Publication : 07/03/2002
Pages : 144
Grand Format
ISBN : 2-86424-419-5

Pitchipoï

Guillaume ADLER

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13.5 €
Prix
  • Prix littéraire de la mairie de Flayosc - 2003

En révolte contre lui-même et contre le monde entier, préoccupé par le désir de comprendre une histoire, à la fois proche et lointaine, qu’il n’a pas vécue, l’auteur, armé de sa caméra, part visiter Auschwitz où sont morts ses grands-parents.
A la recherche des siens et surtout de lui-même, il découvre ses compagnons de voyage et la diversité de leurs motivations, ainsi que la difficulté à filmer ou à dire le néant. En particulier lorsque, comme l’auteur, on aborde la vie et l’écriture avec l’énergie débordante du sortir de l’adolescence.

Ce récit de formation au ton original, à la fois poignant, juste, drôle et plein de vitalité, composé d’une série de scènes courtes évitant tout pathos, nous fait découvrir cette deuxième génération qui ne veut pas mettre de côté mais comprendre pour vivre pleinement et pose les problèmes universels avec un ton et une optique qui lui sont propres.

  • "Il est d'autres convois qui à travers nuit et brouillard ont laissé un bien mauvais souvenir dans l'Histoire, ceux qui partaient de Drancy ou d'ailleurs, vers une destination que les enfants juifs appelaient " Pitchipoï ", le pays merveilleux, en yiddish. Guillaume Adler, petit-fils de déportés, se rend à Auschwitz en séjour organisé, avec guide, pour comprendre. Ainsi que veulent comprendre la veuve inconsolable et les jeunes étudiants israélites qui ont fait eux aussi le voyage. Ou le pèlerinage. Mais tout ce qu'ils trouvent: restaurants, conférences, vestiges, c'est" le Disneyland de l'horreur ". Hier et aujourd'hui. La vraie question reste donc posée : " Comment même un grain de sable de conscience n'a-t-il pu se glisser dans la machine ? " L'auteur, dont l'œil aigu de cinéaste observe toutes choses avec le sentiment responsable d'être un témoin en même temps qu'un héritier, se révolte mais aussi culpabilise. Car il s'agissait d'hommes, comme lui, comme nous."
    Claude Mourthé
    LE MAGAZINE LITTERAIRE
  • "Un jeune homme se pose des questions. Jusque-là, rien que de très normal. Mais, pour y répondre, ce jeune homme s'inscrit à un voyage organisé. Destination : Auschwitz. Car ses questions visent non pas sa famille, non pas sa judéité, mais le passé tout entier. Ce jeune homme se demande comment sa famille a vécu, après. "Mets de côté", lui dit-on. Impossible. Ce voyage,raconté par petites touches, en courtes scènes, apportera ses solutions. Le narrateur rencontre ceux qui ont pris la guerre de plein fouet, et ceux qui, comme lui, veulent comprendre. Vaste programme...Planté devant les baraquements de bois, alignés à perte de vue, le jeune homme renonce lentement à l'enfance. La rupture se fait avec fracas, avec une colère dépitée, aux excès adolescents mais salutaires. Au fond, pour garantir la pérennité d'une enfance, il faut savoir la quitter comme un enfant."
    Clara Dupont-Monod
    MARIANNE
  • « Un récit brut, sans artifice littéraire, qui nous propose un regard très original sur cette période de notre histoire. »
    Pascale Frey
    LIRE

Mets de côté

ESSAYEZ DE VIVRE AVEC UN ANGE

Rue Eugène Sue

Je roule, les genoux au menton. Je roule, comme très pressé. Un homme traverse. Calcul. Ne pas freiner et je l'éviterai. Il accélère. Je le renverse. M'écrase contre lui, un mur. Le vélo en accordéon, l'arcade ouverte, je retombe dix mètres plus loin. Reviens sur mes pas. Agglutinés, des masques à gaz sur le visage, des épouvantails encerclent le renversé. Je m'approche. Pousse du coude. Son visage.

-Laissez-moi voir! Poussez-vous, c'est moi le responsable!

Mon grand-père. La photo, la seule de lui. Je le reconnais. Il pleure, il rit. Je le prends dans mes bras. Ses larmes s'enfoncent dans le béton. Il saigne de l'eau. On me tire par les cheveux, m'écarte de lui. Les flics, ils embarquent mon grand-père. Je hurle:

- La garde du corps! Laissez-moi la garde du corps!

Les épouvantails articulés font barrage. Mon grand-père est poussé dans le fourgon. Je me dégage. Le fourgon file, il grille tous les feux sur son passage. Je cours, coudes au ciel. Leurs visages, collés à la vitre arrière du fourgon, comme pour faire des grimaces, Thérèse ma grand-mère, Rosa ma tante. Je lis sur leurs lèvres: On va te prendre la télé...

Le fourgon se désarticule, prend forme, une larve qui devient papillon. Un métro aérien, ailé, tagué de bas en haut. Mon nom, c'est mon nom de famille que je lis sur la paroi, estampillé. La porte du dernier wagon s'arrache, Rosa me tend les bras, comme si je faisais mes premiers pas.

Un klaxon à ma hauteur: mon père en voiture. Il me demande de grimper. Je refuse. Il insiste. Je cède. Assis dans le fauteuil du mort, je lui crie dans les oreilles:

-Accélère, faut les rattraper!

Mon père bifurque. Calme, sans quitter la route des yeux. Il me dit, alors qu'une barbe lui pousse, la même que mon grand-père, épaisse et finement coupée:

-Mets de côté.

Mon portable sonne, ça agace mon père. C'est Albert:

-Passe-moi Oscar.

Je le lui passe. Mon père ne sait pas comment tenir le portable, on dirait qu'il parle dans un talkie-walkie. Dans le rétro, je vois Albert. Il est assis à l'arrière, en uniforme FTP, un porte-voix aux lèvres, une gitane entre les doigts. Il crie à m'en faire péter les tympans:

-Papa, Maman, Rosa, c'est fini!

-Allô? C'est papa, t'as pas oublié le mariage de Sabine? Allô?... tu dois être parti... On t'attend, hein...?

Je me lève, la larme aux joues, le rêve encore dans le corps. Il a raccroché. Mon père a cette fâcheuse manie de parler au répondeur comme si j'étais au bout du fil et de s'inquiéter avant l'heure. Je l'entends d'ici dire qu'on ne peut pas compter sur moi. Je reproche à Prudence de ne pas m'avoir réveillé. Elle a l'habitude maintenant, elle sait qu'à chaque fois qu'on doit aller voir ma famille, je m'agite, je fais tout pour créer des tensions. Comme si je ne voulais pas partager ma douleur, la garder pour moi tout seul, comme un jouet préféré d'enfant gâté. Je m'engouffre sous la douche en maugréant.

En deux ans de vie commune avec deux engueulades par semaine en moyenne, elle a appris à anticiper mes crises, une infirmière amoureuse. Essayez de vivre avec un ange, c'est un enfer. Pas une semaine où je ne pense la quitter, ou lui faire un enfant, comme si seule une naissance pouvait donner du sens à notre couple. Un soir, j'ai même balancé sa plaquette de pilules à la poubelle. Elle a hurlé, ça lui arrive tellement rarement que j'ai vidé le sac plastique en tremblant jusqu'à trouver la plaquette, je l'ai nettoyée consciencieusement comme si j'avais découvert une pépite.

C'est pas le moment, c'est pas le moment, elle me répète. Mais qu'est-ce qu'il lui faut? Une situation, de l'argent? C'est justement si on fait un enfant que j'aurai envie d'en gagner, de l'argent, d'avoir une situation! Je n'arrive pas à me battre pour moi, pour elle. Seul un enfant me donnera la force d'aller au bout de mes désirs, je n'attendrai plus qu'on les devine, mes désirs. Je n'attendrai plus le prophète, je serai le mien, je serai le sien.

Je m'habille en dimanche, chemise pas repassée et veste empruntée, trop grande. Prudence me recoiffe, réajuste mon col, comme si c'était mon premier jour d'école, ça m'agace. L'impatience l'emporte, motivé, je suis motivé pour aller voir mes oncles, mon père. Depuis quelque temps je prends vraiment du plaisir à me rendre aux repas de famille, même ceux du côté de ma mère, c'est dire. Curieux comme l'enfance prend de l'importance à mesure qu'on devient adulte.

"Oscar et ses frères". Ce n'est pas le titre d'un film de gangsters, c'est le surnom qu'on a donné à nos pères, mes cousins et moi. Albert, l'aîné, Edmond, Maurice et Oscar, mon père, le cadet. Les réunions de famille, ça n'a jamais été leur truc, même si chaque semaine, ils se voient tous les quatre (c'est un rituel entre eux). J'ignore ce qu'ils se disent, tout ce que je sais, c'est qu'ils mangent un couscous douteux dans un boui-boui du XVIIIe, proche de chez Albert, ont des discussions houleuses sur Israël, Staline, la politique intérieure de la France, le cinéma d'Alain Resnais et Brigitte Bardot. Ce que je sais aussi, c'est que mon père occupe la place de l'intello dans la famille. Il est le seul à avoir fait de longues études, et les trois frères sont sincèrement fiers de lui. Moi, à chaque conversation avec lui, je doute, j'essaie de gagner des bons points d'intelligence en lui parlant du dernier bouquin engrangé, du dernier article éclusé, et lui, il se protége par un ton professoral et des . Plus je veux être intelligent, plus je me sens idiot.

Un marqueur, un livre pour le métro, faut que j'aie de quoi m'occuper.

 

 

 

WRITE WHAT YOU KNOW!

La joue collée contre la vitre, je regarde les tunnels, les tags défiler, histoire d'écourter le trajet et de ne pas avoir de regard à croiser, surtout celui de Prudence, elle verrait ma peur du tout.

Dès que j'ai quelque chose à faire, c'est la panique. Et dire que pendant toute mon adolescence, je me suis juré de ne pas faire aux autres ce que je reprochais à mes parents. Tous les matins mon père me demandait: Comme s'il ne pouvait pas passer une journée tranquille sans d'abord savoir ce que moi je faisais. Et maintenant tous les matins je répète à Prudence:

Si j'ai hérité de l'inquiétude de mon père, d'autres choses ont dû passer sous le bas de la porte. Partant de ce principe, mon père aurait hérité des atavismes de son père, qui lui-même en aurait hérité du sien et ainsi de suite, aussi profond que s'enfoncent les racines de l'arbre généalogique et qu'on persiste à les arroser de silence. Au plus jeune, le plus lourd, le rocher de Sisyphe, gros comme une étoile. J'essaie de porter sans trop savoir ce que j'ai sur le dos. Posée par le temps, la pierre n'a pas subi l'érosion, le mal ne s'effrite pas, ne se polit pas, il grandit de lui-même, sans qu'on s'en aperçoive, jusqu'au jour où il vous écrase, de tout son poids. Alors on se débat sous le caillou et sans lumière on creuse des tunnels.

Je palpe mon carnet pour me rassurer, relis les dernières phrases en me faisant croire qu'elles serviront un jour. Je repense à ce que m'a répondu Ellroy quand je lui ai demandé un conseil pour écrire. , il m'a dit en détachant bien les mots, comme pour faire des ronds de cigarette. Il dédicaçait son American Tabloïd dans une librairie de Montpellier, où Prudence habitait à l'époque. J'étais reparti enthousiaste, le livre sous le tee-shirt, en me disant que ça l'aurait amusé de savoir que son livre dédicacé, je l'avais endormi, ça faisait cohérent avec l'univers de ses romans.

Qu'est-ce que j'ai à dire? Qu'est-ce que je connais? Le graffiti, les dépôts de métro retournés, les stations défouraillées, les gardes à vue prolongées? Je sens bien que ça ne suffit pas, je m'esquive. Le divorce? Cette journée, ce matin de retour de vacances où mes parents étaient venus me chercher chez ma tante. A l'absence de bonjour et aux sourires forcés de mon paternel, j'avais bien compris qu'il se passait quelque chose de grave. Sur le seuil de l'immeuble, mon père m'avait dit, comme une déclaration de guerre: Vous avez tous vu des images d'immeubles qu'on fait imploser, de la fumée, de la pierre qui se détend, les parages intacts. Voilà ce que j'ai vu défiler devant mes yeux, un immeuble, peut-être trop vieux, qu'on détruisait sans conviction, par obligation. Dans le taxi, qui suit cette scène, mes parents m'avaient dit à l'unisson: Faut dire que ça faisait plus de trois ans que je la réclamais, la télé. Je me sentais un pouvoir soudain de décision, celui d'un chef d'État qui n'a rien fait pour conquérir son pouvoir.

Dix ans et demi et on me forçait à devenir un adulte, tu parles d'un mauvais rôle!

Jacques Bonsergent. La station de mon père, ma station, mon territoire, des repères, je me retrouve. J'ai défoncé tout le quartier, je regarde mon nom, mon tag sur les rideaux de fer, découpé, et je me sens en sécurité, ma haine a son emblème.

-Tu vois ce tag, là, je me suis fait serrer juste après!...

Prudence, lassée, se force à sourire. Je fais même des détours pour qu'elle voie mon travail. Le tour du propriétaire : rue Yves Toudic, rue de Marseille, mon école maternelle en briques que je m'amusais à compter. Rue Dieu, la rue de mon père, où j'ai grandi, pas une surface épargnée, mon tag est partout et un souvenir l'accompagne. Prudence fait semblant de s'intéresser à ce que je dis.

N°23. Le code, j'ai oublié le code, à reculons au milieu de la rue, les mains en porte-voix, j'appelle en rocailleux. Un " Papa " s'élève jusqu'au cinquième. C'est Manu, mon frère, qui dépasse le premier sa caboche du balcon.

-Le code!

-A539!

-C'est ça, crie-le encore plus fort, comme ça toute la rue le connaîtra!

-Ça va, t'es pas Rushdie, papa! je réponds à mon père qui vient de se pencher dangereusement.

Devant la porte, Albert, mon oncle, je ne l'avais même pas remarqué. Il attend, le visage fermé. Mon père a oublié de lui donner le code. Il me tend la joue sans m'embrasser, serre la main de Prudence qui s'apprêtait à lui faire la bise. Albert écrase sa gitane du bout du pied et s'en allume une autre dans l'ascenseur. Prudence fait celle que ça ne dérange pas. Je souris à Albert. Sans écho. Qu'importe, mon oncle Albert, je crois bien que je le vénère, il pourrait tenir les pires propos, avoir les comportements les plus déplacés, je continuerais imperturbablement de l'aimer.

Albert, Alain de son nom de résistant, est l'aîné de la famille. En 1941, quand son père, mon grand-père, est arrêté, il n'a que dix-sept ans. Il entre dans la Résistance, part pour Lyon, puis Grenoble, et intègre le groupe Carmagnole des FTP-MOI, organisation de résistants immigrés, il fait sauter des trains (à ce que je sais). Deux mois plus tôt, mon grand-père, son père, le giflait parce qu'il avait fumé une cigarette en public.

Albert revient sporadiquement à Paris, petite anecdote à ce sujet: Rosa, sa sœur, de deux ans son aînée, était employée dans une manufacture de fourrures, les fourrures étaient destinées à l'armée allemande sur le front Est. Son patron la faisait travailler le dimanche. Albert va voir le patron en question:

-Si tu fais encore travailler ma sœur le dimanche, je te tue!

Rosa l'apprend, elle l'engueule, son travail lui donne droit à un ausweiss, un laissez-passer, elle peut circuler à sa guise, ça n'a pas de prix, surtout pour une juive. Cette anecdote peut paraître futile, anodine, mais c'est le genre de faits qui me permettent d'essayer d'imaginer Rosa, les rapports qu'elle entretenait avec ses frères. En bref, imaginer la vie avant, comme partir d'une cellule d'ADN pour ensuite reconstituer toute la structure.

En 1943, Albert décide de faire partir d'abord les frères, puis Rosa et sa mère. Ma grand-mère ne parlant que très peu le français et avec un accent hongrois prononcé, les faux papiers perdraient toute crédibilité: au premier contrôle, elles se feraient arrêter. Albert doit donc attendre de trouver un itinéraire et un instant moins risqués.

Quand il revient à Paris après quelques mois, une solution en tête, il trouve l'appartement vide, elles ont été arrêtées par la police française. Je n'ose pas imaginer ce qu'il a ressenti ce jour-là. Cet appartement dans lequel il habite aujourd'hui. S'en est-il voulu d'être arrivé trop tard? La seule chose que je sais, c'est que sans lui mon père et ses frères seraient morts, assassinés par les nazis. Je lui dois donc aussi la vie, sans lui notre famille n'existerait tout simplement plus.

Envie de le remercier, de lui dire, de lui montrer ma reconnaissance. Les mots cloués dans la gorge, je me contente de le regarder fumer. Mon père nous attend à la sortie de l'ascenseur, Albert lui jette un regard torve (pour le code). Mon père s'empresse d'enfiler son manteau, reproche à Hede de ne pas être déjà prête, puis il expose à l'avance l'itinéraire jusqu'à la mairie, histoire de camoufler sa gêne. Papa respecte son frère comme un père, il l'aime et le craint.

 

 

SANS VERRE BRISE, NI MAZEL TOV 

Sabine, le pas chancelant, descend les marches de la mairie au bras de son mari. Ils s'engouffrent dans une Safrane. La fête se poursuit à quelques kilomètres de là, dans un gymnase aménagé pour l'occasion. Nous reprenons la voiture, elle se faufile dans les embouteillages, sous les klaxons appuyés de mon père et les sourires ininterrompus de Hede.

Allemande d'origine et française d'adoption, Hede est psychanalyste et, chose rare, elle est en parfaite cohérence avec son travail et sa vie: attentive, délicate et responsable. Dithyrambique avec ma belle-mère? Elle le mérite, elle fait mentir le stéréotype. Leur couple s'est construit dans le souci de préserver l'environnement, leur union a été lente et progressive pour ne pas me brusquer, je leur en suis reconnaissant. Bien au-delà de la symbolique, un fils de déporté marié à une Allemande, leur couple est un exemple.

Albert regarde droit devant lui sans cligner des yeux, il se retient de fumer, pour Hede et Prudence. Je me demande bien ce qu'auraient pensé mes grands-parents d'un mariage laïque, je ne peux pas m'en empêcher, et SI, s'ils avaient survécu, vécu, quel aurait été leur sentiment, auraient-ils accepté ma mère, une non-juive? Mon père se serait-il tout bonnement marié avec elle? Je coule sous le conditionnel.

Notre grand-père était très pieux, et moi j'ignore même jusqu'aux noms des fêtes juives, sauf celle du Grand Pardon, grâce au film du même nom que mon père m'a emmené voir.

Des tables alignées, les familles pas encore mélangées. Alexandre et son orchestre se règlent. Concentré, le fils de Maurice. Je le regarde diriger, faire son métier. Saxo et chef d'orchestre, il essaie de les porter, le clavier, le bassiste, la chanteuse , a-t-il l'air de se dire.

Ils enchaînent. My baby don't care investit la pièce, les notes s'organisent dans l'espace, j'écoute. Les rares fois où il a joué en ma présence, j'avais senti sa timidité à montrer ce qu'il valait, comme si on n'allait pas s'intéresser, comprendre tout le travail. J'ai les mêmes réactions quand je fais lire ce que j'écris, timide et juge, je tue tout ce que je fais. Alex appuie.

Maurice ouvre le bal, comme on dit, sa fille comme cavalière, ils tournoient. Je les filme en lacet, difficile de suivre un père heureux. Travelling poursuite, je file Sabine, je ne l'ai jamais vue aussi légère, elle se laisse porter par la joie de son père. Elle paraît heureuse, heureuse de rendre son père heureux. J'invite Hede à danser.

Bien dans le cadre, les quatre frères assis à une même table. Caché par le viseur du caméscope, je les observe sans être vu. Albert, Maurice, Edmond et mon père, placés naturellement par ordre d'âge. Scarifications invisibles, leurs visages sont burinés par l'histoire. Indissociables. Pour en comprendre un, il faut connaître les quatre, les seules pièces emboîtées d'un puzzle éparpillé par l'histoire, et voir mon père avec ses frères me rappelle qu'il a été enfant, fragile.

Albert fait encore la gueule. Il me demande d'arrêter de le filmer, j'obéis. Sur le toboggan du temps, je me laisse glisser.

-Est-ce que tu as déjà tué? je lui demande, une coupe de champagne à la main, le caméscope dans l'autre.

-Ça m'est arrivé.

-T'as des exemples concrets?

Maurice quitte la table, je prends sa place à côté d'Albert et de ses paquets de gitanes. Il tourne son briquet sur lui-même, le fait danser entre ses doigts.

-Avec Jacquot, on devait s'occuper d'un couple de donneuses, des concierges. On frappe à la porte en disant qu'on est porteurs d'un télégramme, c'est un type qui ouvre. Jacquot lui colle deux balles dans le ventre et moi, je m'occupe de la fille, elle était encore au lit, je tire plusieurs balles à travers les draps, on sort illico... Quand on partait comme ça en mission, on avait toujours une escorte, deux types devant, deux derrière. Dans la rue, en sortant de l'immeuble, un type traverse, vient à notre rencontre, il nous demande nos papiers. Jacquot, à bout portant, l'abat de trois balles. On a appris plus tard que le type était un gars des Affaires juives, il les sentait les ordures, Jacquot.

Il s'allume une nouvelle danseuse.

-Elle est bien Prudence, je suis content pour toi, il me dit, comme rassuré pour mon avenir.

Je reste à table, Edmond raconte à ma demande l'arrestation de Yankev, son père, mon grand-père.

-Nous sommes en août 1941 dans le XVIIIe arrondissement de Paris, comme on dit au début d'un scénario. Papa est shohet, sacrificateur, il égorge les volailles rituellement pour les gens du quartier. Rue Marcadet, il est contrôlé par les flics, ils le laissent partir. On n'a jamais su pourquoi ils ne l'avaient pas arrêté. Cinq minutes plus tard il entre dans le magasin d'un de ses amis, un tailleur. Il lui raconte ce qui vient d'arriver. L'ami en question lui dit de ne plus bouger, de rester à l'intérieur le temps que cela se calme. Il ne l'a pas écouté, il est ressorti du magasin. On ne l'a jamais revu.

-Pourquoi il n'est pas resté à l'intérieur?

-A cette époque, il pensait qu'il n'y avait pas de quoi s'inquiéter, c'était la France, le pays des Droits de l'homme et de Léon Blum, il n'y avait rien à craindre.

Maurice ramène deux assiettes de charcuterie, une pour lui, l'autre pour Albert. Je change de place, je ne peux jamais parler du passé en sa présence, Maurice réagit toujours mal dès que j'aborde le sujet.

Prétexte pour sortir, le joint digestif. Yves, l'aîné de la seconde génération, me suit. Yves est comédien, il parle toujours comme s'il passait une audition ou demandait une subvention. Six mois plus tôt, il ne m'avait pas invité à l'un de ses spectacles, alors que mon père y avait été convié, trop jeune d'après lui, autant vous dire que j'avais été bien vexé.

Je profite de ma position privilégiée de rouleur pour lui dire mon ressentiment, sinon je serais incapable de lui parler simplement. Il pensait que ça n'allait pas m'intéresser, une adaptation de Naître coupable, naître victime, un texte sur des enfants de nazis et de déportés.

Je lui parle de mon intérêt pour l'histoire familiale, il s'en étonne.

Je lui raconte que gamin je pouvais pleurer sur commande, il me suffisait de me concentrer sur nos grands-parents et Rosa, de les imaginer me parler, m'aimer, prendre parti pour moi contre ma mère, m'expliquer les difficultés de mon père... Il est ravi, comme si on avait lu le même livre et qu'on en partageait les émotions. Lui aussi est affecté par l'histoire familiale, lui aussi ne parvient pas à mettre de côté, comme dit mon père. Maintenant confiant, il parle:

-... un enterrement symbolique, une cérémonie officielle pendant laquelle nous pourrions nous recueillir, ensemble, comme c'est traditionnellement le cas. Concrètement, toute la famille se réunirait dans l'actuel appartement d'Albert, dans lequel la famille a vécu, et par des prières ou une simple pensée commune, nous enterrerions enfin nos grands-parents et notre tante, ce dont l'histoire nous a privés.

Un frisson me parcourt l'échine, l'idée m'enveloppe. Enthousiaste, comme si on venait de découvrir le remède d'une maladie incurable. Sabine et Manu nous rejoignent, chacun une assiette de dessert à la main. Manu me tend d'une main un bout de gâteau et de l'autre me réclame le joint. Il demande de quoi on parlait comme s'il avait toujours peur de rater quelque chose d'important. Sabine se mêle à la conversation, timide, comme une élève arrivée au milieu de l'année. Elle a entendu parler d'une association d'anciens déportés qui organise des voyages en Pologne, dans les principaux camps d'extermination.

-C'est compliqué pour moi d'y aller, mais si ça vous intéresse, je vous donne l'adresse.

Son mari se pointe sans assiette, nous changeons de conversation et je cache ce qui reste du joint.

Sabine nous a transmis (à tous les cousins), il y a trois mois de ça, une liste des convois arrivés à Auschwitz et les noms des déportés correspondants. Sur la colonne du convoi n°63 figuraient les noms et prénoms de notre grand-mère et de notre tante. Aucune trace de notre grand-père, il faisait partie des premiers convois de déportés arrivés à Auschwitz, sur lesquels aucune information n'a pu être recueillie. C'est avec cette liste que j'ai véritablement pris conscience de l'existence de mes grands-parents et de ma tante. C'était le premier papier avec leur nom que je voyais, leur existence virtuelle devenait palpable, elle signifiait désormais quelque chose: Auschwitz.

Le groupe a changé de formation. Edmond aux maracas, Alex au saxo, Olivier au clavier, Albert et Lucie au micro.

Albert la tient dans ses bras à hauteur des épaules, comme pour la présenter au monde. Fier, il sourit à pommettes déployées, Lucie chante, elle babille. Le pont du temps expose ses piliers: le plus âgé et la plus jeune. Je filme en sachant que j'imprègne de l'important. C'est bon de le voir heureux, Albert. J'invite Prudence à danser sur Hier encore j'avais vingt ans. Yves prend le micro, il chante comme un homme politique en fin de campagne. Je vais me chercher un verre.

On a cette manie dans la famille de se croire des génies. Ah, on en a des idées, mais pas un pour les appliquer, pas un pour aller au bout de ses rêves! Finalement faut que je me fasse une raison, nous sommes une famille de losers: Alex rêve d'être Chet Baker, il est prof de saxo à Etampes, Yves d'être Beckett, il fait des pubs radio pour Auchan, Olivier d'être Orson Welles, il écrit un scénario depuis dix ans, qu'il refuse de faire lire, mon frère et moi d'être reconnus comme Einstein ou Platon et c'est à l'ANPE qu'on est les plus célèbres, et ça c'est pour la deuxième génération. La première n'a pas grand-chose à nous envier. Albert a commencé par être journaliste-photographe pour des quotidiens après la Libération. Il a fini poseur de gazinières chez Saunier Duval. Maurice a monté son affaire de fourrures, Brigitte Bardot l'a mis en retraite anticipée. Il n'y a qu'Edmond et mon père qui paraissent s'en être sortis, je crois surtout qu'ils savent mieux se protéger que les autres.

Je me demande bien ce qui nous fait peur, comme si on craignait de faire parler de nous, d'être repérés. Etre discrets, invisibles.

Une semaine plus tard

Manu me propose de partir pour Auschwitz, il me finance le voyage. J'accepte naturellement, comme un réflexe. Il vient une fois de plus de se faire virer et je touche mes derniers mois d'Assedics. Aucun obstacle ne s'oppose à notre départ.

Manu est déjà inscrit, mon oncle Edmond y est parvenu in extremis. Je téléphone sur-le-champ. Les inscriptions sont closes, je ne peux compter que sur un désistement. Optimiste, intimement persuadé que je ferai ce voyage.

Le lendemain, l'association me rappelle, des gens se sont désistés, j'ai ma place. Je pars pour Auschwitz.

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Guillaume Adler est né en 1971. Il a été durant 5 ans rédacteur dans des agences de publicité. Il est aujourd’hui auteur pour la télévision et réalisateur de documentaires. Pitchipoï est son premier livre.

Bibliographie