Publication : 12/09/2003
Pages : 238
Poche
ISBN : 2-86424-479-9

L'Or sarde

Giulio ANGIONI

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10 €
Titre original : L'oro di Fraus
Langue originale : Italien
Traduit par : Catherine Siné
Fraus: sa Maison de l'Ogre et ses sorcières, mais aussi son terrain de sport et son grand magasin d'équipement ménager. Le maire, professeur de philosophie, mari malheureux, père inquiet d'un garçon de onze ans, livre un récit fiévreux des derniers événements survenus depuis quelques mois dans sa ville. Benvenuto, neveu d'un riche parvenu, a été enlevé. Demande de rançon, débats au sein de la coalition des femmes, rumeur enfantine d'une intervention des Envahisseurs de l'Espace, tout est balayé par la découverte du corps de l'enfant, violenté, au fond d'un puits préhistorique. Mariano, le joueur d'accordéon, communiste et homosexuel, est arrêté. Il se suicide en prison. Le maire, qui ne croit pas à sa culpabilité, poussera sa quête de la vérité jusqu'au fond des galeries désaffectées de la mine de talc : l'or sarde.

Dans les nuages blancs que soulève sa marche, des menaces sourdent du passé comme de l'avenin Alternant lyrisme et fines notations psychologiques, le récit nous entraîne à sa suite, à mille lieues des plages, au plus profond d'une belle et dure "Sardaigne intérieure".
  • « Et si les puissances infernales de la mafia et de la drogue, de mèche avec les pouvoirs de la politique et de l'argent, avaient voulu faire d'un village somnolent l'épicentre d'horribles trafics, non sans gêner le vol de goélands et exhumant au passage des mythes enfouis ? »
    Jean-Baptiste Marongiu
    LIBERATION
  • "Pour le coup, on n'hésitera pas à qualifier de joyau ce premier roman traduit en français de Giulio Angioni, anthropologue italien qui en a écrit bien d'autres sur cette Sardaigne où ce sexagénaire vit depuis toujours."
    FRANCE SOIR

Je ne sais pas comment je vais donner la mesure de mes idées et le ton de sentiments que je ne domine pas. La peur, notamment, que je découvre en ce moment en moi, intempérante, aussi loquace que la colère si je lui lâche la bride, comme en voiture tout à l'heure, en rentrant tout seul à la maison. Jusqu'à présent, la peur m'a poussé et elle m'a retenu. Mais même le lièvre sait se résoudre au combat et choisit la colère, s'il ne sert plus à rien de fuir ou de se cacher.

Est-ce que tout le monde ressent cela, devant la feuille blanche de son testament ?  Je n'arrive pas à croire à une fin que je devrais considérer au préalable comme un choix.

En attendant, mieux vaut tout reprendre, depuis le début, et voir où cela mène: après ce qui s'est passé ce soir à l'aéroport, avec cette dernière menace, qui me touche au vif bien plus que ma chair. Tout repasser, même s'il n'est plus temps de réfléchir à quoi dire, comment le dire, et si je vais devoir déballer mes affaires privées, nos petites histoires domestiques. Mais ce n'est pas à cause de ça que je redoute des auditeurs et que j'espère ne pas en avoir. C'est parce qu'en avoir signifiera n'être plus que cette voix, en différé, ces mémoires posthumes.

Je n'ai pas le temps d'écrire. Voilà pourquoi j'enregistre sur ce magnétophone que je ne dois pas disputer à mon fils le soir. Bien sûr, je ne sais pas combien de temps je vais pouvoir ne pas me plaindre, ne pas suinter d'une humanité visqueuse. Mais quand on risque sa peau, qu'importent les bonnes manières !  Et puis, c'est aussi une façon de coller aux faits, de les retrouver et de les retenir. Comment dit-on Feed-back Procéder en s'alimentant à rebours: décider en connaissance de cause et prendre des forces. Je ne vois pas comment mieux régler son compte, sinon, à mon excitation et à cette arrogance meurtrière qui menace.

Depuis le début, donc. Peut-être que le regret me fait exagérer quand je me rappelle comment tout se passait pour le mieux à Fraus, avant. Même les alliés, pour la plupart, se tenaient tranquilles. Ça allait trop bien: il est probable qu'un Frausien plus authentique que son maire, sachant combien le sort est envieux, se serait méfié rien qu'à cause de ça.

L'adjudant des carabiniers, en ce tranquille après-midi de mai, voilà quatre mois… eh oui, quatre longs mois se sont écoulés depuis ce jour de mai, au tout début, quand je croyais encore être là pour remédier aux problèmes du monde, même s'il a la taille de Fraus, alors que maintenant je traque les occasions de nous sauver, ma famille et moi: l'adjudant, disais-je, a fait un saut à la mairie pour me voir. Avec la tête des embêtements habituels, juste l'air un peu affairé, il cherchait des renseignements et des informations: sur Benvenuto, sur sa famille. Non qu'il ait eu besoin des registres de la commune pour savoir que Camera n'est pas riche. Il est vraiment pauvre, le pauvre père du garçon qui a disparu. Et puis à Fraus, les enlèvements, on n'a jamais vu ça: une fois seulement, des Frausiens ont été impliqués dans d'obscurs enlèvements, sur le continent: mais ensuite ils sont partis, ils ont tiré leur révérence.

J'étais plongé dans un dossier, cet après-midi-là, celui du paysage à refaire. J'en parlerai plus loin, de mon projet paysager, quand je ne pourrai plus faire autrement. L'adjudant, donc, était déjà là, et il est passé m'informer, en ma qualité de maire:

- Sa famille l'a cherché, jusqu'à maintenant, mais depuis ce matin, ils s'y sont mis à beaucoup, des parents et aussi des voisins, et après déjeuner, le père et la mère sont venus à la caserne. Les gens ici, vous savez, ils sont un peu comme ça: un gamin, s'il rentre pas de toute la journée, on ne se tracasse pas. Mais si la nuit, il n'est pas rentré…

Plus tard, ce jour-là, le secrétaire de mairie, le dottor Zammataro, m'a reparlé du fils de Camera, le disparu. Et j'ai senti une appréhension pour mon fils: petite, juste un signe précurseur de l'angoisse qui m'aboie désormais dans les tripes. Je voulais l'amener à la mairie faire ses devoirs, ce jour-là. Nous étions seuls, mon fils et moi: ça nous arrive rarement, une fois l'an, disons, quand ma femme part en excursion avec les élèves du collège. Dans ces cas-là, je crois faire des choses extraordinaires pour mon fils. Et au contraire, je n'arrive qu'à être anxieux: je me lève la nuit pour vérifier qu'il respire, même maintenant qu'il va avoir onze ans.

Je suis rentré tard de la mairie ce soir-là. Abruti de jeux à l'ordinateur, abattant sur commande les avions envahisseurs, mon fils ignorait même qu'il avait faim. Ma femme a raison: d'après elle, je ne peux être un bon père que si je reste un piètre maire ;  proposition inverse pour elle qui enseigne les mathématiques. Je l'ai nourri, mon fils, et ensuite les bagarres pour l'envoyer au lit, les dents, tous les rites du soir. Après, j'ai voulu remettre d'équerre ma télé digestive: mon fils l'avait bidouillée pour y jouer, pour jouer à l'ordinateur, dit-il. Rien à faire. Je faisais la gueule devant l'écran qui grésillait, j'ai repensé à Benvenuto. Je suis retourné voir mon fils, et j'ai découvert qu'il lisait en cachette ses bandes dessinées galactiques. J'ai éteint la lumière et je me suis assis sur son lit:

- Tu connais Benvenuto Cadraus ?

- Oui. Celui qu'on trouve pas depuis hier.

- D'après toi, qui as quatre ans de moins…

- Trois et demi, pas quatre.

- Trois et demi. D'après toi, pourquoi il a fugué ?

- Il a pas fugué. On l'a enlevé. On a trouvé son vélo.

- Où ça ? Et qui l'a enlevé, d'après toi ?

- Le vélo, c'est Mariano Pistis qui l'a retrouvé: derrière le mur de son potager.

- Et toi, comment tu sais tout ça ?

- On me l'a dit. C'est Giacomo qui me l'a dit. Giacomo et moi, on a un peu trafiqué le logiciel de Space Invaders sur l'ordinateur, pour tout mettre dedans et aider à le retrouver. C'est eux qui l'ont fait, les envahisseurs de l'espace.

Et il se retourne en bâillant. Les derniers mots, il les a juste murmurés. Et je suis allé me coucher moi aussi.

Je lis depuis longtemps, je cherche le sommeil, et voilà mon fils, tel un somnambule, qui vient me voir dans ma chambre: il a mouillé son lit. Ça fait des années qu'il ne faisait pas pipi au lit. Je me lève à contrecœur, je cherche longuement un de ses pyjamas, les draps: je ne trouve rien dans cette maison, comme toujours, et quand je reviens, je le trouve endormi sur mon lit. Je l'y laisse: dans un sommeil agité, il gémit, il bafouille, il me découvre en tirant les couvertures.

Mais je me suis endormi moi aussi: que sont les pressentiments sinon un obscur esprit d'escalier ? Et je ne pouvais donc pas en avoir, alors.

Une chose est sûre, je me souviens que j'ai pensé, une chose est sûre, demain Benvenuto va tâter pour de bon de la ceinture de son père, ou de la corde à linge de sa mère.

Je suis arrivé tôt à la mairie, le lendemain. Un peu plus tard, dans la matinée, je dois aller au lycée. Les employés font cercle ; le dottor Zammataro lit dans le journal ce qu'on raconte sur notre Benvenuto, et ils commentent d'un air docte: première lecture publique et rectificative sur l'affaire. A mon arrivée, la compagnie se disperse.

- On ne l'a pas encore trouvé, m'informe le dottor Zammataro.

Il est doué pour les scoops, le secrétaire, et pour les diffuser, même s'il n'est arrivé de Trapani que l'an dernier pour être secrétaire de mairie chez nous. Ce coup-ci, les employés municipaux bénéficiaient d'informations de première main:

les carabiniers et la commune sont colocataires. On fait vie commune à la commune, comme dit toujours l'adjudant, pour rendre justice au sens de l'humour de ce corps d'armée. Le dottor Zammataro avait aussi d'autres nouvelles ce jour-là: une bonne et une mauvaise, m'a-t-il annoncé. Je ne me souviens pas de la bonne. Mais de la mauvaise, si :

- Monsieur le maire, vous savez ce que les ouvriers de l'entretien ont trouvé à l'épurateur des égouts ?

- Quoi donc ? dis-je, et je n'écoute pas.

Le secrétaire insiste.

- Une douzaine de fœtus humains décomposés, voilà ce qu'ils ont trouvé là-dedans. Ils disparaissent à tout âge, les enfants, ici. Et les services publics sont complices. Et qu'est ce que vous en dites ? Peut-être bien qu'il faudrait faire draguer le canal d'écoulement des effluents ?

- Pourquoi ? demandé-je inquiet.

- Pourquoi ? Pour le gamin, non ?

Et il me scrute d'un regard qui semble lire dans mes pensées, tandis qu'avec des manières inconnues des employés de chez nous, il me passe cérémonieusement les papiers à signer. Et moi je pense que je ferais bien de les lui réclamer, ses informations au dottore, qui pendant ce temps n'en finit pas de parler:

- Si vous me permettez une suggestion, monsieur le maire. Ces ouvriers de la station d'épuration devraient dresser une jolie liste des contenus impropres à la fin des travaux. Il va falloir publier un arrêté en ce sens: interdit de déverser des objets solides dans les égouts.

C'est ça, pensé-je: il est sûrement très utile au maire de connaître parfaitement ce qui passe par les égouts de sa commune. Et pas seulement par la tête d'un secrétaire de mairie anti-avortement pendant la campagne du référendum sur l'avortement.

- Naturellement, ne vous attendez pas à ce que les ouvriers mettent sur la liste des trouvailles du genre bagues, boucles d'oreilles, colliers, prothèses dentaires... Mais vous le connaissez le gamin qui a disparu, monsieur le maire ?

Le dottor Zammataro n a pas tardé à connaître nombre des trois mille Frausiens. Moi non, mais lui, il connaissait même Benvenuto:

- J'aurais bien une explication, moi, pour sa disparition. Savez-vous, monsieur le maire, que Benvenuto travaille au magasin de son oncle, quand il ne va pas à l'école ? D'après moi, ce gamin en a soupé de travailler pour son oncle. Et puis ses camarades d'école, où sont-ils ces jours-ci ? En voyage scolaire. Alors lui aussi, il s'est pris ses petites vacances. Il se fait sa petite excursion, juste dans les parages.

- Bravo, dottore, c'est un joli progrès: il y a une minute, vous parliez de draguer le canal d'écoulement des effluents…

L'après-midi, en balade dans la campagne avec mon fils (ordre péremptoire de ma femme de l'emmener en promenade), nous avons découvert le coin des goélands. C'est ainsi, presque naturellement, que je me suis approché de l'épurateur des égouts: pour chercher des poux tombés des têtes de Fraus. Mais ensuite, j'ai dévié sur le puits sacré préhistorique. Par réaction, je crois, contre mon secrétaire, parce qu'il est bon de se différencier de lui par un peu moins de curiosité pour ce genre de choses. Mais à un certain endroit, la route du puits sacré de Cavanna jouxte le dépotoir municipal. Ou plutôt les OMU, comme dit le dottor Zammataro pour dire les ordures ménagères urbaines, lui qui parle par sigle: les DII étant quant à eux les déchets toxiques industriels, tandis que le PIP est le plan pour les implantations de production. Que d'aucuns souhaiteraient ici, là où moi, en revanche, je voudrais refaire le paysage. Voilà des mois que je n'y passais plus: cette colline blanchâtre, luxuriante au printemps, mais pelée en été, est pourtant au cœur de mon utopie paysagère. En attendant son enfouissement périodique, des hordes d'oiseaux y font ripaille.

Mon fils est surexcité, il mitraille de questions, il invoque l'attention de son père qui pense à autre chose:

- C'est des goélands, des milliers de goélands.

- Et moi je suis le pape, oui…

Et justement, si. Des milliers peut-être pas, mais ce sont des goélands. On reconnaît leur vol solennel au-dessus des courtes envolées hystériques de nos oiseaux plus terre à terre.

Goélands: sonorités marines dans le ciel terrien de Fraus, mais on n a même pas de nom chez nous pour les goélands. Et depuis quand ils volent jusqu'ici, sur notre festin d'ordures, ces plaintifs éboueurs des mers? Il y a un endroit seulement, tout en haut de la Maison de l'Ogre: de là-haut, par les journées claires, on aperçoit parfois la mer tout au fond un peu plus sombre que le ciel, sur la côte orientale: une trentaine de kilomètres à vol d'oiseau.

- Tu sais ce qu'il dit, Giacomo ?  Eh, t'écoutes ! Giacomo dit que Benvenuto, c'est les extraterrestres qui l'ont emmené dans un vaisseau spatial. C'est quelqu'un qui lui a dit. Je l'ai mis dans le logiciel de Space Invaders.

- Où ?

- Dans l'ordinateur, avec le cracker.

- Pardon ? Ah oui, d'accord, j'ai pigé: dans l'ordinateur.

Et le lendemain, Cadraus a reçu la lettre expédiée d'ici, de Fraus, qui lui a fait l'effet d'un charbon ardent dans la main, et il l'a passée à des mains moins délicates, à la justice.

A peine lue, Cadraus a foncé tout droit à la caserne avec la lettre. A pied: il a oublié chez lui sa Mercedes neuve. La lettre disait:

Biddio, ce qu'on te réclame pour ton neveu Cadraus Benvenuto, c'est deux cent cinquante millions. Prépare-les en vitesse et attends les ordres.

Né en 1939, anthropologue à l’université de Cagliari, Giulio Angioni vit et travaille toujours en Sardaigne. Il est le rédacteur de diverses revues scientifiques et nomamment d’ Europaea. Il est l’auteur de nombreux romans dont L’Or Sarde est le premier traduit en français.

Bibliographie