Publication : 20/08/2009
Pages : 280
Grand Format
ISBN : 978-2-86424-689-3

L'Etoile rouge et le poète

Alicia DUJOVNE ORTIZ

ACHETER GRAND FORMAT
18 €
Titre original : Las muñecas rusas
Langue originale : Espagnol
Traduit par : Claude de Frayssinet

En 1947, à Paris, un jeune poète uruguayen se laisse séduire par une femme entreprenante, l’épouse et la ramène à Montevideo. Elle se nomme Africa de las Heras, elle a fait la guerre d’Espagne à la tête de miliciens. Elle est chargée par le KGB de monter un réseau pour introduire des espions soviétiques aux USA. Qui pourrait soupçonner l’épouse espagnole d’un poète anticommuniste déclaré ?
A Montevideo, Africa est une couturière à la mode qui cache son poste émetteur radio au milieu des machines à coudre, l’antenne parmi les cordes à linge. Pendant la guerre, la capitaine des milices a été parachutée sur les lignes allemandes, elle a aussi été secrétaire de Trotski et fiancée de son assassin. Depuis son bureau moscovite son officier traitant la manipule au gré des besoins de la Cause et écrit un roman délirant entre un poète fasciné par le pouvoir des objets et une femme extraordinaire, émouvante, impitoyable.
Cette rencontre improbable entre deux êtres incompatibles nous raconte aussi le régime stalinien, le contrôle absolu et le soupçon permanent. Avec la complicité d’une réalité plus folle que toutes les fictions, mêlant documentation rigoureuse et sens de l’humour, Alicia Dujovne-Ortiz construit un roman passionnant.

  • Ce roman très documenté présente une vision à la fois prenante et maîtrisée de ce que furent les systèmes soviétiques de renseignements. Le mode d’exposition choisi est polyphonique : Alicia Dujovne-Ortiz nous présente, par touches successives non chronologiques, la cohérence des motivations et la force des "impossibilités" propres à chacun des différents acteurs de cette tragi-comédie humaine.(Page des libraires)

    Jean-Marc Dutrieux

Trois messieurs uruguayens fort respectables discutent sur une place de Montevideo. Le premier qui vient de flairer subti­le­ment la réalité a un nez d’une extrême finesse, le deuxième arrondit les lèvres en s’efforçant de faire ressortir le f d’un prénom – qui se coince parfois –, tout en imprimant à ses paroles, en bon francophile, les sons aigus requis pour énoncer un raisonnement logique, et le troisième, qui a les yeux bleus, sourit comme s’il avait passé sa vie entière pieds nus sur une plage. Ce sont trois messieurs d’un certain âge, bien habillés, bien nourris, fort instruits, aimables, et maintenant perplexes. Nous sommes en 1994. Ils discutent depuis des heures et ils savent pertinemment qu’ils continueront de le faire jusqu’à la fin.
Ils viennent d’apprendre la nouvelle qui brise leur vie. Si l’éclair de la révélation ne les blesse pas au plus profond, c’est qu’ils ne sont pas les protagonistes de l’histoire, mais les témoins. Leur condition de témoin accentue peut-être leur malaise et leur responsabilité. S’ils étaient les protagonistes, ils souffriraient ; étant dépositaires d’une chose inimaginable, ils doivent réfléchir attentivement.
Ils ont été les acteurs choisis pour un spectacle monté loin de chez eux. L’amie espagnole n’était pas celle qu’ils croyaient. Ils s’étaient déjà perdus en conjectures après qu’elle eut disparu sans laisser de traces, quelques années auparavant. L’un d’eux avait même essayé de suivre ses pas, sans succès, évidemment. Rien ne peut être comparé à cette nouvelle qui leur explose à la figure. Il serait presque plus simple de se sentir trahis, mais ils ne le peuvent pas. Si on insistait, ils confesseraient que, dans le fond, la plaisanterie dont ils ont été les victimes les amuse. Cette nouvelle ne diminue pas leur affection, ni – l’homme au nez subtil tient à le souligner – leur franche admiration.
Les trois hommes sont d’accord sur un point : un travail de réflexion sans fin les attend. Dorénavant, leur tâche consistera à reconstruire l’histoire avec les éléments dont ils disposent, qui sont peu nombreux. Et à répondre à cette question qui leur fait mal : ils savent bien que l’amour était un masque, mais l’amitié qu’elle leur a prodiguée abritait-elle quelque sincérité ?


AFRICA REPETE A MOSCOU

Elle se regardait dans le miroir, souriant à son teint olivâtre, à ses yeux bruns, à son profil aplati comme un museau de vache, à sa tête encadrée par des rouleaux de cheveux noirs un peu rêches, à son double menton en gestation. Elle articulait lentement pour imprimer le texte dans sa tête. Elle récitait. Elle parlait pour le miroir et pour un interlocuteur imaginaire, pour lequel elle se déhanchait de temps en temps en altérant sa voix, comme si son intention de le séduire s’accompagnait d’une certaine obliquité.
C’était un discours de présentation. Sitôt ce dernier pro­noncé pour de vrai, devant son véritable destinataire, elle changerait de vie, de travail, de pays. Son nom ? María Luisa. Son métier, sa situation ? Couturière, veuve, née à Ceuta, réfugiée républicaine de la guerre civile, domiciliée à Passy, un quartier élégant de Paris où elle dessinait des modèles exclusifs pour une clientèle choisie. Ses rêves ? Visiter Montevideo, avec dans la tête la mer et les palmiers de son Maroc natal. Et, pour finir, quelle impression lui laissaient les récits de Felisberto (ainsi s’appelait le personnage illusoire du miroir chimérique) ? La réponse à cette question était suivie d’un nouveau mur­mure, d’un déhanchement plus prononcé. Ses récits lui plaisaient. Pour être plus précis, l’unique récit qu’elle avait lu lui avait plu, Le cheval perdu, tombé par hasard entre ses mains, mais elle ne prétendait pas le comprendre de bout en bout, car elle n’était pas écrivain et n’entendait rien à la littérature.
La phrase concernant ses capacités littéraires lui avait valu une discussion avec son chef. Non pas à visage découvert, mais par personne interposée : les émissaires à la mine contrite de l’homme invisible à qui la récitante avait donné un nom de corrida, Olé. Non qu’elle fût incapable de prononcer Oleg, mais c’était le prétexte avancé : une petite vengeance après qu’il eut refusé de la voir depuis son arrivée à Moscou.
En regardant le contenu du dossier que les émissaires venaient de lui remettre, avec toujours ces mêmes gestes austères, comme s’ils lui administraient le saint sacrement, Africa (c’était son vrai nom, donné sur les fonts baptismaux, bien que difficile à croire, comme si chez elle le vrai sonnait faux), Africa avait lentement levé les yeux de ses notes et, ravie de les prendre en défaut, elle avait dit :
– Là-dedans on ne me dit rien concernant la dernière femme de ce Felisberto.
L’agent qui faisait la liaison entre Olé et Africa devint violet de rage. Trop tard, marmonna-t-il. Se renseigner prendrait du temps. Elle ne disposait que de quatre mois pour mener à bien sa mission.
Africa resta ferme sur sa position : ne pas connaître les détails sur la dernière épouse pourrait tout compromettre. Eux-mêmes ne lui avaient-ils pas appris à conquérir un mari en prenant le contre-pied de l’épouse ?
Le dossier contenait l’essentiel :
“Felisberto Hernández. Né à Atahualpa, Montevideo, Uruguay, en 1902. Fils de Prudencio Hernández González, originaire des Canaries, entrepreneur, et de Juana Hortensia Silva, surnommée Calita. Il a fait des études musicales et gagne difficilement sa vie en jouant du piano dans des cinémas et des bars de province. Deux mariages, le premier avec María Isabel Guerra, le second avec Amalia Nieto, deux divorces, deux filles. Il a publié quelques livres. Il commence à se faire connaître comme auteur de nouvelles. C’est un anticommu­niste convaincu. Actuellement il se trouve à Paris avec une bourse octroyée par l’ambassade de France en Uruguay, par l’intermédiaire du célèbre écrivain franco-uruguayen Jules Supervielle. La bourse prend fin en mai 1948. Il est logé à l’hôtel Rollin, 18 rue de la Sorbonne. Nous conseillons d’agir vite.”
Quelques heures après sa requête, et toujours avec cette tête d’enterrement qui était la norme, ils lui apportèrent le renseignement demandé : l’écrivain était en train de se séparer de Paulina Medeiros, une poétesse appartenant au parti communiste uruguayen qui écrivait des poèmes révolution­naires pleins de fougue. Les idées de Paulina n’enchantaient absolument pas Felisberto. Allure de la poétesse ? Elle s’était passablement arrondie ces derniers temps.
Avec ça elle fut satisfaite. Si l’autre était une intellectuelle grassouillette et exaltée, elle devrait se présenter devant Felis­berto comme une femme avenante, moyennement cultivée et sans idées marquées.
Elle recula pour mieux se regarder. Depuis le miroir, l’Andalouse basanée aux formes épanouies mais à la taille mince lui envoya son sourire malin et maternel. Elle conservait ça, heureusement : ils n’avaient rien changé à sa façon de sourire. Ils lui avaient juste demandé d’accentuer sa manière de pencher la tête, comme si elle ne pouvait jamais dire non. Une femme d’une étrange mansuétude, du moins pour qui ne saisissait pas l’ironie. Pour ses chefs, qui captaient peu cette forme d’ironie, c’était sa plus grande qualité. C’est la raison pour laquelle ils lui réservaient des missions où il fallait qu’elle se glisse de côté, avec docilité, et qu’elle s’adapte à tout comme si elle était liquide.
La discussion la plus dure avec les envoyés du chef n’avait pas porté sur la dernière femme, mais sur la lecture des nou­velles. Africa voulait lire absolument tout ce que Felisberto avait écrit. Olé en personne s’y était refusé en arguant que Felisberto pourrait se demander pourquoi une couturière d’une quarantaine d’années, originaire de Ceuta, s’était ingé­niée à connaître sur le bout du doigt l’œuvre d’un Uruguayen inconnu. Il lui faudrait mettre en avant une multitude de hasards (le livre était tombé entre ses mains grâce à la belle-sœur du frère de… elle verrait bien de qui ; en tout cas, il était de son ressort d’inventer quelque chose) et lire ce que tout hispanisant lirait s’il se trouvait alors à Paris, où résidait Felisberto Her­nández grâce à une bourse, bichonné par le poète Jules Supervielle. Une nouvelle seulement, lui faisait dire Olé.
Elle connaissait la chanson par cœur : quand on mentionne devant toi ce qu’on ignore que tu sais, tes yeux te trahissent. Elle insista :
– Quoi de mieux que de lire ses œuvres de A à Z pour l’étudier tout à mon aise ? Et elle ajouta, sans espoir qu’ils attachent quelque impor­tance à ses paroles : mes yeux ne disent jamais ce que je leur interdis de dire.
Effectivement ils n’y firent pas attention. Olé se tenait sur ses gardes. Pour obtenir des informations sur Paulina, il avait été obligé de mêler une taupe de Montevideo à cette histoire. Et il avait été contrarié d’apprendre que Paulina était membre du Parti. Il convenait de laisser le Parti en dehors de ça. Africa avait fait parvenir sa requête et la réponse ne s’était pas fait attendre. En message codé. Inutilement mystérieuse. Comme si le chef, après l’eau qui avait coulé sous les ponts, se plaisait encore à lui communiquer des énigmes et des sermons.
Elle lut cette réponse en soupirant. Elle connaissait égale­ment ce trait par cœur : les Russes se méfiaient du “tempérament” espagnol. Ils vivaient en se gargarisant de ce satané tempéra­ment. Au Mexique, Ramón était toujours prisonnier, il supportait les coups sans rien dire, mais à Moscou on conti­nuait de traiter les Espagnols comme des gamins. “Crois-moi, lui écrivait Olé, les yeux des Espagnols ne se vident jamais autant que les nôtres.”

Quand elle commença à ruminer la nouvelle de l’Uru­guayen, elle le remercia presque. C’était comme mâcher de l’étoupe. C’était l’histoire d’un cheval qui traversait le récit sans qu’on sache d’où il sortait et où il allait. Mais comme Olé avait souligné des passages en rouge, Africa sauta des para­graphes entiers, ne s’arrêtant que pour lire les passages sou­li­gnés. Elle remarqua aussitôt une chose : le chef avait déchiffré le récit de Felisberto pour elle, comme il aurait décodé un message.
De toute façon l’histoire ne valait rien. Ce Felisberto déli­rait. Il est vrai qu’elle aurait difficilement pu émettre une opinion. Elle n’avait jamais eu le temps de s’instruire avec des lectures, elle ne connaissait que les romans espagnols qui étaient autorisés au Sagrado Corazón de Madrid, et les romans soviétiques autorisés par cet autre Sacré-Cœur de Moscou où officiait Olé. Les livres défendus étaient, à Madrid, La hermana San Sulpicio, cette nonne gitane qui adorait danser des bulerías, et à Moscou, un roman d’Aleksandra Kollontaï, où une
belle femme solide qui avait été ambassadrice quelque part soutenait que l’amour était un verre d’eau. Elle avait lu ces deux romans en cachette, parce que les rabat-joie du premier collège n’aimaient pas le zapateo, par respect pour le Christ, et les bornés du second par obéissance à Lénine. Lénine avait dit que l’amour n’était pas un verre d’eau. C’était sans doute pour cette raison que, du jour où ils l’avaient emmenée hors d’Espagne, boire ce verre d’eau était devenu pour elle bien difficile.
Dans le récit souligné comme un message, un enfant attendait son professeur de piano dans un salon aux meubles sombres. Il y avait beaucoup de choses qui provoquaient en moi le désir de découvrir ou de violer des secrets, lui avait souligné Olé. Cet enfant violeur ne violait pas des femmes, comme il aurait pu le faire, mais des objets : des objets dissimulateurs, des objets liés à des actes mystérieux.
Plus loin, une marque au crayon rouge signalait des para­graphes sur… un crayon rouge. A cette différence que le crayon de Felisberto avait une gueule. Il était comme un cochon­net quand il tète, il s’accrochait voracement au blanc du papier, y laissait les petites empreintes fermes et accentuées avec son ongle court et remuait joyeusement sa longue queue rouge.
– Le cochonnet qui tète ce doit être lui, se dit Africa en riant sans le vouloir (ce qui était souligné lui apparaissait comme un clin d’œil ; il lui semblait parfois que son supérieur immatériel avait même de l’esprit). Il faut faire attention avec ce Felisberto, il est comme un enfant. Ce sont les pires.
Les phrases suivantes la confirmèrent dans ses intuitions : Certaines femmes voyaient l’enfant de Celina tandis qu’elles discutaient avec l’homme. Ces femmes le regardaient lui, pas moi. C’est lui qui les attira et qui les trompa en premier.
Africa n’avait pas la fibre maternelle. Du moins elle ne pensait pas l’avoir envers les hommes. Elle parcourut la suite, piaffant d’impatience, excitée et curieuse à la fois : L’homme les avait dupées avec les manières de l’enfant. Il s’agissait d’amours tardives, comme d’une lointaine ou légendaire perversité.
– Perversité, fit-elle au miroir. Je m’en doutais. Je me suis mise dans un beau pétrin.
Quelques lignes plus bas, dans un passage fermement souligné par le déchiffreur, un nouveau personnage surgissait, que ce fou d’Uruguayen appelait “l’associé”. Pas un associé en affaires, à qui on serre la main, mais quelqu’un sorti de ses entrailles, qui travaillait moitié-moitié avec lui.
Pour le reste, tout n’était que cachotteries. Et toujours à propos d’histoires tirées par les cheveux, jamais de faits réels vécus par les gens. Quand Felisberto, selon les marques d’Olé, disait dénoncer les secrets, il continuait à se référer à des choses, non à des personnes. Quand il ajoutait il n’avait pas besoin d’aller chercher les preuves, celles-ci venaient dissimulées derrière les soupçons, comme des vêtements derrière un drap, il ne s’agissait pas davantage d’un délit avec du sang véritable.
– Dénoncer, dénoncer, marmonna-t-elle, quelle âme de mouchard. Et tout ça pour un fauteuil ou une fenêtre qui lui paraissent suspects. On croirait qu’il est né pour croiser une espionne.
Ses interlocuteurs étaient toujours le miroir, accompagné d’une deuxième ou d’une troisième présence qui semblait se trouver à son côté, peut-être superposée à la fantasmagorie qui prenait les traits de Felisberto. Toujours est-il qu’elle avait l’air de les prendre comme une chose naturelle. Elle s’adressait alternativement à l’un et à l’autre, bavarde et exubérante. Si un visiteur imprévu l’avait observée dans son dos sans qu’elle le voie, il aurait compris que cette femme exagérait ses gestes par simple solitude.

Alicia DUJOVNE-ORTIZ est argentine. Elle vit à Paris depuis 1978. Elle a publié les romans La bonne Pauline et Mon arbre mon amant (Mercure de France, 1979 et 1980), L’Arbre de la gitane (Gallimard, 1992), Femme couleur tango et Anita (Grasset, 1998 et 2004), ainsi que les biographies: Maradona c’est moi et Camarade Carlos, Un agent du KGB en Amérique latine (La Découverte, 1993 et 2008), Eva Peron, La madone des sans-chemise et Dora Maar, prisonnière du regard (Grasset, 1995 et 2002), entre autres. Ses livres ont été traduits en plus de vingt langues. Elle est également journaliste et auteur de livres de voyages et de textes pour la jeunesse.

Bibliographie