros, notamment de héros religieux. Chez Freud, cela avait tourné autour du personnage de Moïse, auquel il est avéré qu'il vaut toujours la peine de confronter sa pensée.

Tous ces thèmes sont indissociables de la question de la transmission, plus particulièrement de la transmission inconsciente. Chez Freud, cela a donné lieu aux élaborations essentielles sur les "traces mnésiques, les souvenirs, la mémoire, et sur les énigmes, toujours partiellement restées telles - il ne peut justement en être autrement - de l'inscription des événements dans le psychisme, dans l'inconscient, ainsi que de leur filiation de génération en génération. On a le plus souvent privilégié, pour décrire ces phénomènes, la métaphore de l'écriture : Freud l'avait fait lui-même en un sens, et Derrida, justement, s'y était brillamment attaché il y a plusieurs décennies et plus récemment encore. Mais peut-être à la suite de l'insistance de Lacan sur la question du langage, qui même si on ne partage pas ses vues a sans doute fait qu'en France en tout cas certains psychanalystes se sont mis à relire Freud avec cette préoccupation en tête, on a commencé à mieux discerner l'indéniable intérêt du premier psychanalyste pour ce qui, chez lui, serait plutôt le "langagier, l'usage de la langue - ne serait-ce que dans l'invention décisive de la cure de parole et sa règle de fonctionnement, dire.

La seconde partie de ce recueil interroge donc la parole, ce qu'elle recèle, ce qu'elle transmet et opère en disant, en formant et déformant les mots, en se taisant. La question de l'archaïque et du civilisé est en jeu là aussi.

Le lien entre la première et la seconde partie, consacrée à la mémoire et à la parole, est en quelque sorte avancé dans une petite phrase du premier texte sur Moïse ici présenté, phrase qui, après le rappel de ce qui nous est transmis immémorialement du "verbe qui s'est fait chair", suggère que la psychanalyse s'inscrit dans un nouveau tour : " quand la chair prend la parole ".

Avec Wladimir Granoff, Patrick Lacoste et Georges-Arthur Goldschmidt, j'avais autrefois participé à un colloque sur Freud, la langue allemande, et la question de la traduction. L'important dans cette dernière question était, pour moi, non pas ce qui concernait la traduction de la psychanalyse, mais plutôt la traduction en psychanalyse. Ce qui m'intéressait était déjà la tension entre les différentes langues, les différents dialectes intimes qui habitent chacun ou que chacun habite, fût-il ou pas officiellement polyglotte - car, en ce sens, nous le sommes tous. Cela, très concrètement, se trouve et se retrouve dans la pratique de la cure, et déjà dans la métapsychologie afférente (n'en déplaise à…). Avant même toutes ses constructions sur le langage intriquées avec la linguistique de Jakobson, Lacan l'avait bien vu - surtout bien entendu. Aussi n'est-ce pas un texte théorique que je souhaite évoquer pour finir, mais un Witz véritablement admirable, raconté dans un de ses très anciens séminaires. C'est celui où, à un savant juif allemand qui avait réussi à s'enfuir au moment de la montée du nazisme, un journaliste américain demandait, alors qu'il débarquait, enfin libre et triomphalement accueilli à l'aéroport de New York - étrange référence aujourd'hui : " Are you happy ? "

Et l'heureux rescapé de répondre : " I am very happy, aber nicht glücklich. "

Ainsi vont la langue, la parole, les affects.

Marie Moscovici est psychanalyste, après avoir été chercheur en sociologie au CNRS, elle est aujourd’hui membre de l’Association psychanalytique de France. De 1982 à 1988, elle a dirigé avec J. M. Rey la revue L’Ecrit du temps aux éditions de Minuit et depuis 1994 elle dirige la revue L’inactuel.

Bibliographie