Publication : 27/09/2002
Pages : 192
Grand Format
ISBN : 2-86424-439-X

Le Village englouti

Rosa LOBATO DE FARIA

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17.5 €
Titre original : O Prenuncio das Aguas
Langue originale : Portugais
Traduit par : Geneviève Leibrich
Dans un village condamné par la construction d’un barrage à être englouti sous les eaux, tout prend une intensité différente. En particulier pour Filomena, une jeune photographe élevée à Paris, revenue dans le village de sa famille et désirée par tous les hommes de la communauté. La vieille Sebastiana, la «sorcière» détentrice de l’histoire et de la mythologie, lui transmet les légendes fantastiques qui sont la trame de la vie de la région, tandis que la jeune femme découvre les jeux de la passion, de la jalousie et de la vengeance à travers une famille de propriétaires terriens constituée d’un homme, de quatre femmes et d’un enfant dont la paternité est évidente mais la maternité plus mystérieuse.
Entre réalité et fantastique coule le thème de l’eau comme origine de l’amour, agent de la mort et source de la vie.
Rosa Lobato de Faria a ce talent des grandes romancières qui font du lecteur pour un instant le prisonnier de leur histoire.
  • « Un roman délicieux et envoûtant. »
    C. Caldairou
    NICE MATIN

Des voix. Des mélodies à l'unisson, sans parole. Peu après, un canon. Parfois une question et une réponse. De temps à autre une note isolée, si exclamative qu'elle ressemble à une interrogation. Ensuite un son aigu, dans son intention et son timbre, un appel, un cri.

Je pénètre dans l'eau tiède de la rivière comme on s'engage dans un poème inconnu ou dans un amour naissant. Je ne nage pas, je glisse, mes cheveux épars me suivent, ondulent et parfois s'enroulent autour des doigts de plantes mystérieuses.

Des poissons bleus me dépassent et me croisent. Ils me fixent sans larme, sans odeur, sans bruit, sans âme.

Où vais-je, je me le demande, mais la réponse est cette volonté irrépressible de descendre vers le fond de la rivière, vers son lit de sable clair et d'y poursuivre mon sommeil. Mais je ne parviens pas à l'atteindre. Je dois avancer encore plus loin, m'insinuer dans de petites grottes habitées de monstres, je le sais, sur la tête desquels s'ouvrent des éventails semblables aux panaches des guerriers indiens.

Maintenant, l'eau est transparente et des pétales multicolores flottent autour de moi. Les voix entonnent un cantique plus doux, hypnotique comme une berceuse.

Alors un enfant vient à ma rencontre. Lui aussi glisse, les bras le long du corps, les cheveux décoiffés par la caresse des eaux, ses lèvres mauves entrouvertes sur une absence de sourire.

Alors seulement je remarque qu'aucune bulle d'air ne s'échappe de notre bouche et de nos narines, bien que nous avancions au fond de la rivière. Nous devons être morts.

Je tente de m'écarter pour éviter la collision, mais la flore aquatique devient plus dense, le cours d'eau s'étrécit et l'enfant vient droit sur moi, soudain il me prend dans ses bras et me ramène à la surface.

Dehors, c'est le silence. Peut-être qu'en prêtant l'oreille j'entendrais les courtilières ronger le matin, le cri d'un martin-pêcheur.

Quel est donc ce petit garçon qui, nuit après nuit, dans mon rêve récurrent de l'aube, me sauve de mon propre naufrage?

Quand là-bas en France nous apprîmes que le village natal de mes parents allait être submergé par les eaux d'un barrage, mon instinct de photographe commença à me réveiller la nuit et à me souffler avec insistance que je devrais venir ici ausculter les événements, fixer le paysage et interroger les visages. Cela me prendrait deux semaines au plus, bien qu'à l'époque rien ne me retînt à Paris. Mon travail au Monde inconnu me menait souvent dans des régions jugées exotiques par nos lecteurs citadins et ce qui avait été un inconvénient pendant plusieurs années de ma vie était devenu maintenant un avantage après mon mariage détruit avant même d'avoir commencé. (Ce qui m'avait éblouie chez Nicolas fut exactement ce qui m'obligea à m'en éloigner, ce que moi je qualifierais de folie et ses parents d'excentricité. Petite nuance* qui fait qu'eux adorent leur fils unique chéri et que moi je ne veux même plus en entendre parler.)

Il fut facile de convaincre la direction de la revue que je devais me rendre au Portugal pour faire un reportage sur l'événement, pour eux lointain, que constituait la submersion d'un village par les eaux d'une rivière. Comme je suis à la fois rédactrice et photographe, l'opération ne leur coûterait pas très cher et elle cadrait bien avec l'esprit de la publication.

Ce fut pendant la nuit qui précéda mon retour à Paris que pour la première fois je fis mon rêve subaquatique. Accompagné d'un désir incoercible de rester vivre à Rio-do-Anjo. Pour toujours. Jusqu'à ce que les eaux nous séparent.

Il n'était pas facile, dans le Paris de mon enfance, d'être fille d'émigrés portugais. Non à cause des conditions de vie dont pour ma part je n'ai pas à me plaindre, mais parce que les autres enfants, cruels comme seuls les enfants savent l'être, nous humiliaient constamment et de toutes les manières.

Quand mes parents quittèrent Rio-do-Anjo pour aller en France, seul mon frère António était né. Je vis le jour deux ans plus tard, quand ma mère travaillait comme femme de ménage et mon père tirait le diable par la queue, essayant de faire son trou à son compte comme homme à tout faire, promeneur de chiens et chauffeur occasionnel. Il n'y avait pas d'homme plus adroit et plus serviable. Et donc, quand ma mère fut invitée à devenir concierge par une de ses patronnes (la plus riche de toutes et la propriétaire de l'immeuble), mon père prit en charge tous les travaux qui ne manquent jamais dans un édifice de cinq étages. Il était bien mieux payé comme concierge et maître Jacques et n'avait pour ainsi dire pas à sortir de chez lui, sauf pour promener quotidiennement les habitants canins.

Nous avions un très bon logement dans le sous-sol de l'immeuble, spacieux et bien chauffé en hiver, dont ma mère, en bonne alentéjanne, prenait un soin jaloux et méticuleux. Elle agissait de même dans les appartements des dames qui lui confiaient leurs clés quand elles s'absentaient, faisant davantage confiance à Josefa qu'à elles-mêmes, car il n'était pas rare qu'elles laissent les robinets couler, les lumières allumées et les fenêtres grandes ouvertes. Ma mère s'occupait de tout, astiquait leur appartement qui brillait comme un sou neuf et se faisait aider par mon père quand il y avait des petites réparations à effectuer.

Ne touche à rien, Filomena, me disait-elle quand elle ne pouvait faire autrement que de m'emmener avec elle dans les étages. Elle s'efforçait de me tenir assise dans l'office, distraite par quelque amusement innocent, veillant constamment à ce que je ne joue pas avec l'eau, que je ne raye pas le marbre des tables avec mes pastels gras, que je ne laisse pas de traces de pas sur le parquet ciré avec mes petites semelles en caoutchouc. Mais moi je ne voulais rien salir, rien toucher, ni même jouer. Je voulais simplement voir.

Les appartements des dames étaient des palais de contes de fées. La profusion de tapis, de miroirs, de meubles, de peintures merveilleuses, de saints aussi hauts que moi, de livres avec des inscriptions dorées, de portières derrière lesquelles je pouvais me cacher me donnait l'illusion d'être la reine des lieux. Je me faufilais parfois sous les grands lits recouverts de damas couleur sang de bœuf ou d'or et je restais étendue sur la moquette moelleuse où, à force de tant rêver éveillée, je finissais par m'endormir.

Je pense que ce fut l'intimité avec ce luxe si proche, tellement à portée de main et si disproportionné par rapport à l'austérité de notre logis, qui fit naître en moi l'idée perverse de raconter à l'école que j'habitais non pas dans la loge de la concierge, mais au deuxième étage qui pour moi était le plus beau de tous. J'inventais aussi que je me nommais Filomena à cause d'une grand-mère étrangère, mais que tout le monde m'appelait Nadine et bientôt toute ma classe me donna ce faux nom. Pour ajouter de la vraisemblance à mon mensonge j'échafaudais une histoire où mes parents imaginaires étaient constamment en voyage et je prétendais que je n'avais pas le droit de laisser mes copines entrer chez moi. Ma pauvre mère faillit mourir de chagrin et d'humiliation le jour où, inquiète de mon retard, elle vint m'attendre dans la rue, et moi, en descendant de la voiture d'une camarade de classe qui avait ordonné à son chauffeur de me conduire jusqu'à ma porte, je dis à haute et intelligible voix pour me tirer de ce mauvais pas, voilà ma femme de chambre, qu'est-ce qu'elle peut m'agacer*! Et j'entrais chez moi en la bousculant, comme j'avais vu mes compagnes le faire avec les bonnes qui venaient les chercher à l'école.

J'étais un petit monstre de huit ans.

Quand j'arrivai à Rio-do-Anjo, j'occupai la maison qui avait appartenu à mes grands-parents et où mon père avait passé sa jeunesse d'ouvrier agricole et de factotum pendant les fins de semaine jusqu'à son mariage avec ma mère et la naissance d'António, après quoi il décida qu'il voulait un avenir différent pour sa progéniture.

Je procédai à quelques petits aménagements car les installations sanitaires étaient une cabane au fond du potager; heureusement que j'étais arrivée en été, cela me laissait le temps avant les redoutables gelées de l'Alentejo d'avoir le confort et la propreté auxquels j'étais habituée.

Je conservai l'essentiel de l'esprit de cette maison, tout ce qui me sembla traditionnel et plein de charme, et j'y ajoutai un peu de moi-même. Je remplaçai des meubles sans dédaigner les longs bancs et le lit de mes grands-parents avec son chevet en forme d'auréole en fer forgé peint, ni les bancs de pierre pour les cruches de Niza toutes bordées de petits cristaux de roche translucide. Je recouvris le sol de couvertures de Reguengos et sur l'étagère que je fis faire j'entrelardai mes livres, au début tous en français, de petites statuettes de saints naïfs en terre cuite achetées au hasard des foires par mes ancêtres.

La maison devint tout à fait habitable. Elle était située à une des extrémités du village, ce qui m'obligeait chaque fois à traverser la rue principale. En fait il n'y avait que deux autres rues qui débouchaient sur le parvis de l'église et si je les avais prises cela aurait paru suspect aux commères jacassantes assises devant leur porte sur des chaises basses où elles faisaient de la dentelle, du tricot et les réputations.

Personne n'habitait l'arrière de la maison. La porte de la cuisine ouvrait sur un porche qui donnait sur la végétation sauvage des collines de l'autre côté de la rivière.

La bande bleue sur mon mur extérieur faisait ma fierté et de part et d'autre de la porte de devant des géraniums luxuriants que les voisines n'avaient jamais oublié d'arroser pendant notre absence fleurissaient dans des pots en terre cuite.

Je n'avais plus remis les pieds à Rio-do-Anjo depuis la mort de ma grand-mère. Mes parents avaient pris l'habitude de nous y envoyer en vacances puisque eux-mêmes ne pouvaient jamais quitter Paris, car c'était justement pendant l'époque des congés qu'on avait le plus besoin d'eux dans l'immeuble.

J'étais encore une adolescente quand mon père avait demandé à s'absenter quelques jours pour aller enterrer sa mère dans le vieux cimetière que je connus plus tard dans tous ses recoins pour des raisons qui à l'époque n'empêchaient personne de dormir.

Nous n'étions plus revenus au village.

Je balayais les derniers gravats des travaux dans ma maison le jour où le professeur Ivo Durães arriva à Rio-do-Anjo.

Je me souviens qu'après cette dure besogne je pris une douche dans ma nouvelle salle de bains, ravie de cette amélioration, et je décidai d'aller manger un sandwich au jambon roboratif dans le café du père Adão, Adanito pour les anciens qui le connaissaient depuis qu'il tétait encore sa mère.

Il me prépara le jambon coupé très fin entre deux tranches de pain de seigle encore chaud, il plaça sur ma table des petits fromages mi-secs et un vin blanc de Borba bien frais et de son comptoir il entreprit de me tenter avec des tartelettes à damner un saint, selon son expression habituelle. En outre, il jugea bon de me présenter à l'unique commensal présent dans le café lorsque j'y entrai.

Voici monsieur Ivo Durães, orgueil de notre village, professeur, mademoiselle Filomena, professeur d'Université, notez bien.

Le professeur sourit comme pour s'excuser et il me plut avec ses cheveux blancs bouclés, ses longues mains, ses yeux gris. Je trouvai que c'était un très beau vieillard.

Vous êtes en vacances, professeur?

Non, je suis venu pour rester.

Mais justement maintenant que le village va être sacrifié?

En prononçant ces mots je m'aperçus que j'avais fait exactement le même choix, mais peut-être avais-je besoin de connaître les raisons des autres.

C'est précisément pour cette raison que je suis revenu. J'ai trouvé intéressant de commencer à mourir dans un endroit qui a déjà entamé son compte à rebours. C'est un pacte de solidarité avec mon lieu de naissance.

Beaucoup de choses peuvent se produire en trois ans, dit une voix sibylline venue du coin sombre du café. Peut-être que celui qui veut nous sacrifier le sera le premier.

Un silence se fit. Nous regardâmes tous les deux la pénombre d'où s'était élevée cette voix de prophète, mais nous ne parvînmes pas à distinguer qui parlait. Peu à peu, une silhouette noire, immobile, se découpa sur le contre-jour qui se coulait par un fenestron à demi caché par des casiers de bouteilles de bière.

C'est ma mère. Il y a des jours où elle… et Adanito fit le geste de dévisser quelque chose sur son front.

Un autre verre de vin, s'il vous plaît, monsieur Adão.

Allons, monsieur le professeur. Appelez-moi donc Adanito, monsieur Adão c'est pour les jeunes. Non pas que vous soyez vieux, bien sûr, mais quand vous êtes parti d'ici pour aller faire vos études, je n'étais pas encore né…

Vous pouvez le dire, Adanito. Je me souviens très bien de votre mère, une belle femme qui nous inspirait le plus grand respect.

La mère Sebastiana secoua les ténèbres qui l'enveloppaient et elle s'avança entre les tables en s'appuyant sur son bâton de cognassier.

De la peur, Ivo. Tu veux dire de la peur. Je me souviens bien du temps où vous me jetiez tous des pierres à la sortie de l'école et où vous me traitiez de sorcière.

Ô mère, Dieu me garde, vous tutoyez monsieur le professeur?

Mais qu'est-ce que tu racontes avec ton monsieur le professeur. Je le connais depuis le temps où il faisait caca dans sa culotte.

A entendre l'éclat de rire du professeur Ivo Durães je me dis que s'il souffrait d'une maladie qui le faisait penser à la mort, cela ne se voyait absolument pas, il avait l'air débordant de santé. Je ne résistai pas.

Vous avez parlé de mourir? Avec un air aussi plein de santé? Vous n'êtes pas malade, n'est-ce pas?

Il rit de nouveau. Non, il n'était pas malade, juste un peu vieillissant, comme vous pouvez le voir. Ma réflexion sur la mort est purement philosophique. Cette association avec la mort du village, cette…

Le village n'est pas encore mort. Ne le noyez pas avant l'heure. Et la mère Sebastiana se retira au fond de la salle en faisant retentir avec force son bâton sur les dalles et elle claqua la porte qui communiquait avec le reste de la maison qu'elle habitait en compagnie de son fils unique.

Excusez ma mère, s'il vous plaît. Elle va sur ses quatre-vingt-dix ans et n'a plus toute sa tête. Elle passe ses journées à prier et à demander à l'Ange qui donne son nom à notre village de la faire mourir avant que le barrage, mais nous n'allons pas parler de choses tristes. Je vais vous confectionner un autre sandwich, mademoiselle Filomena. J'ai là un de ces saucissons…

A damner un saint. Le professeur et moi rîmes en chœur.

Comme moi le professeur Ivo Durães était venu se réinstaller dans la maison familiale, une magnifique demeure dans la rue riche du village qui, vue sur le plan, (que de fois ne regarderions-nous pas ce plan!) ressemblait à un arc de cercle excentré par rapport à la circonférence formée par la conjonction de trois maisons auxquelles on accédait par deux ruelles latérales.

La maison du professeur était celle de droite, on en apercevait le mur et le portail à partir du milieu de la ruelle d'accès et on pouvait voir à travers la grille les très belles roses couleur de feu qui abondaient dans ce village béni.

A côté se dressait la maison fermée de la famille Campos dont les visites devenaient de plus en plus rares. Enfin, la troisième maison, presque un petit palais, celle des sœurs Matias Branco où j'allais tous les matins donner des leçons de français au fils de l'une d'elles et de son mari, ingénieur agronome, connu familièrement dans le village sous le nom simplifié de Zé Nunes.

A première vue, dans ce village, tout le monde connaît tout le monde. Mais depuis quelque temps j'ai l'impression que personne ne connaît personne.

Rosa Lobato de Faria est née à Lisbonne en avril 1932. Poète et romancière, l’essentiel de sa poésie est réunie dans un recueil, Poemas Escolhidos e Dispersos, publié en 1997. En 1999, les éditions portugaises ASA publient A Gaveta de Baixo, un long poème inédit, accompagné d’aquarelles de Oliveira Tavares.
Une partie de son oeuvre --qui est aujourd’hui une référence incontournable dans la nouvelle fiction portugaise – est traduite en Allemagne.

Bibliographie