Publication : 17/01/2013
Pages : 264
Grand Format
ISBN : 978-286424-897-2
Couverture HD

Poussière rouge

Jackie KAY

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19 €
Titre original : Red dust road
Langue originale : Anglais
Traduit par : Catherine Richard

Jackie Kay n’a pas la même couleur de peau que ses parents bien-aimés et formidablement généreux et sympathiques. Hantée par des images de poussière africaine et de mystérieuse infirmière des Highlands elle a la sensation inexorable d’être étrangère à elle-même.
À 27 ans elle part à la recherche de ses parents biologiques, la tête pleine des histoires que sa mère lui a racontées sur un chef africain reparti sur ses terres loin de son grand amour écossais. S’ensuit un voyage chaotique entre Lagos et Aberdeen, entre étrangeté et familiarité, entre prêche évangélique du père et début d’Alzheimer de la mère, entre fratrie et étrangers, entre surprises et émotions.
Dans ce texte pétri de chaleur, d’humour et de compassion elle découvre que son héritage va audelà des gènes et que notre paysage intérieur est aussi important que celui dans lequel nous nous déplaçons. J. Kay écrit le récit plein de vie d’une quête de la mémoire, parfois cocasse, et toujours pleine d’énergie et d’amour.

  • « Je suis très emballée par Poussière rouge, sa vitalité et son humour grinçant. Un ton vraiment singulier pour parler de l’adoption, du racisme ordinaire … »

    Marie Hirigoyen
  • « Une recherche de racines à l’issue incertaine se mue en un retour aux sources épique, plein d’humour et d’espoir »

  • « Jackie Kay est poète, nouvelliste et romancière, elle est aussi métis, alors que ses parents sont blancs. Dans l'Écosse des années 1960 et 1970, être une fille adoptée, d'origine nigériane et avoir des parents adoptifs communistes n'est pas chose facile. Et si dans sa jeunesse Jackie ne ressent pas l'envie de connaître ses géniteurs, les choses changent lorsque vient son tour d'être mère... Elle éprouve alors ce besoin irrépressible de retrouver ses origines et ses racines.
    Dans Poussière Rouge, la romancière qu'elle est devenue revient avec talent et simplicité sur ses recherches, ses voyages en Afrique, les rencontres et les événements qui ont marqué ce retour aux sources et, finalement, sa vie entière. En alliant humour et poésie, témoignage et réflexion, Jackie Kay plonge le lecteur dans son histoire personnelle, tout en lui ouvrant les yeux sur le racisme ordinaire, que l'on n'a pas finit de combattre... »

    Marianne Kmiecik
    Librairie Les Lisières (Roubaix)
  • « Récit à caractère autobiographique passant sans cesse d’une époque à une autre au fil des souvenirs de son auteur, Poussière rouge est un roman fort, drôle et tendre sur la quête des origines et la difficulté de se sentir différent. »

    Marc Rauscher
    Librairie Birmann (Thonon les Bains)
  • « Jacquie Kay ne manque ni de courage ni de talent, sa prose est simple et claire et ses retrouvailles créent des pages ruisselantes d’émotion, que l’on lit avec la chair de poule. » Plus d'infos ici.
    BLOG Baz’art
  • Plus d'infos ici.
    CULTUROPOING.COM
  • Plus d'infos ici.
    BLOG MONTREAL157
  • « Un récit plein de vie dont on sort à la fois ému et ébloui. »
    Michel Primault
    FEMME ACTUELLE
  • « En quête de ses parents biologiques, l’auteure écossaise Jackie Kay nous plonge dans un tendre imbroglio familial qui l’entraine jusqu’au Nigéria. » . Lire l'article entier ici.
    Sean James Rose
    LIVRES HEBDO
  • « Il y a de l’humour et de la douceur dans l’écriture de Jackie Kay. Beaucoup d’amour aussi, qu’une chronologie souvent heurtée ne parvient pas à atténuer. » Lire l'article entier ici.
    Anne Kappès-Grangé
    JEUNE AFRIQUE
  • « Jackie Kay a la plume poétique, sensible et pleine d’humour. Elle manifeste une véritable compassion pour ses trois familles, l’adoptive à qui elle doit le bonheur, la maternelle grâce à ses tantines pleines d’un charme très scottish et surtout, les images flamboyantes qu’elle ramène de l’Afrique paternelle. »
    Marie-Danielle Racourt
    LE FOCUS VIF

Hôtel Nicon Hilton, Abuja

Jonathan est soudain là, dans le couloir de l'hôtel qui mène à la piscine. Il est assis sur une chaise en plastique blanc, dans un café lugubre. Sur un petit comptoir, il y a une machine à café et quelques brioches à la mine déprimée. Il est tout de blanc vêtu, avec une longue tunique africaine blanche très richement brodée, on dirait de la dentelle, et un pantalon blanc. Il porte des chaussures noires. Il est sur les nerfs. Mon cœur bat à tout rompre.
- Jonathan ? je demande.
- Oui, dit-il en se levant pour se tourner lentement vers moi.
Je ne pensais pas faire sa connaissance ici. J'étais installée aux abords de la piscine, à une belle table proche du bar, j'attendais depuis deux heures, en levant la tête chaque fois qu'un noir âgé passait l'entrée. C'est étrange de regarder les hommes l'un après l'autre en se demandant lequel est son géniteur. On aurait dit, ce matin-là, qu'ils l'étaient tous. Plusieurs beaux hommes étaient passés, tous de l'âge de Jonathan, portant des tenues plus recherchées les unes que les autres, de toutes sortes de couleurs éclatantes : vert vif, bleu dense, mordoré, mandarine. On aurait cru assister à un défilé de mode dans lequel de vieux noirs remontaient le podium jusqu'au bar de la piscine. Chacun faisait son entrée bien à lui, semblait-il, car tous auraient pu être mon géniteur.
Je n'étais pas sûre que le personnel de la réception transmette effectivement mon message demandant à ce qu'on l'envoie au bar de la piscine, si bien que je n'arrêtais pas d'y retourner pour voir. Jonathan avait dit qu'il arriverait dans l'après-midi.
Tout le monde m'avait expliqué qu'au Nigeria, l'après-midi pouvait signifier n'importe quand entre midi et cinq heures. Je suis allée à la réception et j'ai demandé si quelqu'un s'était présenté pour moi. “Non, personne”, m'a-t-on répondu. Puis je me suis précipitée dans ma chambre pour vérifier une nouvelle fois en téléphonant à la standardiste de l'hôtel.
- Oui, a-t-elle dit, quelqu'un vous a demandée.
- Quand ça ?
- Il doit y avoir trois minutes, a-t-elle dit.
Je me suis ruée dans le couloir et j'ai appuyé sur le bouton de l'ascenseur. En bas, j'ai vu l'homme en blanc assis dans ce curieux petit café. C'est la première fois que j'y vois quiconque depuis mon arrivée, hier.
- On peut tout de suite aller dans ta chambre ? me demande-t-il.
- Si on peut aller dans ma chambre ?
- Oui, je voudrais y aller maintenant.
On prend le couloir qui mène à l'ascenseur et toutes les lumières s'éteignent subitement. Encore une coupure de courant. Je lui prends la main et l'entraîne dans le noir, vers l'ascenseur. Je me dirige à tâtons dans l'obscurité, sans lâcher la main de mon géniteur. Puis tout à coup les lumières se rallument et on entre dans l'ascenseur. Il ne dit rien. Je sais qu'il ne parlera qu'une fois dans la chambre. Il ne me regarde pas. Il garde les yeux rivés sur ses chaussures noires, les mains jointes, doigts noués. Il tient un sac en plastique. Un sac en plastique blanc. La première fois que j'ai rencontré ma génitrice, elle aussi avait un sac en plastique. À première vue, mes parents biologiques avaient tous les deux cet air qu'ont certains sans-abri qui transportent les documents importants dans des sacs de supermarché.
On m'avait raconté qu'ils s'étaient connus en 1961, au dancing d'Aberdeen. Jonathan faisait ses études dans cette ville, et ma génitrice était infirmière. Ils sont restés en contact pendant la grossesse de ma mère biologique, puis Jonathan est reparti au Nigeria et elle est entrée dans un foyer pour mères célibataires le temps de me mettre au monde. J'ai été adoptée cinq mois plus tard par un couple de Glasgow – les gens qui sont pour moi mes vrais parents. Ce sont depuis toujours de fervents communistes. En retrouvant la trace de ma mère biologique, voilà quelques années, j'ai découvert qu'après sa liaison avec Jonathan, elle s'était convertie au mormonisme. L'Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours, ou je ne sais quoi. Les Mormons, m'a-t-elle expliqué, croient que les gens adoptés réclament de l'être alors qu'ils sont encore dans le sein maternel. Quand j'ai expliqué à ma mère que ma génitrice était mormone, elle s'est écriée : “Ah, bon sang, catastrophe ! On va se boire une petite demi-bouteille et on n'y pensera plus.”
Mais pour l'heure, nous voilà dans la chambre. Je suis sur le point d'avoir une conversation avec mon père biologique pour la première fois.
Jonathan se balance d'un pied sur l'autre, déportant le poids de son corps de droite et de gauche, comme quelqu'un qui s'apprête à dire une chose qui va tout changer dans la vie. Il se lance :
- Avant qu'on puisse poursuivre cette rencontre, je voudrais prier pour toi, et te souhaiter la bienvenue au Nigeria.
Je prends peur. L'extrémisme religieux me fiche une trouille bleue. J'assimile ça à une forme de folie. Mais il est évident que Jonathan ne pourra rien dire du tout si j'essaie de couper court au sermon. Alors je dis :
- Bon, d'accord.
Il me dit :
- Assieds-toi.
Et je m'assieds.
Il tire la Bible de son sac en plastique. Et il se met aussitôt à tournoyer et virevolter dans la chambre d'hôtel bleue, dansant et claquant des mains au-dessus de sa tête, puis en dessous de sa taille, levant le visage vers le plafond, puis le baissant vers le sol, en chantant : “Ô Seigneur Tout-Puissant, ô Seigneur Tout-Puissant, ô Seigneur Tout-Puissant, nous souhaitons la bienvenue à Jackie Kay au Nigeria. Sois remercié, Seigneur Tout-Puissant, de l'avoir conduite ici en sécurité. Elle a franchi les mers. Elle a débarqué sur le sol africain pour la toute première fois. Ô Seigneur Tout-Puissant !” Il exécute quelques pas compliqués. Il est incroyablement agile pour un homme de soixante-treize ans. Il tournoie comme un derviche. Soudain, il quitte ses chaussures et les pose sur mon lit, s'agenouille par terre et lit le premier d'une foule d'extraits de la Bible. Il semble réciter autant que lire, apparemment il sait la Bible par cœur. Tout en récitant, il me regarde bien en face, d'un regard plutôt charmeur, légèrement cabotin. Le sermon est pour lui une sorte de numéro d'acteur, il s'y investit de tout son corps. “Dieu t'a donné un talent. Tu es écrivain. Tu écris des livres. Tu es bénie. Dieu sait déjà tout de toi. Ne t'imagine pas une seconde que Dieu ne t'attendait pas. À présent, tout ce que tu dois faire c'est recevoir le Christ et ton talent deviendra encore plus grand et ta détermination sera renforcée. Amen. À partir de maintenant tu es protégée. Dieu protège ceux qui ont du talent. Amen. Tu pourras traverser le feu sans te brûler. Tu pourras nager dans des eaux dangereuses sans te noyer. Ne te soucie même pas du coffre de ton hôtel. Dieu veille à tout pour toi.”
Je m'agite sur ma chaise, mal à l'aise. Nom de nom, mon géniteur est fou à lier ! Il tournicote et danse un peu plus tout en chantant d'une voix épouvantablement plate, et carrément faux. On dirait un mélange de chants africains et de cantiques. C'est pour moi un choc. En dépit du fait qu'il ne sait pas chanter, son numéro est fascinant. Je regarde ses pieds nus se déplacer dans la chambre et je reconnais mes propres orteils. Il me regarde à nouveau droit dans les yeux pour voir si je suis convaincue. “Je lis dans ton regard que tu n'es pas encore capable de placer toute ta confiance en Dieu. Pourtant, tu sais que ça me ferait plaisir. À chaque lecture que tu donnes, tu pourrais dispenser le message de notre Seigneur. Pense aux gens que tu pourrais convertir.” (Je pense aux douze personnes présentes lors d'une lecture à la bibliothèque centrale de Milton Keynes, un jeudi soir de pluie.)
“Pense à tous les gens que tu pourrais conduire au Seigneur si tu te disposes à recevoir le Christ.” Je prends l'air aussi évasif que possible. Je commence à me dire que je devrais essayer de mettre un terme à cette scène. Ça me fait l'effet d'une sorte d'agression. Jonathan perçoit ma pensée et dit : “Un dernier extrait de la Bible. J'ai prié Dieu pour que tu te montres attentive, et tu l'es. J'ai prié Dieu pour que tu sois patiente, et tu l'es.”
Il veut me purifier, me purifier de son péché d'autrefois. “Si d'après l'ancienne loi le sang animal lave les péchés, le sang de Jésus-Christ nous purifie infiniment plus, et nous prépare à la gloire !” Comme il prononce ces mots, ses yeux semblent illuminés par l'arrière comme un masque d'Halloween terrifiant. “Car si le sang de taureaux et de chèvres, et les cendres d'une génisse, répandus sur l'impur, sanctifient la purification de la chair, le sang du Christ qui, par l'Esprit éternel, s'est lui-même présenté sans tache devant Dieu, purgera infiniment plus ta conscience de ses œuvres mortes afin que tu puisses servir le Dieu vivant.”
Je me rends compte avec horreur que Jonathan me considère comme le péché, l'impure, moi la bâtarde, l'illégitime. Je suis là, devant lui, preuve de son péché passé, mais c'est moi la pécheresse, la vivante incarnation de son péché. Il est passé à autre chose, désormais, c'est un homme propre, un homme de gloire et de Dieu, mais moi qui suis là, assise sur une chaise dans cette chambre d'hôtel, je ne vaux guère mieux qu'une pute à ses yeux, sale et impure, preuve vivante du péché. Le christianisme a chassé sa culture africaine et lui a donné ça. Je pense au colonialisme, aux missionnaires, et je n'écoute plus vraiment. J'entends sa voix à l'arrière-plan. Dieu sait depuis combien de temps s'éternise la scène, maintenant.
Je persiste à essayer de me ressaisir pour lui demander gentiment d'arrêter. “Et de Jésus-Christ, qui est le témoin fidèle et le premier d'entre les morts, le prince des rois de la terre. À lui qui nous a aimés, qui a lavé nos péchés dans son propre sang. Et a fait de nous les rois et les prêtres de Dieu le Père, à lui la gloire et la toute-puissance pour les siècles des siècles. Amen.” J'ai piqué du nez, bercée par sa voix soporifique. Je navigue entre conscience et léthargie comme quelqu'un de très malade. Je n'y vois plus très bien. Des pages de la Bible volettent dans la chambre comme des colibris. Je meurs d'envie de boire quelque chose. Mon verre de vin est sur la table, devant moi, mais boire de l'alcool au beau milieu de mon office personnel et individuel ne semble pas très respectueux.
“Merci de ta patience”, redit Jonathan au bout d'une nouvelle demi-heure de face-à-face avec l'éternité. Les larmes coulent sur mon visage. Je ne peux pas m'arrêter. C'est un torrent. De l'apitoiement sur moi-même. Jonathan est ravi de me voir pleurer. Il pense que je suis sans doute prête à recevoir le Christ. Il pense que je suis émue par son sermon. Je suis émue ; mes joues ruissellent de larmes. Je les essuie à deux mains tandis que la voix de Jonathan se fait grave, qu'il lève les mains en l'air, les claque, et tournoie comme un moulin à vent. Je me dis que c'est sans doute bientôt fini.
Cher Dieu ; je croirai en toi à condition que ça s'arrête. Je regarde ma montre. Voilà une bonne heure qu'il prie. Cet homme ne craint pas de parler. C'est un trait que nous partageons. “J'ai prié pour que tu sois docile. Merci d'avoir écouté.” Je m'agite sur ma chaise, prête à me lever. Mais voilà qu'il recommence, de nouveau tournoie, virevolte, et pousse des cris à l'intention du Seigneur Tout-Puissant. De nouveau claque des mains, tape des pieds, tournicote et débite des incantations. Toute une épaisseur de Bible se déverse de sa bouche comme un ectoplasme.
“Car la grâce de Dieu qui apporte le salut est apparue à tous les hommes, et nous enseigne qu'il nous faut tourner le dos à l'impiété et aux appétits terrestres pour vivre sobrement, vertueusement, et dans la piété en ce monde actuel. Ouvre-lui ton cœur. Repens-toi de tes péchés. Laisse-moi te purifier et te laver. Je veux déverser ma gloire. Crois mes paroles.”
J'essaie de penser à tous mes péchés. C'est vrai, il y en a des tas. Mais le fait que je sois née hors des liens du mariage ? Ce péché-là n'est pas le mien. Jonathan persiste à vouloir que je reçoive le Christ. “Tu ne veux pas me donner cette garantie ? Pourquoi ne veux-tu pas me la donner ?” Au début, je ne réponds pas parce que je ne suis pas sûre d'être censée répondre. Puis vient un tout petit instant de silence pendant lequel je dis : “Je voudrais que tu respectes mes croyances comme moi je respecte les tiennes. Je ne suis pas à l'aise avec l'idée de me convertir.” Je n'ai pas envie de le blesser, et si je lui disais que je suis une athée pure et dure, il en aurait les jambes coupées. Même si je disais que je suis agnostique, il serait pris de vertige. Il me parle de sa rencontre, en venant à l'hôtel Nicon d'Abuja, avec un homme qui se disait non-croyant et du coup que ç'a été pour lui, du besoin qu'il a eu de s'en aller précipitamment avant que cet homme ne lui démolisse le moral.
Jonathan a besoin de croyants ; il a besoin de croyants comme d'autres ont besoin de cocaïne. Il a besoin du coup de fouet, du sang neuf d'un nouveau croyant. Je commence à le voir sous les traits d'un vampire sacré, vêtu de blanc, prêt à m'initier, à m'aider à recevoir le Christ. Il n'y a même pas une petite hostie ni rien dans la chambre. “Dieu a souhaité que toi et moi on se rencontre une fois que j'étais devenu évangéliste. Il faudra qu'on réfléchisse à la question de la conversion. Ton talent est encore plus grand que le mien. Tu vas devenir très connue et Dieu va t'aider. Tout ce que tu as à faire, c'est recevoir le Christ et tout s'épanouira à partir de là. Toute ta carrière. Tu ne peux pas imaginer quels grands changements ta vie va connaître.” Il est aux abois. Il tente de m'appâter avec ma propre carrière ! L'écrivain en moi se sent tout ragaillardi pendant deux ou trois secondes d'ambition malsaine. Mais non… même dans l'intérêt de l'écriture, je ne pourrais recevoir le Christ. Un mal de tête aigu me pilonne le crâne, comme si quelqu'un m'enfonçait des clous dans le front. Peut-être qu'on me crucifie ? “Et le peuple cria quand les prêtres soufflèrent dans les trompettes ; et il advint qu'en entendant le son de la trompette, le peuple poussa un grand cri, que la muraille s'effondra d'un bloc, si bien que le peuple entra dans la cité. Tu vois cette scène ? Es-tu prête à prendre ta cité et ton pays pour Jésus ? Repens-toi maintenant du moindre péché commis dans ta vie. Reçois la guérison. Suis les six étapes qui mènent au Salut : reconnaître, se repentir, confesser, pardonner, croire, recevoir.” Sur un tout petit bout de papier ligné, il a la liste d'extraits complète, qui commence par “Souhaiter la bienvenue au Nigeria à Jackie Kay”, rédigée au Bic bleu (chapitres numéro tant et tant, versets numéro tant et tant). Il recommence. Il fait penser à un mauvais poète incapable de s'arrêter, qui lit les poèmes les uns à la suite des autres devant un public comateux. Et puis merde, me dis-je, je vais me le boire ce vin. J'attrape le verre et le vide d'un trait. Ça fait deux heures, deux heures de prière non-stop. Je suis épuisée. Le sang a reflué de mon visage. Je sens à quel point je dois être pâle. Mon géniteur a bu mon sang.
- On peut dire que tu connais la Bible, je dis.
Il rayonne de fierté. Il est clair que je ne pourrais pas lui faire de compliment plus élevé que celui-là, sauf peut-être : “Tu es bel homme pour quelqu'un de ton âge.”
Et tout à coup ça s'arrête, comme une averse à la fin de la saison des pluies. Jonathan s'assied, vidé. “Je te remercie encore de ta patience. Et maintenant, mon temps t'appartient. Je vais manger avec toi. Boire un verre avec toi. Je resterai aussi longtemps que tu voudras. Je ne suis pas particulièrement pressé.” J'ai un mal de tête terrible ; la perspective de passer un moment d'une durée indéterminée avec mon géniteur n'est plus aussi attirante que dans l'avion.
Au bar, je vide un autre verre de vin et demande à Jonathan s'il est content de faire ma connaissance. “Oui, dit-il, car tu es une preuve de mon passé. Autrefois, je sortais beaucoup, je buvais du vin, tout ça, je rencontrais des femmes, et aujourd'hui je suis prédicateur. Tu es mon avant ; ça, c'est mon après. Tu es mon péché, maintenant je mène cette vie-là.” Encore le péché, que c'est déprimant de ressasser encore et toujours cette histoire de péché. “Tu as visiblement mes gènes. Aucun de mes enfants n'est idiot. Pas un seul. Mais si les gens devaient apprendre ton existence, ils perdraient leur foi en Dieu”, ajoute-t-il. Bigre, me dis-je, je n'aurais jamais cru avoir un tel pouvoir. “La seule chose qui me permettrait de tout révéler à ton sujet, ce serait que tu acceptes de te convertir et là, je pourrais te montrer. Je t'emmènerais alors à l'église et je dirais : `Cette femme est ma fille. Elle est mon avant. Et cette vie-là est mon après.' Mais tu ne m'as donné aucune garantie comme quoi tu souhaites recevoir le Christ, et même si tu l'avais fait, je devrais quand même réfléchir à la façon dont Dieu le percevrait. J'en ai discuté avec Dieu, et Il est d'accord avec moi : pour le moment, il vaut mieux ne pas ébruiter ça. Je n'ai dit à personne que je venais te voir ici aujourd'hui. Je ne l'ai pas dit à ma jeune femme. Ma femme aussi est haut placée au sein de notre Église. Elle dirige les femmes, et moi les hommes. Si je devais le dire à quelqu'un, ce serait à elle.”
Je suis donc un secret, un secret de quarante ans, et je dois rester un secret à moins d'accepter de recevoir le Seigneur. Je m'étonne que Jonathan ait l'air de trouver si difficile de le révéler à sa femme alors qu'à l'époque ils n'étaient pas mariés.
- Quel âge a-t-elle ?
- Ton âge, dit-il. Dieu – dans sa sagesse – m'a envoyé quelqu'un qui canalise mes pulsions sexuelles. On essaie d'avoir un enfant.
Ça me plaît bien, ça : Dieu – dans sa sagesse – m'a envoyé quelqu'un qui canalise mes pulsions sexuelles.
- Mais tu as soixante-treize ans ! je dis.
- Et alors ? Un homme peut faire des enfants à n'importe quel âge. Il hausse les épaules et reprend : Dieu voudrait que nous ayons un autre enfant.
Qu'il doit être doux de croire en un tel Dieu, de dissimuler son passé en son nom, sans éprouver une seule seconde de culpabilité ! Être croyant de cette façon-là, ce doit être très marrant. Quand je raconte à ma mère, au téléphone, au bout de la ligne incroyablement claire qui relie Abuja à Glasgow, qu'il ne veut parler de moi à aucun de ses enfants, et que je dois rester un secret, qu'il a le sentiment que je suis son péché passé, elle dit : “Bon sang, on t'a drôlement tirée d'affaire, papa et moi !”

JACKIE KAY est née à Édimbourg. Poète, nouvelliste et romancière reconnue, elle enseigne à l’université de Newcastle et vit à Manchester. Un de ses romans, Le trompettiste était une femme, a été traduit en France en 2001.

Bibliographie