Publication : 20/02/2014
Pages : 320
Grand Format
ISBN : 978-2-86424-947-4

Résister ne sert à rien

Walter SITI

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21 €
Titre original : Resistere non serve a niente
Langue originale : Italien
Traduit par : Serge Quadruppani

Au cours d’une réunion mondaine, dans le milieu à la fois puissant et dérisoire des people romains, un spéculateur financier de haut vol demande au narrateur, contre salaire, un livre sur sa vie : « Tu dois me dire qui je suis. »
Jouant sur tous les registres, Walter Siti, l’un des plus grands écrivains italiens vivants, nous attache au destin de Tommaso, fils du petit peuple romain, obèse dans son adolescence, génie des mathématiques devenu bankster milliardaire à trente ans à peine, recruté par la mafia pour laver l’argent sale dans les eaux troubles de la spéculation financière.
S’appuyant sur une connaissance approfondie des mécanismes et du jargon de l’économie numérisée, l’auteur nous fait découvrir comment la fameuse zone grise entre les mafias et la haute finance tend à devenir en fait la finance tout court.
À travers une galerie de personnages complexes et attachants – dont l’auteur lui-même – nous sommes transportés au cœur de ces guerres quotidiennes dont les champs de bataille sont le sexe et l’argent.

  • "Sans perdre sa singularité, Résister ne sert à rien (Métailié) dépeignait la folie des années Berlusconi avec une verve entre le Satyricon et Tom Wolfe, la décadence du dernier siècle de l'Empire romain et la folie du xxr siècle, le rire grotesque et le picaresque." Lire l'article ici

    Oriane Jeancourt
    Transfuge
  • Entretien avec Walter Siti « L’Italien Walter Siti a écrit le grand roman de la finance, Résister ne sert à rien, lauréat du prestigieux Prix Strega. Rencontre avec un auteur iconoclaste qui ne craint pas de se pencher de très près sur la société contemporaine, son goût de l’argent et du plaisir. » Lire l'article entier ici.
    Oriane Jeancourt Galignani
    TRANSFUGE
  • « Walter Siti vient d’écrire un fascinant roman. S’il n’est pas le premier à mettre en avant le monde de la finance, il est celui qui a réussi à comprendre sa mécanique bien huilée et à décrire les ravages qu’elle exerce sur l’imaginaire des individus. » A lire : une interview passionnante de Walter Siti Lire l'article entier ici
    Blog Mardi ça fait désordre
  • « Ce tableau cauchemardesque et sans espoir, l’écrivain italien nous le lance à la figure comme un cri de révolte. » Article à lire ici
    Fabio Gambaro
    Le Monde des livres
  • Interview de Walter Siti dans l’émission « Un autre jour est possible »
    France culture
  • Article à lire ici
    Entretien avec Walter Siti
    Site L’Italie à Paris


Elle attendait que Carlos vienne chercher le petit pour partir au travail. Sept ans après, la vie avait repris son cours et Carmen ne se rappelait même plus comment ils en étaient arrivés aussi loin, à la demande de divorce, aux mesures provisoires et à l’interdiction pour le père de voir son fils en tête à tête. Ça lui avait échappé des mains, elle s’était laissé faire par l’avocate, mais elle avait su rectifier le tir. Après tout, avec le temps, ils avaient reconstruit une nouvelle relation basée sur la seule chose qu’ils avaient en commun : le plus important pour tous les deux, c’était le bien-être de Jorge. Carlos serait toujours le père de son fils. Peut-être qu’il avait été le pire des maris, mais maintenant elle reconnaissait elle-même que c’était un bon père. Il suffisait de voir Jorge. Durant la dernière demi-heure, il était allé quatre fois faire pipi.
- Nerveux ?
- Moi ? Mais qu’est-ce que tu racontes. C’est parce que j’ai bu trop de jus de fruit.
Ce vendredi il n’avait pas école et son père l’emmenait les trois jours en camping, jusqu’au dimanche après-midi.
- De quoi tu as peur ? Des loups ?
- Très drôle. Je suis mort de rire. Ha, ha et ha. Il y a pas de loups dans le Guadarrama, si tu veux savoir.
- Il y a toujours un loup, dit Carmen quand l’interphone sonna. C’est ton père, ouvre-lui la porte.
En les voyant tous les deux ensemble, elle se sentit fière. Ils avaient fait ça bien, il faut dire ce qui est. Au début ç’avait été difficile et l’enfant avait beaucoup souffert. Il n’avait que sept ans. Il avait tenté de se suicider. Ou peut- être qu’il était juste en train d’appeler à l’aide, comme l’affirmait le docteur Cuétara, mais il l’avait fait assis sur le bord de la fenêtre du salon, les pieds à l’extérieur, au cinquième étage. Il avait dû aller chez la psychologue pendant quinze mois, dans la clinique du docteur León. Et il fallait le voir maintenant au contraire, un joyeux garçon de quatorze ans, presque aussi grand que son père, et heureux, mais avec une tendance à grossir. Ils avaient fait ça bien, très bien, elle n’allait pas se gêner pour le dire et se sentir fière.
- Attends, j’ai oublié les piles de rechange, se rappela- t-elle tout à coup.
- Dépêche-toi, maman, on va louper le train.
Elle revint de la cuisine avec les piles pour la lampe torche et elle sortit sur le palier leur dire au revoir, en laissant la porte ouverte.
- Ne nous appelle pas, avertit Carlos. On n’aura pas de réseau. On t’appellera nous quand on pourra.
- Et Yolanda ? Elle ne vient pas avec vous ? demanda Carmen.
- Elle a du travail, je ne crois pas qu’elle puisse, expliqua Carlos.
- On part que tous les deux, déclara le garçon avec une satisfaction mal dissimulée.
Yolanda était la nouvelle compagne de Carlos. Ou pas si nouvelle que ça, puisque c’était son ancienne petite amie, une élève qu’il avait abandonnée quand il avait rencontré Carmen, de même qu’il avait quitté le lycée de Los Molinos et commencé à travailler au musée.
Carmen ne l’avait vue que deux ou trois fois, il y a long- temps, et elle lui tapait sur les nerfs : elle était trop jeune, presque tape-à-l’œil, une nouille. Mais c’était sa vie et Carlos avait le droit de la vivre comme il lui semblait. Et puis Jorge avait l’air très content. Cette femme était d’un village de la montagne et sa famille avait une cabane au milieu des bois, un ancien refuge de garde forestier. Jorge et Carlos allaient camper une nuit dans la nature et ils iraient ensuite dans ce refuge.
- Faites attention au grand méchant loup.
- Quel loup ? demanda Carlos.
- C’est maman qui se croit drôle.
- Occupe-toi bien de mon fils, Carlos, ne put-elle s’empêcher de lui dire.
Elle embrassa Jorge et les vit descendre ensemble, le père et le fils, enfermés dans la cage en verre de l’ascenseur.
Vues d’en haut, leurs têtes ressemblaient à deux pierres de rivière lancées au fond d’un puits, chacune avec son sac à dos sur les épaules.
Aucun d’eux ne leva les yeux vers Carmen. Son fils vérifiait sa ceinture de randonnée, où pendaient une lampe torche, une gourde, un couteau suisse, une boussole et une corde de cinq mètres enroulée.
La porte de l’appartement commença à se refermer, elle avait dû laisser une fenêtre ouverte. Elle dut courir pour ne pas se retrouver enfermée dehors, sans ses clefs ni son portable, et sans les papiers dont elle avait besoin. C’était une porte blindée énorme qui pesait un âne mort et la heurta au coude, mais elle réussit à rentrer.
C’est alors qu’elle vit le manuscrit sur la chaise du vestibule. Carlos avait dû le laisser là pendant qu’elle était allée chercher les piles. Il avait une reliure plastifiée et il devait faire un peu plus de deux cents pages. Entre la première et le plastique de la couverture, il y avait une feuille volante avec une note écrite à la main : "Ça ne t’engage à rien, j’ai déjà un éditeur (Cosmos). Je veux juste que toi tu le lises. Carlos." Alors il avait enfin réussi, il avait écrit ce roman dont il parlait toujours, celui qui leur avait peut-être coûté leur mariage à tous les deux et qui réussirait peut-être à racheter la vie de Carlos.
Avant de mettre le manuscrit dans son sac, elle eut seule- ment le temps de regarder quelques pages au hasard et le titre : Sur la femme morte. C’était clair : un polar de plus. Le problème avec les polars était déjà bien pire que leur manque d’originalité : il s’en vendait de moins en moins. Si quelqu’un savait ça c’était bien Carmen, sous-directrice commerciale du groupe Osiris, avec huit marques éditoriales, de la jeunesse à l’essai, en passant par deux pour les romans et une pour la poésie, Galatea, où elle avait réussi à faire publier en 2002 La Lumière bleutée, l’œuvre poétique de Carlos Mendoza, qui était alors son mari. Il s’en était vendu cinquante-sept exemplaires. Après tout, c’était un livre de poèmes et la poésie ne se vend pas, mais ça donne du prestige. Le pire c’était que, bien qu’ils aient envoyé cent dix exemplaires en service de presse, seul un minuscule compte rendu était sorti dans un journal de province. Personne ne s’était senti concerné. Devant un échec si fracassant, elle se demanda si la note de Carlos n’était pas moins aimable que rancunière. Peut-être qu’il voulait seulement lui dire : cette fois je ne te demande rien, je me débrouille tout seul, merci beaucoup.
Dans la matinée elle eut deux réunions à la suite et, à deux heures et demie, elle avait un déjeuner avec le direc- teur des achats d’une chaîne de supermarchés, le puissant M. Ortigosa. Ils s’y rendirent avec la voiture de son chef, le directeur commercial, Miguel Caturla, avec qui Carmen entretenait une relation sporadique qui leur paraissait à tous les deux très européenne, presque scandinave : l’hygiène sexuelle sans les complications sentimentales, des attentes limitées et explicites, zéro exigence. Rien que du nerf, pas une goutte de gras.
C’était comme ça qu’ils voyaient ça et comme ça qu’ils se le racontaient l’un à l’autre.
La journée était automnale, on aurait dit septembre. Miguel avait un costume gris. Carmen portait un chemi- sier à manches courtes et un tailleur d’un bleu pâlichon et hésitant. Elle replia sa veste avec la doublure à l’extérieur et elle la laissa sur la banquette arrière. Son sac, elle le serrait sur ses cuisses, comme si elle avait voulu le protéger ou se protéger.
- Qu’est-ce qui t’est arrivé ?
- Ah, ça. C’est rien. Je me suis cognée contre une porte, répondit Carmen en regardant l’hématome qui était apparu sur son avant-bras, presque au niveau du coude.
- Mais oui. Bien sûr. Contre une porte, vraiment ? C’est pas ce que disent toujours les femmes battues ? plaisanta Miguel.
Il faisait froid en sortant de la voiture, le temps était en train de changer et c’était à nouveau novembre.
Ils durent attendre le puissant M. Ortigosa pendant quinze minutes. Et tout ça, pour quoi ? Il voulait juste une meilleure ristourne, dix pour cent de plus. Et ils durent la lui faire, même si Carmen doutait que ça vaille la peine : la marge sur les livres de poche était déjà serrée et elle ne croyait pas que le volume des ventes d’Ortigosa compense- rait la ristourne.
- On se prend le reste de l’après-midi ? proposa Miguel Caturla.
- Oui, mais séparément.
- D’accord. Je t’appelle ce week-end.
Leur relation scandinave était comme ça, semblable à l’image la plus favorable que chacun avait de lui-même.
Ils se quittèrent devant la porte de la maison d’édition. Dans son bureau, Carmen mit de l’ordre sur sa table et elle jeta un coup d’œil au manuscrit. Il y avait une dédicace :
"Pour C.M., in memoriam."
Ce qu’il fallait être salaud. C.M. c’était elle bien sûr : Carmen Maldonado. In memoriam, à croire qu’elle était morte. Mais quel salaud. Il avait voulu dire quoi ? Que pour lui, c’était comme si elle était morte ? Et le titre, ça signifiait quoi alors ? Est-ce que par hasard c’était elle, la femme morte ? Ça ne serait pas une menace ? Une vengeance, toutes ces années après ?
Sur la femme morte. On pouvait comprendre ça de deux façons : à propos d’une femme morte ou bien au-dessus d’elle, sur le corps d’une morte. Sur son corps ? Quelle espèce de salaud. Elle venait de s’en souvenir, en appuyant sur l’interrupteur pour éteindre la lumière du bureau. C’était ce qu’elle lui avait répondu quand Carlos lui avait demandé de le laisser voir Jorge plus souvent. "Il faudra me passer sur le corps, tu m’entends ! Sur le corps !"
Vers le nord, entre les pics de la montagne, des nuages gris se levaient. Le vent était froid.
Elle avait mis les données pour le rapport trimestriel dans son sac, mais elle savait déjà qu’elle n’allait pas terminer le travail. Elle devait lire le foutu roman de Carlos. Au plus tôt. "Je veux que toi, tu le lises", avait-il écrit. Toi. Pourquoi elle ?

Walter SITI est né à Modène en 1947. Il a enseigné la littérature à l’École normale supérieure de Pise et dirigé l’édition des œuvres complètes de Pasolini. Deux ouvrages ont été publiés en France chez Verdier : Leçons de nu (2012) et Une douleur normale (2013).

Bibliographie