Publication : 17/02/2023
Pages : 400
Grand Format
ISBN : 979-10-226-1243-2
Couverture HD
Numerique
EAN : 9791022612531

Les Enfants Oppermann

Lion Feuchtwanger

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23 €
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9,99 €
Titre original : Die Geschwister Oppermann
Langue originale : Allemand
Traduit par : Dominique Petit

Lorsque Lion Feuchtwanger publia Les Enfants Oppermann en 1933, il avait déjà quitté l’Allemagne et vivait à Sanary-sur-Mer. Il déclarait vouloir avec ce roman « informer le plus rapidement possible ses lecteurs du vrai visage et des dangers de la domination des nazis ». Écrit en temps réel pendant que les nazis consolidaient leur pouvoir, ce grand livre montre la chute de l’Allemagne de Weimar à travers les yeux d’une famille juive bourgeoise, d’abord incrédule en raison de son statut social et culturel, puis choquée et paralysée par une idéologie qui leur est incompréhensible.

Ce roman, traduit en français à sa sortie mais indisponible et introuvable en France depuis la Seconde Guerre mondiale, est internationalement reconnu comme l’une des œuvres les plus percutantes et lucides sur la montée du fascisme. Un grand classique de la littérature allemande sur un sujet qui reste aussi important et actuel qu’il l’était à l’époque. Un roman visionnaire dont le sens dramatique n’a pas diminué et dont la force ébranle le lecteur.

  • "Un grand roman sur la montée inexorable du totalitarisme et la chute annoncée de la République de Weimar, vues à travers les yeux d'une famille juive bourgeoise."
    Etienne de Montety
    Le Figaro Littéraire
  • "La force du roman est de questionner et non de porter explicitement des jugements, le compte rendu des arrestations marquées par l’antisémitisme, les descriptions de tortures, de passages à tabac, le détail des camps de concentration suffisant à les exprimer. En choisissant comme héros emblématique Gustav, figure de l’intellectuel, imprégné de culture allemande, confiant en la pérennité de ses valeurs, mais sans prise directe avec la vie économique ou politique du pays, Lion Feuchtwanger met au cœur du roman la prise de conscience du danger de l’arbitraire, de la perte de toute liberté, la nécessité d’un acte de rébellion contre le système en place, aussi modeste soit-il, le sens et l’efficacité de l’engagement, individuel ou collectif."
    Sylvie Bressler
    Esprit
  • "En narrateur omniscient, Feuchtwanger, comme une caméra, passe d’un personnage à l’autre, de novembre 1932 à l’automne 1933. Son roman de mœurs contemporaines en devient à la fois sociologique, psychologique, historique. Et prémonitoire de la violence dévastatrice des nazis. Si démoniaque et terrifiante qu’elle ne cesse de tourmenter les consciences allemandes."
    Lionel Richard
    Le Monde diplomatique
  • "Les Éditions Métailié ont eu la formidable idée de ressortir ce livre indispensable, indisponible en français depuis la Seconde Guerre mondiale."
    Maurice Szafran
    Challenges

Livre premier

HIER

La populace ne redoute rien tant que la raison. C’est la bêtise qu’elle devrait redouter si elle comprenait ce qui est redoutable.

Goethe[1]

 

 

 

 

Lorsque Gustav Oppermann s’éveilla ce 16 novembre, jour de son cinquantième anniversaire, le soleil était encore loin de se lever. Il en fut contrarié. Car la journée allait être chargée et il s’était promis de dormir tout son soûl.

De son lit, il distinguait le faîte de quelques arbres dépouillés et un bout d’azur. Le ciel était haut et clair, il n’y avait pas de brouillard, bien que ce soit fréquent en novembre.

Il s’étira de tous ses membres en bâillant. À présent réveillé, il rejeta résolument la couverture du large lit bas, balança ses jambes d’un mouvement souple pour se propulser hors de la tiédeur des draps dans le matin froid, et sortit sur le balcon.

Devant lui, son petit jardin en pente s’étageait sur trois terrasses jusqu’à la forêt, à droite et à gauche s’élevaient des collines boisées, un paysage touffu et vallonné se détachait aussi au-delà du terrain un peu plus loin, caché par les arbres. Une brise fraîche et plaisante montait du petit lac invisible sur la gauche, ainsi que des pins de Grunewald. Dans la paix profonde de l’aube, il savourait à pleins poumons l’air de la forêt. Du lointain lui parvenaient, assourdis, les coups d’une hache ; le son régulier ponctuait agréablement le silence. Comme chaque matin, sa villa enchantait Gustav Oppermann. Qui, transporté ici sans crier gare, penserait n’être qu’à cinq kilomètres de la Gedächtniskirche, au cœur de l’Ouest berlinois ? Vraiment, il a choisi pour domicile le plus beau coin de Berlin. Ici, il dispose de tout le calme de la campagne et pourtant de tous les avantages de la grande ville. Il y a quelques années seulement qu’il a construit et aménagé sa petite maison dans la Max-Reger-Straße, mais il se sent étroitement lié à la villa et à la forêt, chacun des pins est une part de lui-même, il ne fait qu’un avec le petit lac et la route sablonneuse là en bas, heureusement interdite aux voitures.

Il demeura un moment sur le balcon, s’imprégnant de la matinée et du paysage familier sans penser à grand-chose. Puis il se mit à frissonner. Il se réjouit d’avoir encore une petite demi-heure avant sa sortie quotidienne à cheval. Il regagna la tiédeur de son lit.

Mais il ne trouva pas le sommeil. Ce maudit anniversaire. Il aurait été plus malin de quitter Berlin pour échapper à tout ce remue-ménage.

Puisqu’il était ici, il pourrait au moins faire plaisir à son frère Martin en allant aujourd’hui au magasin. Les employés, comme il les connaît, vont être vexés de ne pas pouvoir le féliciter en personne. Mais bah ! C’est trop pénible de devoir écouter les compliments embarrassés des gens.

En tant que doyen des associés, il devrait certes s’en accommoder. Doyen des associés, tu parles ! Martin est un bien meilleur homme d’affaires, voilà tout, sans parler du beau-frère Jacques Lavendel ou des fondés de pouvoir Brieger et Hintze. Non, mieux vaut effectivement rester autant que possible à l’écart du commerce.

Gustav Oppermann bâille bruyamment. Que diable, un homme dans sa situation se devrait d’être mieux luné le jour de ses cinquante ans ! Ces cinquante années n’ont-elles pas été bonnes ? Le voilà propriétaire d’une belle maison aménagée à son goût, détenteur d’un solide compte en banque et d’une part substantielle dans l’affaire, lui, un bibliophile éclairé et apprécié, distingué en plus par la Médaille d’or des Sports. Ses deux frères et sa sœur le chérissent, il a un ami auquel il peut faire confiance, une foule de relations sympathiques, autant de femmes qu’il veut, une maîtresse adorable. Alors ? Si quelqu’un a des raisons d’être de bonne humeur un jour pareil, c’est bien lui. Pourquoi diable ne l’est-il pas ? D’où cela vient-il ?

Gustav Oppermann pousse un soupir excédé, se retourne d’un mouvement brusque, ferme résolument ses lourdes paupières, cesse d’agiter sur l’oreiller sa grosse et robuste tête d’homme. Il va dormir maintenant. Mais le vouloir avec impatience ne sert à rien, il ne trouve pas le sommeil.

Il lui vient un sourire malicieux, juvénile. Il va essayer un remède auquel il n’a plus eu recours depuis sa jeunesse. Je vais bien, mieux, très bien, se dit-il. Puis il se le répète machinalement : je vais bien, mieux, très bien. Quand il l’aura redit deux cents fois, il sera endormi. Il le redit trois cents fois et ne dort toujours pas. Pourtant, il va réellement bien. Physiquement, matériellement, moralement. Malgré ses cinquante ans, il a, il peut bien le dire, l’allure d’un jeune quadragénaire. Et c’est ainsi qu’il se sent. Il n’est ni trop riche ni trop pauvre, ni trop sage ni trop fou. Ses hauts faits ? Le poète Gutwetter n’aurait jamais percé sans lui. Ce n’est pas rien. Il a également mis Frischlin en selle. Quant à ses propres publications, à ses quelques écrits sur les hommes et les œuvres du xviiie siècle, ce sont les ouvrages soignés d’un amateur d’art, rien de plus, il ne se fait pas d’illusions. Mais pour le doyen des associés d’un magasin de meubles, ce n’est déjà pas si mal. Il est un homme dans la moyenne, sans don particulier. La moyenne, c’est ce qu’on fait de mieux. Il n’est pas ambitieux. Enfin, pas trop.

Plus que dix minutes et il pourra se préparer pour sa sortie à cheval. Il grince un peu des dents, garde les yeux fermés, mais ne pense plus à dormir. Pour être tout à fait honnête, il désire encore bien des choses. Désir un : Sybil est une maîtresse que beaucoup lui envient à juste titre. La belle et spirituelle Ellen Rosendorff l’aime plus qu’il ne le mérite. Mais si une certaine lettre d’une certaine personne n’arrivait pas aujourd’hui, ce serait malgré tout une cruelle déception pour lui. Désir deux : il va de soi qu’il ne s’attend pas que les Éditions Minerva lui signent un contrat pour sa biographie de Lessing. D’ailleurs, par les temps qui courent, il importe bien peu qu’on raconte et qu’on commente encore une fois la vie et l’œuvre d’un auteur mort cent cinquante ans plus tôt. Pourtant, si les Éditions Minerva refusent le livre, ce sera un coup pour lui. Désir trois : …

Il a ouvert les yeux, des yeux marron, profondément encaissés. En définitive, il ne paraît pas aussi satisfait et content de son sort qu’il croyait l’être il y a à peine une minute. Au-dessus du nez fort, de profondes rides verticales se creusent entre ses épais sourcils froncés. Il fixe le plafond d’un air rembruni, tendu. Étonnant comme ses traits puissants reflètent instantanément le moindre mouvement de son esprit impatient, prompt aux revirements.

S’ils prennent le Lessing chez Minerva, le terminer l’occupera plus d’un an. S’ils n’en veulent pas, il enfermera le manuscrit tel quel dans un tiroir. Mais que faire alors tout l’hiver ? Il pourrait aller en Égypte, en Palestine. C’est son intention depuis longtemps. Il faut avoir vu l’Égypte et la Palestine.

Le faut-il vraiment ?

Allez ! À quoi bon gâcher cette belle journée avec pareilles réflexions ? Une chance que ce soit enfin l’heure de sa sortie à cheval.

Il traverse le jardinet qui donne sur la Max-Reger-Straße. Il est un peu empâté, mais en bonne forme, il marche d’un pas ferme et rapide, les pieds bien à plat, portant haut sa lourde tête. Schlüter, son domestique, se tient près du portail pour lui présenter ses vœux. Sa femme Bertha, la cuisinière, accourt aussi. Rayonnant, Gustav les remercie chaleureusement parmi les rires. Il s’éloigne à cheval. Il sait qu’ils restent là à le suivre des yeux. Force leur sera de constater qu’il se tient sacrément bien pour un quinquagénaire. D’ailleurs, il a particulièrement fière allure à cheval : il paraît plus grand qu’il n’est en réalité, car il a les jambes un peu courtes, mais un long buste. “Comme Goethe”, a coutume de faire remarquer, au moins une fois par mois, son ami Alfred François, membre de l’association des bibliophiles et directeur du lycée Königin-Luise.

Gustav croise en chemin plusieurs de ses connaissances, salue gaiement d’un geste de la main, ne s’arrête pas. Chevaucher lui fait du bien. Il rentre tout guilleret. Quel plaisir de prendre une bonne douche ! Il fredonne quelques mélodies pas si faciles qu’il massacre allègrement en s’ébrouant avec vigueur sous le jet. Prend un copieux petit-déjeuner.

Il passe dans la bibliothèque et l’arpente de son pas ferme et rapide, les pieds bien à plat, satisfait de cette belle pièce judicieusement aménagée. Il s’assoit enfin à son imposant bureau. C’est à peine si les larges baies vitrées le séparent du paysage, il est comme en plein air. Devant lui, en pile épaisse, son courrier du matin, des vœux d’anniversaire.

Gustav Oppermann considère toujours son courrier avec une légère curiosité joyeuse. Très jeune, il a développé de nombreuses relations à travers le monde : comment vont-elles se manifester ? Voici des vœux, des félicitations pour son anniversaire, et puis ? Il garde le vague espoir que surgisse peut-être de ces quarante ou cinquante lettres quelque chose qui mettrait du piment dans sa vie. Il ne les ouvre pas, mais les trie d’abord par expéditeurs, dont il repère ou devine l’identité. Et soudain, il éprouve une pointe d’excitation, c’est la lettre d’Anna, celle qu’il attendait. Il la tient un bref instant dans sa main. Il cligne nerveusement des yeux. Puis, le visage rayonnant d’un éclat juvénile, il pose la lettre assez loin : tel un enfant qui réserve sa friandise préférée pour la fin, il met la lettre de côté et entreprend de lire les autres. Des compliments. Certes agréables, mais pas franchement sensationnels. Il reprend la lettre d’Anna, la soupèse, attrape le coupe-papier. Hésite. Se réjouit finalement d’être interrompu par un visiteur.

Ce visiteur est son frère Martin. Martin Oppermann s’avance vers lui de son pas comme toujours un peu lourd. Gustav aime son frère et se réjouit que tout aille bien pour lui, pourtant il ne peut s’empêcher de constater in petto que Martin, de deux ans son cadet, fait plus vieux que lui. Les Oppermann se ressemblent, tout le monde le dit et c’est sûrement vrai. Comme lui, Martin a une grosse tête et les yeux plutôt enfoncés dans leurs orbites. Mais le regard de Martin a quelque chose d’un peu voilé, de curieusement endormi. Tout en lui est plus pesant, plus empâté.

Martin lui tend ses deux mains. “Que dire ? Tout ce que je te souhaite, c’est que rien ne change pour toi. Je te le souhaite de tout cœur.” Les Oppermann ont la voix grave. Gustav mis à part, ils rechignent à montrer leurs sentiments : chez Martin, tout est réserve et dignité. Gustav sent néanmoins son affection.

Martin est venu avec son cadeau. Schlüter apporte dans la pièce le grand paquet et déballe un tableau, un portrait. Ovale, il représente un homme en buste. Au-dessus du col plat, comme on en portait dans les années quatre-vingt-dix, une grosse tête sur un cou plutôt court. Sous le lourd front proéminent, des yeux encaissés un peu endormis, les yeux des Oppermann. Un visage bien en chair aux traits intelligents, réfléchis, tranquilles. C’est le portrait du grand-père Immanuel Oppermann, fondateur des Meubles Oppermann, tel qu’il était à soixante ans, peu après la naissance de Gustav.

Martin a soulevé le tableau pour le poser sur le grand bureau où il le maintient entre ses mains charnues et soignées. De ses yeux marron pensifs, Gustav fixe les yeux marron rusés de son grand-père Immanuel. Non, le tableau n’a rien de très remarquable. Il est passé de mode, sans grande valeur artistique. Cependant, les quatre Oppermann y tiennent, il leur est cher et familier depuis leur prime jeunesse, sans doute y voient-ils plus qu’il ne renferme. Gustav aime que soient nus les murs clairs de sa maison où il n’y a qu’un seul tableau, accroché dans la bibliothèque ; mais depuis toujours, il désirait ardemment le portrait du grand-père pour son cabinet de travail. Martin, lui, trouvait que sa place était dans le bureau du directeur du magasin. Malgré leur bonne entente habituelle, Gustav avait mal pris qu’il le lui refuse.

Il contemplait maintenant le portrait d’un air heureux et comblé. Il savait que s’en séparer était un sacrifice pour Martin. Rayonnant, il exprima avec volubilité sa joie, sa gratitude.

Une fois Martin parti, il appela Schlüter et le chargea d’accrocher le tableau. Cela faisait déjà longtemps qu’il lui avait attribué une place. Maintenant, il allait réellement l’occuper. Gustav bouillait d’impatience que Schlüter ait terminé son travail. Enfin, ce fut chose faite. Le bureau, la bibliothèque et la troisième pièce du rez-de-chaussée, la salle du petit-déjeuner, se fondaient en une unité organique. Lentement, posément, Gustav laissa glisser son regard du portrait d’Immanuel Oppermann, son grand-père, son passé, à l’autre tableau dans la bibliothèque, jusqu’alors le seul de la maison, le portrait de Sybil Rauch, sa maîtresse, son présent.

Non, le premier n’était vraiment pas une œuvre majeure. Le peintre Alexander Joels, qui l’avait réalisé à la demande des amis d’Immanuel Oppermann, avait été grotesquement surestimé à son époque. Aujourd’hui, nul ne le connaissait plus. Mais justement, ce n’était pas pour sa valeur artistique que Gustav aimait ce tableau. Comme ses frères et sa sœur, il voyait dans ce portrait familier l’homme même et son action.

Ce qu’Immanuel Oppermann avait accompli au cours de sa vie n’avait rien de grandiose en soi, c’était une affaire de succès commercial. Mais pour l’histoire de la communauté juive berlinoise, c’était bien plus que cela. Originaires d’Alsace où ils avaient été petits banquiers, commerçants ou orfèvres, les Oppermann étaient établis en Allemagne depuis des temps immémoriaux. L’arrière-grand-père de ceux d’aujourd’hui avait quitté Fürth en Bavière pour venir à Berlin. Dans les années 1870-1871, le grand-père, Immanuel Oppermann, était l’un des fournisseurs les plus importants de l’armée allemande opérant en France ; dans un document à présent encadré et fixé au mur du bureau du directeur du magasin, le maréchal Moltke certifiait en quelques mots que M. Oppermann avait rendu de grands services à l’armée. Quelques années plus tard, il avait fondé les Meubles Oppermann, une entreprise qui, grâce à la standardisation de ses produits, fabriquait du mobilier pour la petite-bourgeoisie à des prix avantageux. Immanuel Oppermann aimait ses clients, il sondait leur cœur, les amenait à révéler leurs désirs secrets, leur créait de nouveaux besoins, les satisfaisait. On se racontait un peu partout ses saillies joviales où le bon sens berlinois se mêlait tranquillement à un bienveillant scepticisme personnel. Il devint un personnage populaire à Berlin et bientôt au-delà. Choisir plus tard son portrait comme image de marque pour les Meubles Oppermann n’avait rien de prétentieux de la part de ses petits-enfants. Fort de ses multiples liens solides avec la population, il avait pu contribuer à faire de l’émancipation des juifs allemands, qui n’existait jusqu’alors que sur le papier, une véritable réalité : à faire de l’Allemagne une vraie patrie pour les juifs.

Le petit Gustav avait encore bien connu son grand-père. Il allait trois fois par semaine dans son appartement du centre de Berlin, Alte Jacobstraße. Profondément gravée dans sa mémoire, l’image de ce monsieur plutôt corpulent coiffé de la kippa, bien calé dans son fauteuil noir à oreilles, un livre à la main ou sur les genoux, un verre de vin souvent à sa portée, lui inspirait un sentiment de familiarité respectueuse. Dans l’appartement du grand-père, il se sentait soumis et pourtant à son aise. Il pouvait fouiller tout à loisir dans l’immense bibliothèque : c’est là qu’il avait appris à aimer les livres. Le grand-père ne rechignait pas à expliquer au garçon ce qu’il ne comprenait pas dans ses lectures, ses yeux endormis se plissaient d’un air malicieux et entendu, si bien qu’on se demandait toujours s’il plaisantait ou s’il était sérieux. Gustav ne perçut jamais aussi clairement par la suite que ces livres renfermaient un mensonge, mais un mensonge plus vrai que la réalité. Si l’on interrogeait le grand-père, on obtenait des réponses qui semblaient ne pas se rapporter au sujet, alors qu’en définitive elles étaient bel et bien les réponses aux questions, et même les seules justes.

Planté aujourd’hui devant le portrait, Gustav Oppermann y voyait tout cela sans même y penser. Retrouver dans les yeux peints du vieil homme sa sagesse bienveillante et malicieuse le faisait se sentir tout petit, mais protégé.

Peut-être n’était-il pas à l’avantage de l’autre tableau, celui de Sybil Rauch, d’avoir à présent ce pendant ? Quelle question ! Son talent et sa technique rendaient André Greid dix fois supérieur au vieil Alexander Joels si simple. La toile présentait une grande surface blanche : sachant que le portrait devait être suspendu sur ce mur clair, l’artiste avait choisi de faire jouer à toute la paroi un rôle d’arrière-plan. Sybil Rauch s’y détachait, vive et volontaire. Elle se tenait debout, mince, décidée, une jambe légèrement avancée. Un visage gracile au-dessus du long cou. Sous le front haut, étroit et têtu, un regard enfantin vous fixait hardiment. Les pommettes saillaient. Le bas du visage allongé, légèrement en retrait, dessinait un menton juvénile. C’était un portrait sans complaisance, très expressif. “Expressif jusqu’à la caricature”, se plaignait Sybil Rauch quand elle était de mauvaise humeur. Mais il ne cachait rien non plus de ce qui faisait son charme. La femme du tableau paraissait sa trentaine, mais elle avait pourtant l’air d’une enfant intelligente et résolue. Résolument soucieuse de son intérêt personnel, se dit Gustav Oppermann, influencé par l’autre portrait.

Cela faisait maintenant dix ans que Gustav avait fait la connaissance de Sybil. Danseuse à l’époque, elle avait beaucoup de fantaisie, peu de sens du rythme, mais un certain succès. Elle avait de l’argent, menait une vie agréable, choyée par une mère indulgente et avisée. Singulier contrepoint à l’intelligence fine et précoce de la gracieuse jeune fille, sa naïveté d’Allemande du Sud séduisit Gustav. Elle se sentit flattée de l’inclination manifeste de ce monsieur en vue, reconnu. Une intimité exceptionnelle naquit bientôt entre la jeune fille et l’homme de vingt ans son aîné. Il était à la fois son amant et son oncle. Il se montrait sensible à chacune de ses humeurs, elle pouvait s’ouvrir à lui sans réserve, profiter de ses conseils réfléchis, judicieux. Il lui avait fait comprendre avec tact que ses lacunes en musique ne lui permettraient jamais de trouver un véritable accomplissement dans la danse. Elle l’admit, s’engagea rapidement sur une autre voie, se forma sous sa direction au métier d’écrivain. Elle savait s’exprimer de manière vive, originale, les journaux publiaient volontiers ses chroniques et ses petites nouvelles. Lorsque sa fortune fondit avec les bouleversements économiques en Allemagne, elle put subvenir pour une bonne part à ses besoins grâce aux revenus que lui procurait l’écriture. Gustav, lui-même sans talent créateur, mais bon critique, l’encourageait de ses conseils précieux, empressés, et ses nombreuses relations contribuaient à assurer à Sybil de bons débouchés. Ils avaient souvent songé à se marier, elle sans doute plus que lui. Mais elle comprit qu’il préférait ne pas figer leur liaison en la légalisant. Tout compte fait, ce furent dix bonnes années, pour elle comme pour lui.

Dix bonnes années ? Disons des années agréables, pensa Gustav Oppermann tout en contemplant le portrait de l’aimable enfant, intelligente et volontaire.

Et soudain lui revint à l’esprit la lettre, la lettre non ouverte sur le grand bureau, la lettre d’Anna. Avec Anna, ce n’auraient pas été dix années agréables, ç’auraient été des années de disputes et d’émotions fortes. Mais en revanche ce matin, s’il avait été avec Anna, il n’aurait guère eu besoin de se demander que faire de son hiver au cas où l’on refuserait sa biographie de Lessing. Il aurait parfaitement su que faire et où aller, il aurait eu probablement tant de tâches à accomplir qu’il aurait demandé en geignant qu’on veuille bien ne pas le distraire avec Lessing.

Non, il a en horreur cette agitation frénétique qu’il observe chez nombre de ses amis. Il aime son oisiveté honnêtement occupée. Il est bon d’être là dans sa belle maison, avec ses livres, un revenu assuré, face aux collines recouvertes de pins de Grunewald. Il a bien fait de rompre autrefois, au bout de deux ans, avec Anna.

Est-ce lui qui a rompu ou bien elle ? Il n’est pas simple de s’y retrouver dans l’histoire de sa propre vie. Une chose est sûre, il regretterait qu’Anna disparaisse complètement de son existence. Lorsqu’ils se rencontrent, il demeure certes toujours un peu d’amertume entre eux. Anna est si querelleuse. Elle a une façon si directe et abrupte de pointer la moindre erreur, la plus petite faiblesse. Chaque fois qu’il s’apprête à la voir ou même à la lire, il a le sentiment de se présenter devant un tribunal.

Il saisit le coupe-papier et ouvre d’un seul coup la lettre qu’il tient à la main. Son large visage tout entier tendu, ses épais sourcils froncés creusant de profondes rides verticales au-dessus de son grand nez, il lit.

En quelques mots, Anna lui adresse ses vœux chaleureux. De sa belle écriture régulière, elle l’informe qu’elle a prévu de prendre ses congés fin avril et qu’elle serait heureuse de passer ces quatre semaines avec lui. S’il désire la rejoindre, qu’il veuille bien lui faire des suggestions de lieux.

Les traits de Gustav se détendent. Il redoutait cette lettre. Or, c’est une bonne lettre. Anna n’a pas la vie facile. Secrétaire de direction à l’usine d’électricité de Stuttgart, elle est très prise par son travail, et sa vie privée se concentre dans ses quatre semaines de vacances. Qu’elle lui offre de les partager prouve qu’elle n’a pas renoncé à lui.

Il relit la lettre. Non, Anna n’a pas tiré un trait sur lui, elle lui dit oui. Il met tout son cœur à fredonner faux, de sa voix grave, la mélodie ardue de ce matin. Il pose un regard mi-conscient, mi-machinal sur le portrait d’Immanuel Oppermann. Il est aux anges.

 

Pendant ce temps, Martin Oppermann est en route pour le magasin. La maison de Gustav est située Max-Reger-Straße, à la limite de Grunewald et de Dahlem. La maison mère des Oppermann se trouve Gertraudtenstraße, en plein centre. Il va falloir au moins vingt-cinq minutes au chauffeur Franzke pour s’y rendre. Si tout va bien, Martin sera à onze heures dix au bureau ; s’il n’a pas de chance avec les feux, à onze heures et quart seulement. Il a fixé rendez-vous à Heinrich Wels à onze heures. Martin n’aime pas faire attendre. Et faire attendre Heinrich Wels lui est d’autant plus pénible que leur entretien n’aura déjà rien de plaisant.

Martin se tient tout raide dans sa voiture, sans s’appuyer au dossier, une pose aussi dépourvue d’élégance que de naturel. Les Oppermann ont une silhouette massive. Edgar, le médecin, est le plus mince. À force de faire de l’exercice, Gustav a perdu un peu de poids. Mais Martin, lui, n’a pas le temps pour ce genre de choses. C’est un homme d’affaires, un père de famille, il a des obligations de toutes sortes. Il se tient bien droit, sa grande tête légèrement projetée vers l’avant, les yeux clos.

Non, l’entretien avec Heinrich Wels ne va pas être plaisant. Il est rare aujourd’hui que les affaires soient riantes. Il n’aurait pas dû faire attendre Wels. Il aurait pu remettre le portrait à Gustav ce soir au dîner, il n’était pas indispensable de le lui porter ce matin. Il aime beaucoup Gustav tout en l’enviant. Pour Gustav, la vie est facile, trop facile. Même pour Edgar, le médecin. Martin, lui, a dû reprendre seul la succession d’Immanuel Oppermann. En ces temps de crise et d’antisémitisme croissant, il est diablement difficile d’assumer dignement cet héritage. Martin ôte son chapeau melon, passe la main dans ses cheveux noirs clairsemés, pousse un léger soupir. Il n’aurait pas dû faire attendre Heinrich Wels.

On atteignait la Dönhoffplatz grouillante de monde. On n’allait pas tarder à arriver enfin. La maison apparaissait déjà. Serrée entre les autres, elle s’élevait, étroite, désuète, mais solide, construite il y a longtemps et pour longtemps, inspirant confiance. La voiture longea les quatre grandes vitrines, s’arrêta devant l’entrée principale. Martin aurait bien aimé bondir hors de l’habitacle, mais il se retint, il tenait à sa dignité. Le vieux portier Leschinsky se mit au garde-à-vous avant d’actionner la porte-tambour. Comme chaque jour, Martin Oppermann porta un doigt à son chapeau. August Leschinsky était déjà dans la maison du temps d’Immanuel Oppermann, il était au courant de la moindre chose. Nul doute qu’il savait que Martin était allé féliciter son frère Gustav pour son cinquantième anniversaire. Le vieux admettrait-il son retard pour ce motif ? Le visage de Leschinsky, avec sa moustache aux poils gris et drus, était toujours renfrogné. L’homme avait une allure toujours raide. Aujourd’hui, son maintien était particulièrement gourmé et guindé : il approuvait la conduite du patron.

Martin en était moins satisfait que son portier. Il emprunta l’ascenseur jusqu’au troisième étage pour rejoindre son bureau. Passa par l’entrée de derrière. Il ne voulait pas voir Heinrich Wels en train d’attendre.

Le portrait du patriarche était accroché au mur du bureau, comme dans toutes les maisons Oppermann. Il eut un pincement au cœur à l’idée que ce n’était plus l’original mais une copie. Bien sûr, peu importait au fond que l’original soit ici ou chez Gustav. Gustav savait certainement mieux l’apprécier, il avait plus de temps pour cela, le tableau était mieux exposé chez lui, et en définitive, Gustav y avait droit au premier chef. Mais il était tout de même mal à l’aise de ne plus avoir l’original sous les yeux.

La secrétaire entra avec le courrier des fondés de pouvoir. Des signatures à donner. Des appels à passer. Ah, et puis M. Wels attendait. On lui avait fixé rendez-vous pour onze heures. “M. Wels est là depuis longtemps ?” “Une petite demi-heure.” “Priez-le d’entrer.”

Martin Oppermann avait l’habitude de se tenir bien droit sur son siège, il n’avait pas besoin de prendre la pose. Mais il n’était pas en forme aujourd’hui pour cet entretien. Il avait soigneusement préparé la réponse qu’il voulait donner à Wels, il en avait discuté tous les détails avec ses fondés de pouvoir Brieger et Hintze. Avant tout, il fallait ne pas indisposer Wels, c’était une affaire de nuances, quelle malchance de l’avoir fait attendre.

L’affaire était la suivante. Au départ, Immanuel Oppermann ne fabriquait pas lui-même les meubles qu’il vendait, il les faisait faire par Heinrich Wels senior, un jeune artisan sur lequel il pouvait compter. Une fois fondées les filiales berlinoises de Steglitz et de la Potsdamer Straße, la collaboration avec Wels devint plus difficile. Wels était fiable, mais il se trouvait contraint de facturer cher son travail. Peu après la mort d’Immanuel Oppermann, à l’instigation de Siegried Brieger, l’actuel fondé de pouvoir, on confia d’abord la réalisation d’une partie des meubles à des manufactures moins chères, et une fois la direction de l’entreprise entre les mains de Gustav et de Martin, on lança une fabrique propre. Pour certains travaux plus délicats, telles les pièces uniques, on continuait de faire appel à Wels comme avant, mais la plupart des meubles de la maison, laquelle s’était adjoint entre-temps une nouvelle filiale à Berlin et cinq autres en province, sortaient désormais des ateliers Oppermann.

Heinrich Wels junior considérait cette évolution avec aigreur. Âgé de quelques années de plus que Gustav, c’était un homme travailleur, sérieux, opiniâtre, à l’esprit lent. Il rattacha à ses ateliers plusieurs magasins, des entreprises modèles qu’il dirigea avec le plus grand soin pour pouvoir s’affirmer contre les Oppermann. Mais il n’y parvint pas. Ses prix ne pouvaient pas concurrencer ceux des meubles Oppermann standardisés. Une foule de gens connaissaient le nom Oppermann ; la marque de fabrique des Oppermann, le portrait d’Immanuel, était célèbre jusque dans les provinces les plus reculées, le slogan désuet et vieillot de leurs réclames “Acheter chez Oppermann, c’est acheter solide et bon marché”, faisait figure de maxime. Partout dans le Reich, des Allemands travaillaient sur des bureaux Oppermann, mangeaient à des tables Oppermann, s’asseyaient sur des sièges Oppermann, dormaient dans des lits Oppermann. On jouissait sans doute d’un plus grand confort dans les lits Wels, et les tables Wels étaient d’une fabrication plus durable. Mais on préférait investir moins d’argent, même si les biens acquis étaient peut-être un peu moins robustes. C’est ce qu’Heinrich Wels ne parvenait pas à comprendre. Cela rongeait son cœur d’artisan. L’Allemagne avait-elle perdu tout sens du solide ? Ces acheteurs égarés ne voyaient-ils pas que chacune de ses tables à lui, Wels, avait demandé dix-huit heures de travail manuel, tandis que le fourbi des Oppermann sortait d’usine ? Ils ne le voyaient pas. Tout ce qu’ils voyaient, c’est qu’une table coûtait cinquante-quatre marks chez Wels et quarante chez Oppermann, et ils achetaient chez Oppermann.

Heinrich Wels ne comprenait plus rien à rien. Son aigreur allait croissant.

Certes, ces dernières années, les choses s’arrangeaient. Un mouvement s’affirmait et répandait l’idée que l’artisanat était bien plus conforme au caractère du peuple allemand que la fabrication en chaîne aux normes internationales. Ce mouvement se proclamait national-socialiste. Il disait au grand jour ce qu’Heinrich Wels avait senti depuis longtemps, à savoir que les magasins juifs et leurs méthodes de vente roublardes étaient responsables de la décadence de l’Allemagne. Heinrich Wels s’engagea de tout son cœur dans le parti et devint responsable de district. Il vit avec satisfaction le mouvement gagner du terrain. Certes, les gens préféraient toujours acheter des tables moins chères, mais au moins ils pestaient en même temps contre les Oppermann. Le parti réussit aussi à imposer des taxes plus élevées aux grands magasins, ce qui obligea peu à peu les Oppermann à réclamer quarante-six marks au lieu de quarante pour des tables que Wels vendait à cinquante-quatre marks.

Des libelles hostiles aux juifs affluaient dans chacune des neuf maisons Oppermann ; la nuit, leurs vitrines se couvraient d’inscriptions anti-juives ; des clients de longue date désertaient. On devait maintenir les prix au moins dix pour cent plus bas que ceux du concurrent non juif ; s’ils étaient inférieurs de cinq pour cent seulement, il y avait des gens qui allaient chez le chrétien. Sous la pression du parti national-socialiste en plein essor, les autorités se montraient de plus en plus tatillonnes. Heinrich Wels avait l’avantage. La différence entre le prix de ses produits et celui des Oppermann s’amenuisait.

En dépit de tout cela, les Meubles Oppermann maintenaient toutes les apparences de bonnes relations avec la maison Wels. À l’instigation de Jacques Lavendel et du fondé de pouvoir Brieger, on suggéra même à Wels de faire des propositions en vue d’une fusion ou tout au moins d’une collaboration plus étroite entre les deux firmes. Si la transaction pouvait aboutir, l’entreprise Oppermann serait libérée du stigmate de maison juive et Wels lui étant associé, certaines mesures administratives seraient sûrement appliquées avec beaucoup moins de rigueur.

Se voir devancé par les Oppermann avait touché Heinrich Wels dans son orgueil personnel bien plus encore que dans sa soif de profit. Il jubilait aujourd’hui de voir ses ateliers gagner toujours plus de terrain. Et voilà même qu’il avait reçu, après quelques approches verbales du fondé de pouvoir Brieger, un courrier tout à fait courtois de l’entreprise Oppermann : on avait entendu dire qu’il aurait certaines propositions à faire en vue d’une association encore plus satisfaisante. La firme était très intéressée et le conviait à une prise de contact personnelle, le 16 novembre à onze heures, dans le bureau du directeur de la maison, Gertraudtenstraße.

Heinrich Wels attendait donc dans l’antichambre de la direction. C’était un homme de forte stature, au visage franc, aux traits durs, au front large marqué de rides. Un homme probe, attaché à la précision. En l’occurrence, qui avait donc approché l’autre ? Lors d’une réunion de l’association des fabricants de meubles, c’est le fondé de pouvoir Brieger qui lui avait parlé des difficultés croissantes de la firme. Brieger lui avait tout bonnement suggéré certaines questions. Allez savoir qui avait approché qui ! Quoi qu’il en soit, il était là avec une proposition, certes pas désavantageuse pour lui, mais vraisemblablement bien plus avantageuse encore pour l’autre partie.

Or ils ne voulaient manifestement pas l’admettre. Il jeta un coup d’œil à la pendule. Il avait été officier de réserve, engagé sur le front pendant toute la guerre, il avait appris la ponctualité à l’armée. Il était arrivé quelques minutes avant onze heures. Et voilà que cette insolente racaille le faisait attendre. Onze heures dix. Son visage dur s’assombrit. S’ils le font lanterner encore dix minutes, il s’en va, ils n’auront qu’à se démerder tout seuls.

À qui va-t-il avoir affaire ? Heinrich Wels a beau n’être pas fin connaisseur de la nature humaine, il sait parfaitement où sont les gens susceptibles d’être favorables à son projet et où sont ses adversaires dans la maison Oppermann. Gustav et Martin Oppermann sont d’une arrogance insupportable, de vrais juifs, on ne peut guère s’entendre avec eux. Le fondé de pouvoir Brieger est une synagogue à lui tout seul, mais avec lui, il y a moyen de causer. Sans doute vont-ils le toiser à cinq ou six, peut-être même auront-ils fait venir leur conseiller juridique. Il est sûr qu’ils ne vont pas lui faciliter la tâche, il va lui falloir lutter seul contre la supériorité du nombre. Peu importe ! Il va y arriver.

Onze heures vingt. Il attend encore cinq minutes. Ils vont le faire poireauter jusqu’à ce qu’il prenne racine. Encore cinq minutes et il considérera ses propositions comme caduques, allez vous faire voir, messieurs.

Onze heures vingt-cinq. Il connaît maintenant par cœur le numéro du Marchand de meubles posé sur la table. Ils ont l’air de délibérer drôlement longtemps, à la direction. Est-ce bon signe ? Et même pas de secrétaire qu’il pourrait envoyer se renseigner ! C’est un scandale. Mais il le leur fera payer.

Onze heures vingt-six. On le prie d’entrer.

Martin Oppermann est seul. Heinrich Wels préférerait tout à coup avoir affaire à cinq ou six personnes. Ce Martin est le pire. C’est avec lui qu’on a le plus de mal à s’arranger.

Martin Oppermann se leva à l’entrée de M. Wels. “Je vous prie de m’excuser de vous avoir fait attendre”, dit-il poliment. Il avait eu en fait l’intention d’être encore plus courtois en expliquant la raison de son retard. Mais comme toujours, la grande figure aux traits durs de Wels l’insupporta et il s’en dispensa.

“Hélas, le temps est la seule chose dont un homme d’affaires peut aujourd’hui disposer à l’excès”, rétorqua M. Wels de son ton maussade et grinçant.

Sérieux et concentré, Martin Oppermann posa son regard endormi sur l’homme de haute stature assis en face de lui. Il s’efforça d’adopter un ton aussi aimable que possible. “J’ai longuement et mûrement réfléchi à vos propositions, cher monsieur Wels, dit-il. En principe, nous sommes disposés à y donner une suite favorable, malgré nos nombreuses réserves. Nos bilans sont meilleurs que les vôtres, monsieur Wels, mais ils ne sont pas satisfaisants, je vous le dis franchement. Pas satisfaisants du tout.” Il ne regardait pas M. Wels, il levait les yeux vers le portrait d’Immanuel Oppermann et regrettait que ce fût une copie. Il n’employait pas le ton qui convenait envers cet homme offensé, amer. Il se disait qu’on n’était pas forcé de s’entendre dès aujourd’hui avec Wels. La situation politique semblant apaisée, ce ne serait sans doute même pas nécessaire avant des mois, des années. Mais on n’avait aucune certitude, la prudence s’imposait, la seule tactique possible consistait à temporiser, à ménager Wels. Or Martin menait fort mal cet entretien, le vieil Immanuel aurait certainement mieux su s’y prendre avec cet homme dur, obtus.

  1. Wels lui aussi était insatisfait. On n’avancerait pas de la sorte. “Mes affaires ne vont pas bien, dit-il, les vôtres non plus. Entre gens de bonne compagnie, nous pouvons bien nous l’avouer.” Il grimaça un sourire tandis que ces paroles aimables, prononcées de sa voix sourde, résonnaient de façon sinistre.

On aborda les détails. Martin sortit son lorgnon, dont il se servait très rarement, le nettoya machinalement. M. Oppermann avait décidément du mal aujour­d’hui à supporter M. Wels et c’était réciproque. Ils se trouvaient l’un l’autre arrogants, la rencontre était un supplice pour tous les deux. M. Wels estimait que les Oppermann ne parlaient pas sérieusement. Ce qu’ils voulaient, c’était se lancer dans une expérience qui les engageait fort peu en fusionnant deux de leurs filiales, l’une berlinoise et l’autre provinciale, avec deux entreprises Wels équivalentes. Cela n’intéressait pas M. Wels. Si l’affaire tournait mal, les Oppermann perdraient deux de leurs huit filiales, ce qu’ils pouvaient encaisser, alors que lui en perdrait deux sur trois et serait rincé.

“Je vois que je me suis trompé”, dit M. Wels d’un ton acerbe. “Je pensais à un accord. À une trêve”, se reprit-il avec un rictus de fureur. Le corpulent Martin Oppermann lui assura d’un ton courtois, affable, qu’il n’était nullement question pour lui de considérer les négociations comme un échec. Il était sûr qu’il suffirait de quelques échanges plus approfondis pour parvenir à une entente.

  1. Wels haussa les épaules. Il s’était convaincu que les Oppermann étaient au bout du rouleau. Or il s’avérait qu’eux-mêmes le tenaient pour ruiné. Ils voulaient lui servir un amuse-bouche et dévorer tout seuls le menu complet. Il partit, l’air lugubre et furieux.

“Que ces messieurs prennent garde à ne pas s’en mordre les doigts”, se dit-il en empruntant l’ascenseur pour descendre. Non seulement il le pensa, mais il le dit même à mi-voix. Le liftier dévisagea avec surprise cet homme sinistre.

[1] Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, livre 7, chapitre 3, Jarno à Wilhelm. (Toutes les notes sont de la traductrice.)

 

Lion Feuchtwanger est né en 1884 à Munich, il est un grand écrivain allemand du XXe siècle. Issu d’une famille de la bourgeoisie juive, il obtient le titre de docteur en philosophie en 1907. Dès les années 1920, ses grands romans historiques lui assurent une place de premier plan sur la scène littéraire allemande et internationale. En 1933, il s’installe en France après que Hitler l’a privé de sa nationalité, a confisqué ses bien et interdit ses livres. Avec Bertolt Brecht, il publie le journal Das Wort, la plus importante publication antifasciste des écrivains émigrés allemands. Pendant la guerre, il est interné au camp des Milles. Après avoir réussi à s’échapper, il se réfugie aux États-Unis, où il poursuit sa carrière littéraire et meurt en 1958.

Bibliographie