Publication : 18/02/2016
Pages : 420
Grand Format
ISBN : 979-10-226-0172-6
Couverture HD
Numérique
ISBN : 979-10-226-0459-8
Couverture HD

L'étrange mémoire de Rosa Masur

Vladimir VERTLIB

ACHETER GRAND FORMAT
22 €
ACHETER NUMÉRIQUE
13,99 €
Titre original : Das besondere Gedächtnis der Rosa Masur
Langue originale : Allemand (Autriche)
Traduit par : Carole Fily

Pour son 750e anniversaire, la petite ville de Gigricht en Allemagne décide de favoriser l’intégration des étrangers : 5000 marks sont offerts à ceux qui auraient quelque chose d’intéressant à raconter. Rosa Masur, vieille Juive russe à qui on ne la fait pas et dotée d’un sens de l’humour à toute épreuve, se porte candidate. Elle a l’anecdote du siècle.
Un siècle qu’elle a vécu de bout en bout, avec ses révolutions, ses guerres mondiales, ses soubresauts. Petite Juive dans un village biélorusse où les pogroms ne sont jamais loin, jeune fille émancipée dans la Leningrad des années 20, ouvrière dans une usine textile, puis traductrice de l’allemand… Pendant l’interminable siège de la ville, mère de deux enfants, elle fait du bouillon avec la colle du papier peint, alors que ses voisins dévorent leur canari, ou pire ; après la guerre elle doit batailler pour que son fils puisse étudier, l’antisémitisme étant entretemps revenu à la mode.
Sorcières, apparatchiks, soldats, cannibales, passeurs, commères défilent dans une épopée menée tambour battant par une femme extraordinaire, drôle, intelligente, et qui n’a pas froid aux yeux. Même face à Staline.
Vladimir Vertlib écrit là un grand roman russe, énergique, fascinant, qui vous emporte à sa suite aussi sûrement que le cours de l’Histoire.

« Vladimir Vertlib n’a pas à craindre la comparaison avec Joseph Roth ou Isaac Singer, ni avec leurs personnages abîmés par la vie et torturés par leurs sentiments de culpabilité et leurs excès. L’œuvre, que le lecteur dévore d’un bout à l’autre avec passion, distille l’histoire européenne à l’époque de ses grands bouleversements. » Frankfurter Allgemeine

PRIX ADELBERT VON CHAMISSO
PRIX ANTON WILDGANS

  • Ce qui séduit dans ce roman de Vladimir Vertlib, c’est en premier lieu le personnage de Rosa. À la fois drôle, grave, impertinente et courageuse, on prend beaucoup de plaisir à écouter le récit de cette femme incroyable. Grâce à elle, on traverse ce siècle très riche par le prisme de la Russie. Mais l’auteur s’interroge dès le titre sur la véracité de cette histoire. Ce que raconte Rosa est-il exact ? A-t-elle vraiment vécu tous ces événements tragiques ? Peut-on lui faire confiance ? Pourtant, cela est-il en définitive si important ? Plongez dans ce grand roman russe.

    Margot Engelbach
  • "L’étrange mémoire de Rosa Masur est digne des grands romans russes. C’est une épopée drôle et profonde, qui plonge dans les tréfonds de l’âme russe et les tourments de son histoire. On le dévore en se demandant sans cesse si Rosa raconte véritablement sa vie ou affabule pour gagner les cinq mille Marks. Son récit passe sans cesse du burlesque au dramatique, de l’insignifiant à l’Histoire, du quotidien à la politique. C’est une traversée du siècle dans toute son horreur et son absurdité."

    Aurélie Sandon
  • "Rosa Masur, 94 ans, s'exile avec son fils dans une petite ville allemande. sélectionnée dans un concours local où des immigrés narrent leur existence, elle raconte la Russie, les exécutions sommaires des juifs, la vie pendant la guerre à Leningrad, le tout avec humour et délicatesse.

    UN GRAND ROMAN SUR LA RUSSIE" 

    Clémence
  • "Une Shéhérazade biélorusse nous conte son histoire et celle de toute l'Europe de l'Est avec un talent fou !"

  • "Une femme de 92 ans, pleine d'énergie encore et de sens critique, raconte à sa manière, sobre et concrète, avec un humour qui peut tourner au noir et une clarté qui ne recule pas devant l'horreur, près d'un siècle d'histoire." Lire l'article ici

    René Fugler
    Dernières Nouvelles d'Alsace
  • "Là où Grossman jouait sur le registre épique, Vladimir Vertlib nous entraîne mezza voce dans le quotidien de Rosa Abramovna Masur, une modeste traductrice nee en 1907 en Biélorussie. En guise de fresque, c'est le témoignage d'une femme simple, membre de la « grande famille des prolétaires »." Lire l'article ici

    Vincent Landel
    Le Magazine littéraire
  • "Cette belle articulation entre l’histoire intime et l’Histoire construit un univers romanesque riche, presque sous la forme d’une grande fresque classique." Lire l'article ici

    Site La Petite Revue
  • "Un grand livre est un laboratoire où les formes apparaissent. L'histoire de cette famille, vécue en yiddish, en russe, en hébreu, en allemand, écrite en allemand, traduite en français, a trouvé dans ce mélange la langue unique qui lui permet de dire l'aventure humaine, au-delà d'elle-même." Lire "l'histoire d'un livre" et l'article

    Florent Georgesco "Histoire d'un livre"
    Le Monde des livres
  • "La force de Rosa, son désir de vivre, de survivre, et son humanité donne une leçon d’humilité et un point de vue sarcastique sur les hommes et leurs comportements, sur cette Histoire qui ne retiendra le nom de quelques personnes seulement." Lire l'article ici

    Blog Une Pause Littéraire
  • "Rosa a une voix et une présence aussi inoubliables que son destin." Lire l'article ici

    Hubert Artus
    Lire
  • "Traversée épique dans les cauchemars du siècle autant que dans les récits et légendes dont au nom des siens l'héroïne prend en charge la mémoire vivante, le roman de Vladimir Vertlib, traduit pour la première fois en français, rend compte avec brio du recours et du secours que constitue la littérature dans la remise en présence d'un monde disparu." Lire l'article ici

    Sophie Deltin
    Le Matricule des anges
  • "Vladimir Vertlib est un écrivain autrichien d’origine russe. Avec L’Étrange mémoire de Rosa Masur, largement inspiré par la vie de sa grand-mère, Mira, il s’inscrit avec talent dans la tradition du roman juif contemporain dont les auteurs phares sont américains." Voir la chronique et l'entretien ici

    Michel Olivès
    PagesVues
  • "Vladimir Vertlib maintient l’équilibre entre la réalité et la fiction et, loin de l’invalider, il ne fait que donner plus de vigueur et de vraisemblance au témoignage de Rosa. Il réussit ce tour de force de faire de la subjectivité de la narratrice une alliée dans la recherche de l’objectivité." Lire l'article ici

    Jean-Luc Tiesset
    En attendant Nadeau
  • "Dans une prose flamboyante et dense, Vladimir Vertlib (...) a signé une fiction aux récits gigognes à situer entre les Mille et une nuits et les œuvres de Roth ou Singer, écrivains à qui la presse bavaroise l'a beaucoup comparé." Lire l'article ici

    Jean-Rémi Barland
    La Provence
  • "Son personnage de Rosa Masur nous subjugue par la force, la vivacité, et la profondeur du récit qu'elle livre." Ecouter l'entretien ici

    Entretien de Kathleen Evin
    France Inter "L'Humeur vagabonde"
  • "On est devant quelque chose qui est infiniment drôle, infiniment touchant, c'est l'homme dérisoire porté par l'histoire. (...) Il atteint une grâce métaphysique." Ecouter l'émission ici

    Florent Georgesco et Etienne de Montety - ANimé par Arnaud Laporte
    France Culture "La Dispute"
  • "Vladimir Vertlib manie le tragicomique avec brio. Son livre est traversé à la fois par le souffle russe et l'humour désabusé de la littérature juive d'Europe centrale." Lire l'article ici

    Frédérique Fanchette
    Libération
  • "Un souffle de vie inouï se dégage du roman de Vladimir Vertlib." Lire l'article ici

    Kerenn Elkaïm
    Livres Hebdo
  • "De ce ton un brin goguenard qu'elle ne perd jamais, Rosa décrit la société soviétique, d'avant et d'après-guerre, les soupçons, les délations, la peur permanente. Jusqu'à la nouvelle fuite. Foi de lecteur, son histoire sonne drôlement juste." Lire l'article ici

    Oriane Jeancourt
    Transfuge

1

Dans la cuisine d’un appartement communautaire de Lenin­­grad, redevenue Saint-Pétersbourg depuis peu, mais que tout le monde continuait d’appeler Leningrad, Svetlana la putain parlait à ses voisins de la lointaine et merveilleuse ville d’Aix-en-Provence. Elle racontait les larges allées et les vieux platanes, les nuits chaudes à la belle étoile, les couples enlacés à l’ombre des façades baroques, les bars et les restaurants bondés, la joie de vivre et l’oisiveté, les fruits qu’on y trouvait en abondance, les mets aux noms extraordinaires. Dans ses histoires, Svetlana faisait revivre le personnage du bon roi René, le dernier comte de Provence. Elle flânait avec lui dans les ruelles, longeait des maisons bourgeoises et de splendides hôtels particuliers…

 

Tandis qu’ils s’affairaient autour de leurs marmites, les voi­sins étaient peu loquaces. Leurs yeux étaient rivés sur l’opu­lente poitrine de Svetlana. Qu’est-ce que cela pouvait bien leur faire, aux autres, qu’elle passe ses après-midis dans cette cuisine étouffante ? N’était-ce pas déjà assez pénible pour elle de descendre le soir faire commerce de son derrière, boudinée dans sa tenue de cuir noir, devant la porte de l’immeuble ? Seul Kostik, le vieil ingénieur, demeurait un long moment assis sur la chaise près du réfrigérateur. Il promenait son regard des seins aux lèvres de Svetlana.

Autrefois, Svetlana avait enseigné l’histoire et le français dans une école pour futurs officiers de la marine, jusqu’à ce que la misère générale ne l’amène à trouver une activité plus lucrative. Ses anciens élèves s’étaient engagés comme gardes du corps, chauffeurs ou matelots dans des flottes de pêche scan­dinaves. Les vestiges de la marine soviétique rouillaient dans les ports militaires de Mourmansk, Sébastopol ou de l’ancienne Kœnigsberg, qui s’appelait encore Kaliningrad.

– Bientôt, très cher Konstantin Naoumovitch, déclara Svet­lana, on vous enviera de voir Aix-en-Provence, Arles, Avi­gnon et Orange de vos propres yeux, des lieux que moi, jusqu’à la fin de mes jours, je ne pourrai voir qu’en rêve.

– L’avenir, chère Svetlana Ossipovna, est aussi imprévisible qu’une averse d’orage en été, dit l’ingénieur d’un ton qui laissait soupçonner que cette conversation était plus un rituel qu’un dialogue.

– Hélas, il faut se rendre à l’évidence, Konstantin Naou­movitch, dit Svetlana. Les rêves restent des rêves, c’est pour cela qu’on les appelle ainsi. Les Français n’ont pas mérité la France, je l’admets. Qu’est-ce qu’ils y connaissent à la vraie vie, les Français ? Mais ils sont français. Et nous, que sommes-nous ? Quod licet Iovi non licet bovi.

– Je ne suis pas aussi instruit que vous, chère Svetlana Ossi­povna, je ne connais ni le latin ni le français, mais je comprends ce que vous voulez dire.

Aux yeux des autres, les voisins, les habitants du quartier et les ouvriers de l’usine d’ampoules électriques d’à côté, Svet­lana restait une catin avec des diplômes. Pour beaucoup, c’était ce détail qui la rendait si excitante. On montrait à cette dame cultivée qui était le maître. Et c’était encore mieux de l’entendre s’extasier sur la ville française dont elle seule savait prononcer le nom correctement.

Pour Kostik, les récits sur Aix-en-Provence n’avaient rien d’un stimulant érotique. Il était le seul de l’immeuble à appe­ler la putain par son prénom entier et son patronyme, et pas simplement Svetka, la Catin ou – pire encore – Sveta-Mate­las, et Svetlana était la seule à ne pas appeler l’ingénieur juste Kostik ou même par son surnom Debout-Kostik. Tous les matins, à sept heures, on entendait la voix de la mère de Kostik qui perçait les murs : “Debout Kostik, c’est l’heure !” Et Kostik marmonnait en couvrant son visage de son bras droit, comme il faisait petit, lorsque sa mère le réveillait pour qu’il aille à l’école, et plus tard, quand il était étudiant, pour qu’il n’arrive pas en retard en cours, et après, durant ses quarante années de vie active, pour qu’il soit à l’heure au travail. À pré­sent, l’appel inquiet de la mère ne retentissait plus que chaque mercredi et un jeudi sur deux, ainsi que le dernier jour du mois. Même après son départ à la retraite, Kostik avait continué de travailler dans son entreprise. Sa maigre pension aurait à peine suffi pour survivre.

Debout-Kostik, en caleçon et maillot de corps de coton gris clair, traversait furtivement le couloir en direction des toilettes, frappait timidement à la porte – quand Kostik voulait aller aux cabinets, ils étaient, comme par une loi implacable du hasard, toujours occupés – et demandait d’un ton soucieux : “Ça va encore durer longtemps ? Je suis pressé…” Et à chaque fois on lui répondait : “Y a même pas moyen de chier en paix ici ! En voilà des façons !” Kostik patientait, les yeux fermés, l’épaule contre la porte, comme s’il cherchait la suite de ses rêves.

 

Svetlana savait que la mère de Kostik ne l’aimait pas. Des années auparavant, alors qu’elle était petite fille, sa propre mère l’avait prise sur ses genoux et lui avait expliqué qui étaient leurs voisins. Pendant trois mois, la petite Sveta n’avait plus salué l’ingénieur au nez crochu ni les membres de sa famille. C’était scandaleux de voir avec qui on était obligé de cohabiter, disait la mère de Sveta – Losaberidse, Abdouloïedov, Masur, Schwarz, Abramovitch et Rosenbaum. Elle, elle était originaire de Samara, sur la Volga, rebaptisée plus tard Kouïbychev (rede­venue Samara depuis quelque temps, mais elle ne vivait plus lorsque la ville avait repris son nom).

 

Souvent, sous un prétexte quelconque, la mère de Kostik venait dans la cuisine et s’asseyait à côté de son fils. Dès qu’elle entrait, Kostik changeait de sujet. Un an plus tôt, son fils Sacha avait émigré en Allemagne en tant que “réfugié du contin­gent” et vivait à présent dans une ville au centre du pays, où il travaillait comme graphiste dans une grande société. Il était prévu que ses parents et sa grand-mère le rejoignent.

– C’est vraiment une grande chance, chère Svetlana Ossi­povna, que les Allemands aient si mauvaise conscience de nous avoir saignés comme des cochons. Comme ça, certains d’entre nous ont maintenant le droit de s’installer en Allemagne. Les Allemands récupèrent ainsi leurs Juifs et nous, nous avons la vie plus belle.

Kostik eut un sourire presque enjoué, et Svetlana se souvint que sa mère lui avait souvent expliqué que les Juifs arrivaient toujours à se débrouiller dans la vie. “Si tu les chasses par la porte, ils rentrent par la fenêtre”, disait-elle.

– Ce n’est pas aussi simple que ça, poursuivit Kostik. Pour mon fils, tout est plus facile. Il est jeune. À trente-quatre ans, vous avez le monde à vos pieds. Vous trouvez vos marques, appre­­nez la langue, vous vous mariez, faites des enfants. Mais nous qui sommes vieux, nous avons toujours vécu dans ce pays, dans cette ville et, presque toute notre vie, dans cet appar­tement. Qu’irions-nous faire en Allemagne ? D’un autre côté, bien sûr, il y a beaucoup d’éléments qui plaident en faveur de l’émigration. Examinons le problème en détail…

– Kostik, dit sa mère à voix basse, où est la limite de ma patience, à ton avis ?

Mais Kostik, imperturbable, ne cessait de poser des poids sur une balance qu’il avait construite en imagination. Sur l’un des plateaux se trouvaient les raisons de quitter la Russie, sur l’autre, les raisons de rester. Les plateaux penchaient sans cesse d’un côté puis de l’autre.

– Vous, chère Svetlana Ossipovna, vous ne tarderez pas à vous faire une opinion, dit Kostik. Tandis qu’il parlait, il sen­tait l’euphorie monter en lui. Sous ses yeux et ceux de ses audi­trices, la balance invisible oscillait comme une balançoire. On aurait dit qu’elle projetait sur le mur de la cuisine une ombre allongée, que celle-ci grandissait de plus en plus, qu’elle rem­plissait pratiquement tout l’espace, assombrissant leurs visages et, de ce fait, leurs pensées.

– Tous les Juifs, absolument tous, quittent le pays. Même la vieille Rahil Mendelevna, celle qui a toujours l’estomac détraqué, elle est partie chez sa fille en Israël. C’est tout naturel que nous ayons envie d’être auprès de notre fils. Même si ce borgne de Vladik, celui de l’immeuble d’à côté, n’arrête pas de dire qu’il ne faut pas être un fardeau pour ses enfants.

Il essuya la sueur de son front avec sa manche.

– Notre retraite suffit à peine pour survivre. Ma femme et moi devons continuer à travailler alors que nous avons tous les deux plus de soixante ans. Mais mon amie Dora, qui habite maintenant à Münster, m’a écrit qu’en Allemagne non plus les aides sociales ne sont pas élevées.

Il scruta les visages graves des deux femmes.

– La sécurité est un argument important, peut-être même décisif !

Il leva l’index.

– Je n’ai pas besoin de vous raconter ce qui se passe dans nos rues. Il y a quelques jours, un soir, Schurotschka, la fille de l’appartement numéro 12, s’est fait pousser dans une cabine téléphonique par deux hommes, qui l’ont violée et dépouillée… Chaque jour on entend des histoires de ce genre.

– Mais que faisait-elle seule dans la rue à cette heure ? maugréa la mère de Kostik. Et puis quel est le rapport avec nous ? Chez nous, il n’y a rien à voler. Et moi, il faut être aveugle pour avoir envie de me violer.

– Nous allons tout droit vers une apocalypse, continua Kostik, sans prêter attention à l’intervention de sa mère. Ça a commencé par les fusillades des mafiosi, puis il y a eu les retraités dans les décharges publiques, ensuite on a eu droit à la guerre en Tchétchénie, à la crise du rouble, et maintenant on est menacé par une guerre civile. Le jour où ça va péter en Russie, tout le pays va s’écrouler. On n’est pas en France, chère Svetlana Ossipovna, chez nous on n’est pas aussi raffiné. On ne fabrique pas de belles guillotines toutes propres pour des ennemis triés sur le volet. Nous, on nous arrache le cœur avec les dents et on nous le piétine.

– Ne t’énerve pas comme ça, le supplia sa mère. Tu es déjà tout rouge. Ce soir on va reprendre ta tension.

Kostik lui lança un regard noir et poursuivit son raisonne­ment.

– D’un autre côté, en Allemagne, ce n’est non plus si rose que ça. On raconte que là-bas, des incendies éclatent dans les foyers de demandeurs d’asile et que les étrangers sont victimes de violences. Au fond de leur cœur, ils n’ont pas changé, les Allemands, d’après ce qu’écrit Dora, depuis Münster.

– Pourquoi vous n’allez pas en Israël ? Vous êtes juifs après tout, demanda Svetlana.

– Il ne faut pas oublier les attentats ! s’écria Kostik. Les tur­bulences politiques, le climat très chaud – un mélange de bain de vapeur et de fournaise, parfois les deux en même temps. Ces histoires s’accumulent, les lettres venant d’Israël s’entassent. Chaque lettre est un point d’exclamation, chaque ligne un point d’interrogation…

Svetlana ne dit rien. Seuls ses sourcils se froncèrent, se tou­chant presque. Au-dessus de l’arête de son nez se creusèrent deux sillons qui se ramifièrent sur son front en plusieurs petites rides. Kostik les ressentit comme une offense. Les ouvriers de l’usine, dont beaucoup étaient les clients de Svetlana, disaient souvent eux aussi que les Juifs étaient un peuple privilégié. En matière d’habileté, personne ne leur arrivait à la cheville, tout comme dans leur capacité à souffrir. Que n’aurait-elle pas donné pour passer une nuit sur le Kurfürstendamm ! Le lendemain, elle aurait eu assez d’argent et aurait pris place dans le train en partance pour le sud de la France. Au lieu de quoi, elle était tous les soirs au même endroit, là où sa mère déjà avait fait les cent pas, sous la lumière blafarde des lampadaires. À l’époque, les gens étaient encore gigantesques et les toits des immeubles alentour grattaient le ciel. Les messieurs que sa mère faisait monter dans sa chambre s’empressaient d’offrir des bonbons à l’enfant. Ils avaient des regards étranges de bêtes traquées. Debout-Kostik, qui avait alors le crâne encore tout garni de cheveux bruns, était dans la cuisine avec Sveta et la gavait de thé, pendant que dans la chambre de sa mère le lit grinçait.

 

Un jour, Svetlana invita Kostik chez elle. Les voisins échan­gèrent des sourires entendus. Tour à tour, ils vinrent frapper à la porte de Kostik et chuchotèrent à l’oreille de sa femme des paroles faussement indignées. Mais Svetlana était seulement en train de montrer à Kostik son coffret en carton marron foncé qu’elle avait tiré de sous le canapé. À l’intérieur se trouvaient des brochures jaunies qu’une collègue lui avait rapportées du sud de la France, des années auparavant. Des photos bariolées montrant de belles personnes. Le soleil radieux au-dessus de leurs têtes les auréolait d’une lumière qui n’existait qu’à l’Ouest.

 

– Ma femme dit que nous devrions partir. – Kostik répé­tait chaque jour la même chose. – Mais moi, je n’ai jamais voulu. Quand les premiers amis ont émigré en Israël dans les années 70, j’étais horrifié. Je suis ici chez moi, j’aime cette ville, l’odeur des canaux, la neige sur les toits en hiver, les nuits blanches. Oui, je l’avoue, je suis un sentimental. Qui aurait deviné qu’on aurait encore à craindre des pogroms ? Qu’irais-je faire en Allemagne ? Là-bas il n’y a que des Allemands. On ne peut même pas les insulter correctement. Ils ne comprennent même pas nos injures.

– Partez, Konstantin Naoumovitch, dit Svetlana, partez, qu’avez-vous encore à perdre ? Tout va à vau-l’eau chez nous. Que vous reste-t-il ? Quelques belles années et surtout quelques moments inoubliables.

Elle croisa alors le regard de Kostik, baissa les yeux, en voyant ses mains ridées triturer le tissu de son pantalon, elle sut qu’il allait aussitôt lui parler de ses vieilles connaissances, Oleg, Micha et Vladik le borgne, et lui raconter ce qu’ils avaient dit à ce sujet. Je suis bête, pensa-t-elle. Mon Dieu, que je suis bête. Mais Kostik ne souffla mot, sa tête bascula en avant comme si elle était trop lourde pour son cou mince, et Svetlana eut l’impression qu’il allait lui pousser de longues oreilles qui pendraient jusqu’à terre.

 

Par un matin glacial d’avril, Svetlana rencontra son voisin à la gare. Elle ne savait pas vraiment comment elle s’était retrou­vée là. Elle ouvrit son manteau. Son chemisier déchiré attira les regards des passants qui descendaient des trains de banlieue et se hâtaient vers la ville.

Il flottait une odeur de mégots de cigarettes, d’alcool et de vomi. Au loin, les portes du hall oscillaient. Elles rapetissaient peu à peu. Il semblait à Svetlana qu’elles s’étaient détachées du sol et qu’elles allaient s’envoler.

Soudain elle comprit que c’était elle qui dégageait cette odeur répugnante. Des scènes de la nuit passée défilèrent devant ses yeux. L’appartement sur la perspective Nevski, encom­bré d’objets kitsch coûteux, le garçon dans le vestibule, avec sa mitraillette en joue et son air de lycéen blasé. Le maître des lieux avec ses bajoues couvertes d’une barbe couleur paille. Puis le poids de sa grosse bedaine sur sa tête, et le goût de l’urine et du sperme dans sa gorge. La voix d’un acolyte du maître des lieux, haut perchée, altérée par la cigarette : “Voilà la vieille pute qui a fait des études et connaît le français.” Et les ricanements des deux filles sur le canapé, tout juste vêtues de dessous de soie, et leurs mots : “Mais on ne va pas baiser seulement à la française aujourd’hui !” et “on espère qu’elle a étudié autre chose”. Les bouteilles vides dans le coin, des éclats de verre sur le sol. On la fait se pencher en avant et on lui fourre des billets – des dollars et des roubles – dans le derrière.

Elle chercha à tâtons l’argent dans son sac à main. Il était bien là. À cet instant, elle vit Kostik traverser le hall, la tête rentrée dans les épaules qui, avec son dos rond, le protégeaient du monde extérieur. Et c’est à cet instant que Svetlana eut un accès de colère contre les Juifs. N’y avait-il pas de l’arrogance dans ces yeux cernés aux cils insolemment longs, aussi longs que les faux cils qu’elle mettait chaque soir avant d’aller au travail ? Le Juif avait-il le monopole du malheur ? Elle saisit Kostik par la manche du manteau marron foncé qu’il portait déjà lorsqu’elle était enfant.

– Hé, monsieur le voisin ! Kostik ! Déjà de sortie ? De si bonne heure ?

Était-ce vraiment sa voix ?

– Ne me dites pas que vous êtes allé rendre visite en cachette à une dame.

Kostik la regarda d’un air effrayé et se lança dans une expli­cation. Elle ne comprit pas un mot, fut agacée de le voir se comporter comme un écolier pris en faute et de l’avoir appelé Kostik pour la première fois de sa vie. Elle le tenait toujours par la manche mais elle desserra sa prise, et sa main courut le long de l’étoffe jusqu’à toucher le dos de sa main velue.

– Mon Dieu, Svetlana Ossipovna, vous faites peur à voir !

Elle retira vite sa main.

– Que croyez-vous donc que j’aie fait cette nuit ?

Il rougit.

– Venez, je vous ramène à la maison, murmura-t-il. Je vais vous faire une bonne tasse de thé, avec de la bouillie de sarrasin et des petites saucisses.

Elle le suivit sur la place où le monument en forme d’aiguille commémorant une guerre remportée longtemps auparavant fendait le soleil matinal en deux moitiés. L’air froid emplit ses poumons. Elle fut secouée d’une quinte de toux. Elle lança un crachat gris de cendre dans la neige.

Lorsqu’ils furent descendus du tramway, Sveta ne prit pas la direction de chez elle.

– Svetlana Ossipovna ! Svetlana Ossipovna !

Kostik ne la quittait pas d’une semelle. Il avait du mal à respirer. Elle s’arrêta et lui indiqua le magasin de spiritueux sur le trottoir d’en face.

– Après cette nuit il me faut un antidote, dit-elle. Si vous vous faites tant de souci pour moi, allez me le chercher. – Elle plongea la main dans son sac et en sortit un billet. – Je n’ai pas la force d’entrer.

– Mais, Svetlana Ossipovna, c’est bien la dernière chose dont vous avez besoin. – Il la prit par les épaules. – Venez. Venez donc !

– Qu’est-ce qui vous prend ? fit-elle d’un ton sec. Lâchez-moi ! Je sais mieux que vous ce qui me fait du bien. – Elle fit quelques pas en arrière. – Vous allez me chercher un quart de litre, oui ou non ? demanda-t-elle, puis sa voix se radoucit. Je vous en supplie, Konstantin Naoumovitch, soyez un amour. Ayez pitié de moi !

Il prit le billet sans dire un mot et entra dans le magasin.

Quelques minutes plus tard il réapparut avec le précieux flacon, le serrant contre lui comme pour le protéger de Svet­lana. Mais celle-ci le lui arracha des mains, but à pleines gorgées. Des nausées encore plus fortes. Le froid glacial. Et les aboie­ments furieux de cabots errants. “Que Dieu me vienne en aide”, murmura-t-elle. Et en effet : le sol qui vacillait sous ses pieds s’immobilisa, la neige sur les branches des arbres retrouva son éclat sympathique, Sveta respira l’odeur du printemps tout proche, les effluves d’algues putrides qui émanaient de l’eau et faisaient partie de cette ville au même titre que les palais et les ponts somptueux. Ses maux de tête avaient disparu, ainsi que son amertume, sa colère et sa honte, elle ressentait juste de la joie à l’idée de savoir tous ces dollars dans son sac. Jamais elle n’avait possédé autant d’argent, et soudain elle eut de nouveau la profonde conviction que cela continuerait comme jusqu’à présent. Sa mère disait toujours : “Si ta charrette de bourreau se retrouve coincée dans les ornières et menace de s’enliser, ne saute pas, ne te laisse pas abattre, la grand-mère du diable viendra te sortir de là…”

 

Une fois chez elle, Svetlana lava son corps des souillures de la nuit. Lorsqu’elle entra dans la cuisine, le thé était prêt. On sentait déjà la bonne odeur de la bouillie dans la casserole.

– Parlez-moi un peu d’Aix-en-Provence, très chère Svetlana Ossipovna, demanda Kostik sans se détourner de la cuisinière. Que s’est-il passé pour les habitants lorsque le comté de Provence a été annexé à la France après la mort de René ? Et surtout : qu’est-ce que cela a représenté pour les Juifs ?

Svetlana ne répondit pas. Elle buvait son thé, étonnée qu’ils soient seuls dans la cuisine de si bon matin.

– Je n’ai pas encore vu votre femme et votre mère aujour­d’hui, dit-elle.

– Elles font leur promenade au parc, expliqua Kostik. Il posa l’assiette de bouillie fumante sur la table, s’immobilisa, bras croisés, et la regarda. C’était comme autrefois, des dizaines d’années auparavant, lorsque la mère de Sveta faisait sortir sa fille de sa chambre pour être seule avec ses clients. La cuisine n’avait pas changé. Le robinet neuf gouttait lui aussi, dans les coins s’était nichée une nouvelle génération de cafards et de souris, et par l’étroite fenêtre on voyait la silhouette de l’usine en briques rouge foncé, ses cheminées et, au loin, le clocher pointu d’une église qui avait été détournée de ses fonctions pendant un certain temps, et accueillait de nouveau des fidèles depuis peu.

Svetlana ferma les yeux. Des scènes surgirent d’un passé très lointain.

“Mange, mon enfant, mange, ton organisme en pleine crois­sance a besoin de calories. – Oui, Konstantin Naoumo­vitch. – Qu’est-ce que tu veux faire plus tard, Sveta ? – Je ne sais pas, Konstantin Naoumovitch. – Tu as un si beau visage, tu seras sûrement actrice. – Chanteuse aussi, Konstantin Naou­movitch. – Alors il ne faut pas que tu manges de glace. – De toute façon, je n’aime pas la glace, Konstantin Naoumovitch. – Tu te produiras dans tout le pays, et quand tu viendras à Leningrad, nous serons dans le public pour t’applaudir. – À l’école je n’ai que des ‘très bien’, Konstantin Naoumovitch.”

 

– Que se passe-t-il, Svetlana Ossipovna, vous n’avez pas d’appétit ?

Elle secoua la tête, repoussa l’assiette et invita Kostik à s’asseoir. Il se laissa choir sur la chaise comme si c’était lui qui n’avait pas dormi de la nuit. Sa respiration était accompagnée de légers sifflements. Ses mains étaient posées sur la table dans une position étrange, les paumes tournées vers le haut, on aurait dit les plateaux de cette balance invisible qui hantait son esprit.

Soudain, Sveta renversa la balance, agrippa sa main droite, l’attira vers elle en la faisant glisser le long du bord de la table, sans la lâcher, chercha dans ses yeux ces étincelles de malice qu’elle aimait tant jadis mais qui, à son grand regret, avaient disparu.

– Ce n’est pas avec la raison qu’on résout les questions cru­ciales de notre existence, dit-elle. Kostik ne réagit pas, seuls les sifflements de sa respiration s’intensifièrent. – Il y a long­temps que j’ai perdu la foi en la raison. À l’école, on nous faisait des tas de sermons sur tout ce qui était de l’ordre du faisable mais on ne nous a pas appris grand-chose sur les lois de la probabilité.

Il la fixait du regard, concentré, inexpressif. Non, l’idée de Sveta ne lui conviendrait pas.

– J’ai une solution à votre problème. – Il ne fallait plus qu’elle hésite. – Partir ou ne pas partir, partir ou ne pas partir. Chaque argument appelle nécessairement un contre-argu­ment. Il est impossible de faire une synthèse. L’anti-dialectique parfaite. À moins que vous ne partiez pas mais rêviez que vous par­tiez ou que vous partiez et rêviez que vous restiez ici, ou encore que vous vous arrêtiez à mi-chemin, dans une petite ville de Biélorussie par exemple.

– Ma mère est originaire de Vitchi, un village de Biélorussie, murmura Kostik. Je ferais un grand détour pour éviter cette région. Elle est irradiée depuis la catastrophe du réacteur de Tchernobyl.

Elle secoua la tête, impatiente.

– Ce que je veux dire est simple. Plus vous avancez d’argu­ments, plus la probabilité de tomber sur l’une des deux solu­tions tend vers zéro virgule cinq. Le pat classique.

Et soudain, elle réapparut. La lueur de malice dans ses yeux.

– Vous êtes très perspicace, chère Svetlana Ossipovna. Les lois de la statistique me sont familières.

Elle prit son autre main.

– C’est pour ça, dit-elle, que vous devriez reconnaître au hasard ce pouvoir que, de toute façon, il a pris sur vous depuis bien longtemps.

Il haussa les épaules.

– Apportez-moi du papier et un crayon ! ordonna-t-elle.

Quelques instants plus tard, Kostik lui tendit une feuille qua­drillée au format calepin et un stylo.

– Peut-être ne devrions-nous pas… dit-il d’une voix triste. Qui sait, peut-être…

Mais elle avait déjà plié la feuille et l’avait déchirée en deux. Elle écrivit, penchée sur les bouts de papier qu’elle cachait avec son bras gauche, comme une écolière qui fait un dessin obscène. Quand elle eut terminé, elle forma deux boules, les posa dans sa main droite et présenta à Kostik ces deux boules blanches, de taille presque identique.

– Ne réfléchissez pas trop ! dit-elle.

Il tendit la main pour prendre celle de gauche, mais la retira au dernier moment.

– Ah, Svetlana Ossipovna, à quoi jouez-vous avec moi ?

– Peu importe, Konstantin Naoumovitch. Pensez à la pro­ba­bilité de zéro virgule cinq.

– Je ne peux pas, Svetlana Ossipovna, je ne peux pas, gémit-il. Quel que soit le papier que je prenne, je me dis au même moment que ce devrait être l’autre.

– Fermez juste les yeux, cher Konstantin Naoumovitch.

Kostik plissa les yeux comme un enfant qui, lors d’une partie de cache-cache, doit compter jusqu’à dix avant de com­mencer à chercher les autres, tendit le bras, tâtonna dans le vide. Svetlana prit alors une des boules. Sa main décrivit un cercle – l’orbite d’une planète du destin, encore inconnue, qui gravitait dans la cuisine −, fixa le point de conjonction, y arriva à temps pour que Kostik sente entre son index et son pouce les arêtes pointues du papier plié. Il ouvrit les yeux. Ses siffle­ments se muèrent en soupirs et en halètements. Puis il posa la boulette sur la table devant lui.

– Il reste la possibilité de tout… dit-il après un bref silence.

– Konstantin Naoumovitch ! Je vous en supplie !

– Bon, Sveta. Tu as raison. Mais arrête de me crier dessus.

C’était la première fois, depuis qu’elle avait quitté l’école, qu’il l’appelait Sveta. Un sentiment de tristesse s’empara d’elle. Soudain, il prit l’autre boule, pas celle qu’elle avait glissée dans sa main, la déroula, lut, lut une deuxième fois – son visage devint cendreux – puis encore une fois. On dirait un par­che­min fait de la peau d’un vieil onagre, pensa Sveta, se remé­mo­rant un proverbe provençal.

Pendant un long moment, Kostik ne put détacher son regard du papier.

– Qu’il en soit ainsi, déclara-t-il enfin, d’une petite voix. Vous avez raison, Svetlana Ossipovna. Peut-être est-ce la meilleure solution.

 

Ce jour-là, Svetlana la putain ne raconta rien sur Aix-en-Provence, et Kostik, le vieil ingénieur juif, ne posa plus de ques­tions. Ils se turent tous les deux. Puis Kostik se leva et partit, tandis que Sveta restait assise. Elle regarda par la fenêtre. Son regard glissa sur les toits, parcourut la ville, se porta vers la mer, très loin, jusqu’à Stockholm, Berlin et Aix-en-Provence, et peut-être plus loin encore. Plus tard, elle se leva et fit la vaisselle. Il était presque midi. Les rayons du soleil se reflétaient sur le métal du robinet qui gouttait, projetant des gerbes de lumière sur le papier peint vert mat. On entendait des voix et des bruits de pas dans le couloir, la porte de l’appartement claqua. La femme et la mère de Kostik étaient manifestement rentrées de leur promenade au parc. Les voix enflèrent. Je comprends pourquoi elles sont aussi agitées, je le serais tout autant à leur place, songea Sveta en mettant le torchon à sécher. Les voix inquiètes devinrent des appels, des cris. Un meuble fut renversé. Quelle comédie ! pensa Sveta. Les Juifs sont un peuple du Sud, ils font du cinéma pour un rien. Pas étonnant que les meilleurs acteurs soient juifs. Ces faiseurs de grimaces… Kostik disait que j’aurais dû devenir actrice…

Dans le couloir, quelqu’un décrocha le téléphone, composa un numéro. “99, oulitsa Fabritchnaïa, appartement 14, venez vite !” La voix de la femme de Kostik. “Mon mari se sent mal ! Je crois qu’il fait un infarctus… Comment ? Konstantin Naou­­movitch Schwarz, soixante-sept ans… oui, oui, je suis sa femme. Frieda Berkovna Kogen. Je viens juste de rentrer, il était allongé sur le lit et gémissait, il a dit qu’il avait la nau­sée, la poitrine et l’estomac et… maintenant il ne bouge plus… Quoi ?… 99, oulitsa Fabritchnaïa, appartement 14. Une ambu­lance, s’il vous plaît ! Le plus vite possible !”

 

Svetlana se tenait dans le couloir. Frieda Berkovna était retour­née dans sa chambre où les voix, soudain, s’étaient tues. Avant que le médecin et les deux secouristes sonnent à la porte et demandent sèchement “Konstantin Naoumovitch Schwarz ?”, avant que les voisins arrivent et apprennent ce qui s’était passé, avant donc que le bruit la recouvre, l’entraîne et l’emporte, Svetlana était seule dans le silence du corridor sombre. Et à quelques pas de là, sur la table de la cuisine, étaient posées deux feuilles de papier enroulées sur lesquelles figu­rait, en lettres capitales, la même inscription : partez.

Vladimir Vertlib est né en 1966 à Leningrad (Saint-Pétersbourg) et a émigré en 1971 en Israël avec sa famille. Il s’est ensuite installé à Salzbourg, en Autriche.

Bibliographie