Publication : 05/03/2009
Pages : 176
Grand Format
ISBN : 978-2-86424-677-0

Ohio

Ruth SCHWEIKERT

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18 €
Titre original : Ohio
Langue originale : Allemand
Traduit par : Yasmin Hoffmann et Maryvonne Litaize
Prix
  • Prix littéraire Lipp Suisse - 2011

Merete est venue retrouver Andreas dans un hôtel de luxe à Durban pour lui annoncer la mort de son père. Ils se sont séparés quelque temps auparavant, car Merete aime un autre homme.

Des années plus tard, Merete écrit leur histoire.

Le roman se déroule sur ces deux temporalités, deux perspectives se confrontent : celle de l’oralité pendant la nuit à Durban, et celle de l’écriture, de la réflexion, de la mémoire.

Andreas vient d’une famille aux origines multiples qui s’est fixée en Engadine. Les grands-parents paternels sont des émigrés italiens qui toute leur vie n’ont rêvé que d’une chose : émigrer plus loin encore et aller s’installer dans l’Ohio.

La famille maternelle, elle, vient d’Allemagne et fait partie de ces réfugiés qui ont dû quitter les territoires donnés à la Pologne. Tous cultivent la mémoire de leurs racines, au point d’étouffer littéralement la troisième génération, celle d’Andreas.

Merete a découvert le jour où elle a rencontré Andreas qu’elle était une enfant trouvée. Elle n’a pas d’histoire, pas de mémoire, pas de racines.

Ensemble ils ont découvert que le trop-plein de mémoire tout comme l’absence totale de mémoire étouffent la vie.

Le récit brillant suit les associations, les évocations, les flash-back, les bégaiements, les hésitations et les fausses pistes d’une mémoire tantôt trop pleine, tantôt désespérément vide.

  • Plus d'infos ici.
    Etienne Dumont
    TRIBUNE DE GENEVE.CH

  • « Ohio fait courir les existences sur le sol instable de la grande histoire. »
    Laurent Wolf
    LE TEMPS

  • « C’est un roman sur les lieux, sur les voyages étonnamment faciles d’un continent à l’autre, comme des tracés de la modernité. »


    Georges-Arthur Goldschmidt
    LA QUINZAINE LITTERAIRE

  • « Un roman subtil sur la trace que laissent les secrets de famille longtemps, très longtemps après. »


    Agnès Séverin
    LE FIGARO LITTERAIRE

1

“Mais comment et par quoi les choses ont-elles com­mencé ?” avait dit Merete, et sa voix, soudain, s’était faite douce et grave comme parfois, jadis. Ses lèvres étaient sèches, le coin gauche enflammé, et Andreas se souvint de la façon dont ils se donnaient la becquée, au début de leur amour – des tomates, du fromage, du pain blanc –, comme des parents nourrissant leurs bébés si petits, si neufs, qu’il faut sans relâche les regarder, les nourrir, de crainte qu’ils ne repartent aussitôt, disparaissent de ce monde. Et pendant huit, neuf, dix, onze battements de leurs cœurs, dans la lumière jaune des deux lampes de chevet de l’hôtel Blue Water, ils s’étaient regardés : épuisés, tendrement presque, tristes et surpris, comme s’ils pou­vaient, pour le reste de leur vie, mettre sous scellés, tels quels, tous leurs souvenirs, et recommencer à zéro, plus attentifs, plus compatissants peut-être, plus sages et plus scrupuleux.

Andreas jeta un coup d’œil sur le radio-réveil encastré dans la tête du lit. L’affichage lumineux passa de deux heures cinquante-neuf à trois heures zéro zéro. C’était le 16 octobre 2001. Merete s’était enfin endormie.

Non, ce n’est pas sur leurs souvenirs tels qu’ils étaient aujourd’hui, à tout jamais salis après ce qui était arrivé, se corrigea-t-il, qu’on devrait pouvoir poser les scellés – enfant, à l’âge de six ou sept ans, il avait scellé le minus­cule cœur de son premier hamster ; avec du vernis rouge brûlant qui faisait des bulles et chuintait avant de se soli­difier en un clin d’œil –, mais sur leurs souvenirs tels qu’ils avaient été pendant ces neuf dernières années et jusqu’au début de l’été : compacts, ronds, brillants. Semblables à des objets que l’on prenait dans la main et que l’on palpait, tout comme Amalia et Roberto palpaient les grains de leur chapelet, le soir, lorsqu’ils priaient ensemble, avant de s’endormir la main dans la main. Amalia et Roberto Lazzaroni – les grands-parents d’Andreas – étaient tous deux décédés en 1956, neuf ans avant la naissance d’Helene et d’Andreas. “Ils priaient toujours comme ça ? Tous les soirs ?” demandait-il, enfant, à son père, et son père confir­mait en souriant, “Sempre, mais à vrai dire, la plupart du temps, Roberto devait se relever une demi-heure plus tard, parce qu’il travaillait comme veilleur de nuit.”

Après l’amour, Merete posait la tête sur la poitrine d’Andreas, et ils parlaient d’autrefois. “Tu te rappelles, disait Andreas, qu’au début tu me prenais pour un pervers ? Tu ne savais pas encore que je voulais devenir gynécologue, et tu m’as expliqué que tu trouvais vraiment pervers que des hommes s’amusent à tripoter les lèvres de la vulve d’inconnues.” “Et toi, tu te rappelles, disait Merete, levant la tête et le regardant de ses yeux vert mousse toujours
un peu moqueurs, tu te rappelles qu’à la naissance de Jonathan, quand il a jailli hors de moi comme un poisson, tu as fait un bond en arrière, terrorisé, et qu’il serait tout bonnement tombé par terre si la sage-femme ne l’avait pas rattrapé au vol ?” Ils riaient tous les deux, se tournaient sur le côté et se souhaitaient bonne nuit. Quelques minutes plus tard ils s’endormaient, dos à dos. Vu qu’aucun d’eux ne croyait en un dieu – ni Merete ni Andreas n’éprouvaient le besoin ou ne parvenaient à se voir comme faisant partie d’un grand tout où chaque chose, chaque être humain trouve sa place, son sens, comme dans un puzzle –, leur petit rituel était de faire revivre leurs souvenirs communs, tout ce qu’ils possédaient. Une religion sommaire, très privée, qui était censée les protéger de l’avenir, de ce qu’ils en savaient – que leurs corps, leurs vies et leur mariage vieillissaient un peu plus chaque jour – et de ce qu’ils
en ignoraient : ses manifestations, et comment ils les supporteraient.

Par la porte entrouverte du balcon du salon de la suite on entendait la mer, l’océan Indien ; un léger bruissement uniforme. L’air conditionné ronronnait. Merete dormait profondément. Elle ne se réveillerait guère avant midi ; cette pensée l’effraya et le tranquillisa en même temps. Merete n’avait pas eu le temps de se déshabiller, elle portait toujours sa robe fourreau d’un rouge orangé lumineux. Sa bouche était ouverte, ses longs bras musclés étaient croisés sur sa tête, ses jambes nues étalées sur la couverture de laine. Ses cheveux lui tombaient sur le visage et les épaules, un épais tapis sombre, entremêlé de quelques mèches grises, et Andreas pensa à une chanson de Bob Dylan, I come to understand that every hair is numbered like every grain of sand. L’album intitulé Shot of love était sorti en 1981, il savait ces choses-là par cœur, Merete s’en était souvent amusée.

Combien de temps fallait-il pour compter les cheveux de quelqu’un ? “Il faut combien de temps pour compter jusqu’à un milliard ? lui avait demandé Jonathan le 6 octobre. Si je commence maintenant, tu seras rentré de Durban quand j’aurai fini ?”

Andreas avait compté jusqu’à cent en chronométrant. Si on compte jour et nuit, avait-il dit, il faudra au moins quinze ans pour arriver au milliard, et peut-être même vingt, si on tient compte du fait que les nombres sont de plus en plus longs.

 

Ruth Schweikert est née en 1964 à Lörrach, elle a grandi en Suisse et vit à Zurich. Lauréate du Prix Ingeborg-Bachmann-Förderpreis en 1994 pour ses nouvelles, elle est l’auteur de deux romans. Elle est actuellement chargée d'enseignement à l'université de Bienne. Ohio est son premier roman publié en France.

Bibliographie