Publication : 02/03/2006
Pages : 204
Grand Format
ISBN : 2-86424-570-1

L'Éloquence des bêtes

Anthropologie du récit animalier

Sergio DALLA BERNARDINA

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17 €

Lorsque l'homme parle des animaux, parle-t-il seulement des animaux? Est-ce que saint François communiquait vraiment avec le loup et les oiseaux, ou n'était-ce qu'un art et une technique de prédication? Est-ce que Konrad Lorenz parle seulement des oies lorsqu'il les décrit ? De qui et de quoi parle l'anthropologue lorsqu'il s'intéresse à l'imaginaire symbolique mettant en scène les "bêtes"? Sergio Dalla Bernardina nous interroge non pas sur les vérités scientifiques concernant notre connaissance réelle des animaux, mais sur tous les "à-côtés" par lesquels, volontairement ou involontairement, nous profitons des animaux pour transmettre des messages d'une autre nature.

Il passe en revue situations et discours actuels avec et sur les animaux, nous parle des "hommes de gauche et chiens de droite", de la réintroduction du loup, réactive les questions sur "la race", les racistes, les zoophiles, les "ethnophiles", les écologistes, et questionne en définitive notre rationalité actuelle. Il soupçonne que dans l'idée contemporaine de l'abolition des espèces à travers les récits animaliers et la relecture de l'histoire - il remonte jusqu'à l'abomination des camps de concentration - on exprime une ultime modernité où l'humain est confondu avec l'inhumain, l'animalité l'emportant dans la plus parfaite indifférence.

A partir d'exemples et de références amusantes ou graves, avec une réelle originalité et un oeil à la fois neuf et distancié, cet auteur qui nous vient d'Italie nous fait réfléchir en profondeur sur le rapport que nous entretenons avec les animaux et sur les enjeux, réels ou imaginaires, que cela implique pour notre société aujourd'hui.


"De qui parle le récit? demandent Esope et Jean de la Fontaine à la fin de leurs fables. "Il parle de toi, ô lecteur, de tes faiblesses et de tes contradictions. "C'est possible, pourrait répondre le lecteur, mais d'abord, et peut-être notamment, il parle de vous, chers auteurs. Et il nous dit combien vous êtes sages, intelligents, sensibles et désintéressés. Derrière la controverse, une évidence transparaît: dans un cas comme dans l'autre, la narration ne concerne pas les animaux. Elle les met en scène, c'est vrai, mais en tant que représentants de l'espèce humaine.

S'interroger sur les intentions, manifestes et latentes, du récit animalier peut ouvrir la voie à des questions impertinentes. Par exemple: saint François, ancêtre mythique de l'écologie moderne, communiquait-il vraiment avec les animaux? Est-ce que les destinataires de ses sermons étaient-ils réellement le loup, les oiseaux, la lune, le soleil? Ne serait-il pas plus approprié de considérer les créatures évoquées dans son cantique comme de simples supports allégoriques?

On pourrait avancer que, si cette question se pose, c'est en raison du caractère "parabolique du message franciscain, s'inscrivant dans une tradition de très longue durée: l'art et la technique de la prédication. Mais il suffit de changer d'horizon et de se transférer dans le monde contemporain, pour s'apercevoir que cette ambiguïté n'a rien de typiquement religieux. Konrad Lorenz, dans ses œuvres d'éthologue, parle-t-il vraiment des animaux? La réponse naturellement est "oui. Mais est-ce qu'il parle seulement des animaux? L'objectif de ses récits ne dépasse- t-il pas la simple description naturaliste? Cette question peut paraître secondaire, sorte de sophisme nous éloignant de l'essentiel du propos éthologique. Nier sa légitimité, cependant, reviendrait à nier la légitimité des sciences humaines. On reproche parfois aux anthropologues de mettre sur un même plan le discours vernaculaire sur les animaux, truffé d'anthropomorphismes, de préjugés, de fantasmes, et le discours des scientifiques, bien plus proche de la réalité objective. Pour dissiper ce malentendu, il suffit de rappeler que l'anthropologue, n'étant pas un zoologiste ni un technicien des Eaux et Forêts, travaille sur le symbolique: sa tâche, dans ce sens, revient à repérer et à interpréter ce qu'il y a d'allégorique, d'allusif, dans le discours de son prochain (un prochain qui se présente à ses yeux dans le rôle d'un "simple acteur social, même lorsqu'il est très intelligent et cultivé). Ce qui fait l'objet des analyses et des interprétations anthropologiques n'est pas le contenu explicite des propos d'un savant comme Lorenz. Leur pertinence scientifique n'est nullement en cause1. Le fait est que ces propos sont inévitablement polysémiques. Ils nous transmettent des vérités scientifiques incontestables, mais à côté, volontairement ou involontairement, ils font passer des messages d'une autre nature.

Prenons ce passage issu de l'ouvrage Trois essais sur le comportement animal et humain:

"Il existe une corrélation hautement spécifique entre ces mécanismes innés de déclenchement qui suscitent les jugements esthétiques et éthiques, et les modifications héritées dues à la domestication. Dans le domaine esthétique, notre jugement intime ressent comme 'affreux' les signes résultant de phénomènes de domestication typique, et en revanche comme 'beaux' ceux qui sont mis en péril par ces mêmes phénomènes de domestication. […] Si l'on met en vis-à-vis d'assez longues séries d'animaux à l'état sauvage, et les mêmes animaux à l'état domestique, on est frappé de constater à quel point les animaux sauvages sont 'beaux' et 'nobles', par rapport aux animaux domestiques1.

"De qui parle ce récit? aimerait-on demander à Konrad Lorenz. Il nous répondrait probablement: "Il parle des animaux, voire de l'homme en tant qu'animal. Nous pourrions lui rétorquer: "C'est indéniable, mais il parle aussi de votre conception des rapports entre éthique et esthétique, celle-là même, vraisemblablement, qui a influencé vos orientations politiques avant la dernière guerre et qui rappelle curieusement les propos d'Arthur de Gobineau sur le dégénérescence des races. Même chez de Gobineau, en fait, il est question de pureté originaire des races nobles et guerrières compromise par la rencontre avec des races plus casanières et efféminées (c'est-à-dire plus domestiques, le domus, conventionnellement, étant le règne de la femme):

"L'espèce blanche, considérée abstractivement, a désormais disparu de la face du monde. Après avoir passé l'âge des dieux, où elle était absolument pure; l'âge des héros, où les mélanges étaient modérés de force et de nombre; l'âge des noblesses, où des facultés, grandes encore, n'étaient plus renouvelées par des sources taries, elle s'est acheminée plus ou moins promptement, suivant les lieux, vers la confusion définitive de tous ses principes, par suite de ses hymens hétérogènes. Partant, elle n'est plus maintenant représentée que par des hybrides […]. Pour les masses qui, dans l'Europe occidentale et dans l'Amérique du Nord, représentent actuellement la dernière forme possible de culture, elles offrent encore d'assez beaux semblants de force, et sont en effet moins déchues que les habitants de la Campanie, de la Susiane et de l'Iémen. Cependant cette supériorité relative tend constamment à disparaître; la part de sang arian, subdivisée déjà tant de fois, qui existe encore dans nos contrées et qui soutient seule l'édifice de notre société, s'achemine chaque jour vers les termes extrêmes de son absorption. […] Les nations, non, les troupeaux humains [la domestication, on le voit, est synonyme de déchéance, (NdA)], accablés sous une morne somnolence, vivront dès lors engourdis dans leur nullité, comme les buffles ruminants dans les flaques stagnantes des marais Pontins1".

La démarche de Lorenz, bien entendu, n'a rien de scandaleux: il est courant, et même prévu par nos conventions rhétoriques, de s'inspirer de la nature pour décrire l'ordre du monde, livrer des leçons de morale, éduquer, corriger. Mais lorsqu'on émet des messages cryptés, même si on le fait au nom de la science, il faut bien s'attendre à ce que quelqu'un les décrypte2.

Lorenz, dans cette perspective, est toujours d'actualité. Son penchant pour l'anthropologie philosophique déguisée en science naturelle, nous suggérant "la bonne manière de penser le rapport à l'animal et donc à l'homme, est encore présent dans l'éthologie contemporaine (qui ne se réduit pas, du point de vue de sa signification sociale, aux ouvrages de quelques chercheurs d'avant-garde, mais qui doit être analysée dans ses expressions médiatiques et dans leur réception par le public). Cette science à la longue tradition positiviste, qui se veut aujourd'hui très "herméneutique, a pendant longtemps ignoré les savoirs vernaculaires, réduits à de simples croyances, et la légitimité des conceptions "indigènes en matière d'animaux. Axée, conventionnellement, sur l'observation du comportement animal, elle nous apprend ce que font les animaux, ce qu'il faut dire des animaux, ce que nous échangeons, avec les (autres) animaux, au cours de nos interactions1. Mais elle n'a pas une vocation particulière à analyser ce que nous faisons dire aux animaux, ce qui est dit par les animaux. garder la foi.

Enseignant, professeur d’ethnologie, il dirige à l’Université de Brest le séminaire permanent d’anthropologie de la nature « Ordre naturel et bricolages humains »

Bibliographie