Trois quinquagénaires se retrouvent lors d’une réunion d’anciens élèves d’un lycée de Buenos Aires. Wave, rocker fainéant, convainc deux de ses vieux camarades de partir en week-end sur une plage en Uruguay.
À bord d’une vieille Ford Taunus, Mario, Le Nerveux et Wave prennent la route. Au lieu de retrouver leur adolescence, c’est rapidement leur présent qui s’impose : l’un vit encore chez sa mère, l’autre risque de divorcer et le rocker vient d’apprendre que sa femme le trompe (avec un gars « qui passe son temps au gymnase et écoute Shakira. Shakira ! Tu y crois, toi ? »).
Accompagnés d’une jeune autostoppeuse très enceinte, entre moqueries et petites misères, tout bascule au moment où l’un d’entre eux transpire trop en passant la frontière… De gaffes en malentendus, ce road-trip se transforme vertigineusement en roman noir, mais les héros sont très fatigués.
Un récit rythmé, très drôle, efficace, et des dialogues désopilants. L’auteur nous fait voyager avec une bande de bras cassés, salauds et finalement sympathiques. Un Big Lebowski du Cône Sud.
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"AH! mes amis quelle histoire. Quand Wave a dit à Mario, qui a dit au "Nerveux" quel mauvais coup ils allaient faire il en fallait pas plus pour que tous les trois se retrouvent dans la vieille Ford toute poussiéreuse. C'était sans compter sur Fatima enceinte jusqu'aux yeux. Une belle bande de branquignols !"Romuald
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"Une belle surprise !"Jean-Noël LevavasseurOuest
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"Une découverte passionnante." Lire la chronique iciSite Benzine Magazine
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"Le roman glisse vers le noir, à grands coups de volant et de disputes… Magnifique et réjouissant !" Lire la chronique iciBlog En lisant en écrivant
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"Un roman qui se lit avec plaisir pour la partie comédie, qui amène une introspection sur soi-même tant ils sont magnifiquement humains." Lire la chronique iciSite Le Littéraire
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"Un polar enlevé et dépaysant."Michel LitoutL'Indépendant
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"Une belle réussite entre humour et roman noir."Bernard CattanéoLe Courrier français
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"Un petit bijou !"Florence DalmasLe Dauphiné libéré
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"Noirceur et rédemption, l’Uruguayen Roberto Montaña nous embarque avec brio dans un road-story sauvage et tendre."Jérôme DelclosLe Matricule des anges
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"Des hommes qui malgré les petites trahisons, les moqueries, les rosseries, restent attachants parce que vivants. Leurs dialogues sont savoureux et l’ascension finale symbolique d’une certaine vision de la destinée humaine." Lire la chronique iciBlog America Nostra / Nos Amériques
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"Les tribulations de ces pieds nickelés sont aussi drôles que dramatiques et collent parfaitement au titre, Rien à perdre. Le lecteur, lui, a tout à y gagner."Télé Star Jeux
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"Dans ce road movie où tout se déglingue de plus en plus, Roberto Montaña dévoile petit à petit la personnalité profonde de ses antihéros tout en faisant évoluer l’intrigue de manière de plus en plus inquiétante, violente… et hilarante. Entre les frères Coen et Quentin Tarantino, ce mini-trip argentino-uruguayen se terminera de manière hallucinante."Jean-Marie WynantsLe Soir
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"Un amusant road trip de Pieds Nickelés nullement préparés à cette drôle d’aventure."Jean-Paul GuéryLe Maine Libre
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"Premier roman traduit en France de Roberto Montaña, Rien à perdre est un hilarant road trip en compagnie de corniauds immatures et attachants. Les bons mots défilent, une jeune auto-stoppeuse enceinte s’invite dans la ronde. L’évidence s’impose. Les années ont passé. Il aurait fallu arrêter le temps et rester ces gamins avec des mèches sur les yeux. C’est la morale délicatement désenchantée de ce roman tragi-comique."Christian AuthierLe Figaro Littéraire
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"Speedé, bien écrit et très, très drôle."Philippe BlanchetRolling Stone
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"Pour ceux qui ont besoin d'une parenthèse délirante, légère, entre crapauds toxiques et caïds en santiags, c'est parfait !" Lire la chronique iciChristophe LaurentBlog The killer inside me
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"Une sacrée révélation !"Hervé BouritTMV Tours Ma Ville
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"C'est drôle, assez cynique et l'odyssée des trois méchants nous les rend très proches."Télé ZBernard d'Epenoux
1
Une ride. C’est la première chose qu’il voit quand il passe la main sur le miroir embué : une ligne fine qui naît à l’angle de son œil droit pour disparaître deux centimètres plus bas, traçant une courbe descendante et définitive. L’espace d’un instant il se dit que c’est seulement une illusion d’optique, un effet de la lumière, mais quand il s’approche du miroir il a la confirmation que ce n’est pas une ride mais plusieurs, disséminées sur tout le visage, en train de grandir autour des lèvres, dans les plis du front, aux contours du nez.
– Bordel de merde, dit-il, et la voix rebondit contre les murs de la salle de bains comme s’il se trouvait à l’intérieur d’une église.
Il porte instinctivement sa main au visage. Ses doigts heurtent la monture métallique, fine, presque invisible, de ses lunettes. Les mots de l’ophtalmo lui reviennent soudain. Vous êtes presbyte, cher ami, et c’est déjà pas mal avancé, lui avait-il dit sans cesser d’écrire. Il avait franchi plusieurs rues avant d’arriver à monter dans le bus qui le ramenait chez lui. Il s’arrêtait à tout moment aux carrefours et regardait l’ordonnance comme si c’était une sorte de condamnation.
D’un geste brusque, il enlève ses lunettes et les laisse sur la tablette en verre, à côté de la brosse à dents et de la bombe de laque. De l’eau dégouline encore de son corps nu et la douche qui continue de légèrement goutter lui asperge les pieds. Il se regarde de nouveau dans le miroir avec une certaine inquiétude. Cette fois tout est redevenu comme avant. Un peu flou, un peu éteint, mais au moins il se reconnaît. C’est bien lui, Wave, le rocker charismatique qui a partagé la scène avec plusieurs des gloires du rock national. Rien n’a changé depuis. Ni son amour de la musique ni l’envie de se surpasser. Il n’y a qu’une chose qu’il regrette de cette époque glorieuse : les cheveux aux épaules, les boucles, cette coiffure qui était une véritable déclaration de principes, une façon de se rebeller contre une société frileuse et vénale. Il pense à cela tout en observant dans le miroir quelques rares cheveux fins et grisâtres, certains aplatis contre la peau lisse de son crâne, d’autres à peine dressés comme s’ils n’avaient déjà plus la force de se tenir droits.
La porte de la salle de bains s’ouvre soudain et Pat y entre.
– Tu n’entends pas l’interphone ? dit-elle d’une voix pâteuse, en clignant des yeux comme si la lumière la dérangeait.
– Quoi ? Ils sont déjà arrivés ? Mais je leur avais dit à sept heures, dit Wave tout en cherchant quelque chose dans l’armoire à pharmacie.
Pat baisse sa culotte et s’assied sur le siège des toilettes. Le jet d’urine gicle contre l’eau de la cuvette.
– Il est sept heures et demie, dit-elle.
– Tu leur as dit que je descendais ?
Pat se gratte la tête, les yeux fermés.
– Tu n’as pas vu le crayon pour les yeux ? demande Wave.
– Où tu vas ? demande-t-elle.
Wave cesse de fouiller dans l’armoire et se retourne lentement.
– Je croyais qu’on en avait déjà parlé…
– La seule chose que tu m’as dite, c’est que ta tante vend la maison en Uruguay.
– Eh bien…
– Eh bien ? Eh bien quoi ? Tu as l’intention de l’acheter ?
– Euh… on sait jamais, imagine qu’on me propose un contrat.
Pat se passe la main sur le visage.
– Juan…
– Stop, ne commence pas une de tes scènes.
Pat lève la tête et regarde le corps nu de Wave.
– Une scène ? Quand est-ce que je t’ai fait une scène ? J’aurais pourtant de bonnes raisons, j’aimerais bien savoir combien de femmes accepteraient de partager leur eye-liner avec leur mari ?
Wave se frappe la cuisse de la main.
– Tu me ressors encore ça ? Tu sais que je suis obligé de soigner mon image, Patricia.
– À moi, tu ne la fais pas avec ces histoires d’image, laisse ça pour les gamins qui t’écrivent des conneries sur Facebook, dit Pat en remontant sa culotte.
– Eh oui, maintenant c’est tous des petits cons, mais qui m’attendait à la porte partout où nous allions jouer ?
– J’avais dix-sept ans, j’étais une gamine et je ne venais pas te voir toi, je venais voir La Renga, dit-elle avant de sortir en claquant la porte de la salle de bains.
Le panier en rotin pendu au mur se décroche et des rouleaux de papier hygiénique roulent au sol. Wave se penche pour les ramasser et une image alors lui vient : Pat, une grande gigue maigre avec des inscriptions au feutre sur son sac à dos et un jean troué, grelottant de froid contre la façade du Cemento.
Il retourne à l’armoire et trouve l’eye-liner en cherchant derrière un pot de crème pour les mains. Il hésite un moment avant de tracer l’épaisse ligne sombre sous ses yeux, cette ligne qui est sa marque de fabrique et qu’il conserve depuis l’époque de ses premiers groupes, dans les années 1980.
Il noue la serviette autour de sa taille et ouvre la porte de la salle de bains. Un fin nuage de vapeur se dissout dans le couloir à peine éclairé. En sortant il trébuche sur quelque chose. Une chaussure. Il entre dans la chambre de sa fille en prenant garde à ne pas faire de bruit. La gamine dort, en travers du lit, comme quand elle était bébé. Il écoute sa respiration agitée, comme si elle faisait un mauvais rêve. Il se souvient de la dernière crise et frissonne. Il s’approche sur la pointe des pieds et laisse la chaussure sous le lit. La pire, la dernière crise a été la pire : ses yeux sont devenus blancs et son corps était si rigide que, quand il l’a soulevée, on aurait dit du bois. Il a dû descendre les quatre étages en la portant dans ses bras, parce qu’il y avait une panne d’électricité dans l’immeuble et que l’ascenseur ne marchait pas.
En sortant, il laisse la porte entrouverte et entre dans sa chambre. Pat est couchée, les yeux fixés au mur.
Wave pousse un gros soupir et s’assied au bord du lit.
– Pat, il faut pas qu’on se dispute, en ce moment il faut qu’on soit plus unis que jamais.
La télé est allumée mais sans le son. On dirait qu’il y a eu un accident. On voit une auto renversée dans la rue, et des éclats de verre partout. Wave est hypnotisé par l’image. Ses yeux sont docilement rivés sur l’écran qui scintille dans l’obscurité. Mais il ne tarde pas à se lasser et se retourne vers le lit. Pat est toujours de dos. Le drap se soulève et se creuse régulièrement au rythme de sa respiration.
– Pat, tu m’écoutes ? Je suis… Je suis sur le point de faire un truc important, pour nous, pour notre fille.
Il est brusquement interrompu par la voix claire et puissante de Pat :
– J’ai couché avec un autre.
Juste à cet instant la sonnerie de l’interphone résonne avec une telle violence que Wave sursaute et que la serviette autour de sa taille tombe par terre. Il reste un moment comme cela, nu et sans réaction, jusqu’à ce que la sonnerie résonne à nouveau à plusieurs reprises, à des intervalles de plus en plus brefs. Il se décide alors à sortir de la chambre et il traverse la salle à manger comme s’il avait quelqu’un à ses trousses. Une fois dans la cuisine, il décroche le combiné de l’interphone qui lui échappe des mains et se balance au bout du fil en tapant contre les carreaux au mur.
– Allô, dit-il quand il parvient à l’attraper.
– Alors, t’en as pour longtemps ? dit la voix du Nerveux dans le combiné.
– Non, non, j’arrive.
– Ça doit faire une heure qu’on est là.
– Oui, je descends.
– Tu as un thermos ?
– Un thermos ?
– Oui, un thermos, on en a vidé un à force de t’attendre et on a plus d’eau pour le trajet.
Wave découvre un cafard immobile sur le rebord de l’évier. Il le voit qui bouge ses longues antennes comme s’il avait détecté un danger proche.
– Tu as entendu ?
– Quoi ?
– Le thermos.
– Quoi le thermos ?
– Oublie, oublie… on prendra de l’eau chaude en route.
Il raccroche et observe le cafard. Il le voit s’avancer sur le marbre, traverser au-dessous des assiettes sales et s’arrêter sur les restes de nourriture.
Brusquement il semble se réveiller et retourne dans la chambre, comme poussé par la même force qui l’avait entraîné jusqu’à la cuisine. Rien n’a changé : la télé avec la voiture accidentée et sa femme tournée contre le mur comme s’il ne s’était rien passé.
– Qui c’est ? Je le connais ?
Pat remonte le drap sur ses épaules.
– Guillermo.
– Ton chef ?
– Non, Willy, le fils.
– Mais c’est un gamin…
– Il a vingt-huit ans, Juan, et ce n’est plus du tout un gamin.
Wave prend sa respiration comme s’il allait faire un long discours, mais au moment de commencer sa gorge se noue et il a à peine assez d’air pour dire une seule et unique chose :
– T’es vraiment qu’une salope.
– C’est déjà du passé, Juan, et ça n’arrivera plus.
– Et c’est supposé me rassurer ?
– Il est retourné aux États-Unis, il était en visite.
– Bien sûr, en visite, il est venu visiter la chatte de ma femme.
– Ne sois pas grossier, je t’en prie.
Des bruits bizarres s’échappent de l’autre chambre. Pat bondit hors du lit :
– C’est la petite.
Wave regarde le cul de sa femme comme s’il le voyait pour la première fois. Puis il se retourne très lentement vers la télévision. La dame en train de parler vient de faire ses courses. C’est l’impression qu’il a, parce qu’elle porte une robe d’intérieur et un cabas à la main. Derrière elle, les pompiers manipulent des tuyaux et un policier tente d’éloigner les curieux qui s’agglutinent sur le trottoir.
– C’était rien, elle s’est rendormie, dit Pat, debout sous le chambranle de la porte.
Wave détache les yeux de la télé pour fixer les seins de Pat.
– T’as vraiment pas honte, il a fallu que tu me le dises juste au moment où je dois partir.
– Et quand tu voudrais que je te le dise ? On peut jamais se parler. Quand je rentre du bureau, toi tu te tires à tes chères répétitions et les week-ends pareil, il y a toujours quelque chose qui t’oblige à sortir.
– C’est pas vrai, moi je suis d’accord pour parler…
– C’est ça, à deux heures du matin, quand je dors comme une marmotte. Moi le lendemain je me lève tôt, je ne pionce pas jusqu’à midi.
– Arrête de me balancer toujours la même chose, si j’ai bien compris, si tu couches avec un autre, c’est ma faute.
– J’en ai marre, Juan, marre de cette vie, j’ai plus la force, c’est comme si j’étais toute seule à tirer la charrette.
Pat ramasse le t-shirt et le short qui traînent par terre. Elle soupire comme si elle voulait se libérer d’un poids :
– Tu rentres quand ? demande-t-elle, en changeant de ton.
– Je ne sais pas.
– Pardonne-moi, Juan, je te jure que c’est la première fois que je fais un truc comme ça, dit-elle en s’approchant de lui.
– Ne me touche pas, dit Wave en reculant d’un pas.
À la télé, c’est l’heure de la météo. Une bonne femme montre un graphique avec des nuages chargés d’éclairs et de pluie. Pat s’appuie contre la porte de la chambre et ramène ses cheveux en arrière.
– Et qu’est-ce que tu as l’intention de faire ? demande-t-elle.
– Comment ça ? dit Wave d’une voix crispée.
– Tu as dit que tu avais une chose importante à faire, qu’est-ce que tu as l’intention de faire ?
Wave la regarde dans les yeux et se racle la gorge.
– Changer, dit-il en faisant les deux pas qui le séparent de la porte du placard. Et me changer, il se fait tard.
2
Debout à l’entrée de l’immeuble, le Nerveux est en train de crier dans l’interphone. C’est un type costaud, avec un certain air simiesque à cause notamment de son crâne arrondi, de ses oreilles décollées et de ses petits yeux rapprochés. Il agite les bras avec véhémence, comme s’il avait besoin d’appuyer ses arguments avec une gestuelle exagérée, alors qu’il n’a devant lui qu’une plaque de bronze d’où sort une voix entrecoupée. Quand il a fini de parler, il remonte son pantalon et reste les bras écartés. Il marche vers l’auto d’un pas chaloupé, ouvre la portière du passager et se laisse tomber sur le siège.
– Ce connard vient à peine de se lever, dit-il.
Mario porte à sa bouche deux biscuits d’un coup.
– Tu lui as dit de faire vite ? On va devoir faire une partie du trajet de nuit, dit-il.
Le Nerveux jette un coup d’œil de côté en direction de l’immeuble.
– Putain, qu’est-ce qui m’a pris de me brancher avec ce gonze…
– Et si au lieu d’aller en Uruguay, on restait à Entre Ríos ? Je connais un endroit sympa du côté de Villa Paranacito, on peut aller à la pêche, j’ai le matériel et les cannes.
– Tu es fou ou quoi ? Aller se faire bouffer par les moustiques sur une de ces îles ? Il y a quoi, là-bas ? Que dalle, des roseaux et de l’eau. Je préfère rester chez moi.
– Ben moi, tu vois, ça me plaît…
Le Nerveux n’insiste pas et change de ton :
– Non mais c’est que ce con, il commence à me gonfler. Tu as vu sa dégaine ? Tu as vu la perruque qu’il avait l’autre jour ?
– À la pizzeria ?
– T’as pas entendu quand il a raconté qu’il avait fait un traitement pour la repousse des cheveux ?
– Ben oui, les années ont passé, dit Mario en engouffrant de nouveau des biscuits.
Le Nerveux écarte les bras avec une grimace :
– Et alors ?
Mario bouge la tête et lui passe la petite calebasse. Le Nerveux l’empoigne et remue la paille dans l’herbe à maté.
– Ça peut repousser un peu mais pas à ce point. Fais pas chier, il se prend pour Rod Stewart, dit-il en versant deux cuillérées de sucre dans le maté.
Mario finit d’engouffrer les biscuits.
– Ouais, tu as peut-être raison, quand je l’ai croisé aux chiottes il avait les cheveux brillants comme du plastique.
– Évidemment que j’ai raison, en plus, t’as pas vu comme il se maquille ? Personne n’a le visage aussi lisse à cinquante ans. – Le Nerveux pose la calebasse sur le plancher de la voiture. – En plus, quand tu l’appelles González, il se retourne même plus, monsieur s’appelle Wave maintenant. Wave ! À nos âges… je t’en foutrai d’un con pareil.
– On va voir si l’histoire de la tante avec une maison en Uruguay, c’est pas du flan. Tu t’es pas posé la question ? dit Mario en passant la main sous le siège pour en sortir un sac en laine tricotée.
Le Nerveux ajuste les lunettes qu’il avait remontées sur son front et regarde en direction de la rue. Le soleil qui tape en plein sur un bâtiment couvert de miroirs l’éblouit.
– Bon, je te l’ai déjà dit, moi j’ai besoin de ces quatre jours pour débrancher, me tirer, changer d’air, si ce n’est pas dans la maison de la tante de ce con, ce sera dans un hôtel, ou une tente de camping, ou n’importe où, bordel, mais j’ai besoin de repos.
On entend quelque part le bruit d’une explosion. Une nuée de moineaux sort des arbres et se met à voler en cercle en piaillant fort. Le Nerveux les regarde jusqu’à les perdre de vue.
– J’ai regardé sur Internet, dit-il. C’est une station balnéaire fréquentée par des nanas de partout, des Brésiliennes, des Hollandaises, des Françaises, on dit que même les minettes de Punta del Este s’éclatent comme des malades au carnaval de La Pedrera.
Une voiture s’arrête à côté. C’est un coupé Chevy de couleur rouge, avec un toit en vinyle et des jantes larges. Le conducteur est un maigre aux yeux vitreux avec un tatouage qui lui recouvre tout le bras. Il leur dit quelque chose qu’ils n’entendent pas.
Mario baisse la vitre.
– Comment ?
– La Taunus, elle est de quelle année ? demande le maigre.
– 83, la special.
– Elle est impeccable. Tout est d’origine ?
– Oui, sauf le revêtement intérieur que j’ai refait il y a deux ans, mais j’ai gardé la même couleur, dit Mario.
– Vous en voulez combien ?
– Non, elle n’est pas à vendre.
– Sûr ? J’achète des voitures anciennes et j’ai des clients qui paieraient un bon paquet pour une Taunus Ghia dans cet état.
– Oui, je sais, mais je ne la vends pas, c’est un souvenir de mon père.
Le maigre fait une grimace et tape du poing contre sa poitrine.
– Vous avez raison, tout mon respect, dit-il, et en s’éloignant il appuie deux fois sur le klaxon.
Le Nerveux le regarde jusqu’à ce qu’il tourne au carrefour suivant.
– Et quand je pense que des tarés comme ça, le pays en est plein…
– Tu n’imagines pas le nombre de gens qui m’arrêtent dans la rue pour me demander la même chose, dit Mario, en fouillant à l’intérieur du sac.
– Moi, tout ce que j’espère, c’est qu’elle va pas nous planter au milieu du voyage. Estime-toi heureux que la mienne soit au garage pour refaire le moteur, sinon il aurait fallu me payer pour faire un voyage pareil dans ce tas de ferraille, dit le Nerveux, et il regrette aussitôt de l’avoir dit, mais quand il se retourne il se rend compte que Mario est absorbé par sa recherche dans le sac en tricot. Mais qu’est-ce que tu cherches ?
– Ça y est, j’ai trouvé, dit Mario, en portant à ses yeux une boîte rectangulaire.
– Une cassette ? Tu fais quoi avec une cassette ?
– Comment ça, qu’est-ce que je fais ? Je vais mettre de la musique.
– Ah parce que… l’autoradio aussi est d’origine ? Tu ne l’as pas changé ? dit le Nerveux en se penchant pour regarder de plus près.
– Mais tu es fou, comment tu peux comparer la qualité de ce machin avec les merdes qu’on trouve dans les voitures d’aujourd’hui ? Le seul petit problème c’est que de temps en temps la bande se fait avaler, mais je le démonte, je pulvérise un peu de wd40 et c’est bon.
– Mario, j’ai téléchargé de la musique jusqu’à trois heures du matin, je dois avoir plus de cent titres des années 1980 pour les écouter pendant le voyage, et maintenant qu’est-ce que je fous, moi, je me le fourre dans le cul ? dit le Nerveux qui tient la clé usb du bout des doigts.
– Mais non, t’es con, t’as pas idée de ce que j’ai là.
Mario ouvre la boîte et lui passe une cassette à l’étiquette jaunie.
Le Nerveux plisse les yeux et lit à voix haute :
– Camilo Sesto ? Tu écoutes Camilo Sesto, toi ? dit-il avec un ricanement.
– Comment ça, Camilo Sesto ? dit Mario en la lui reprenant. C’est pas possible, c’est ma mère qui a dû mélanger toutes les boîtes.
Le Nerveux prend la calebasse par terre et la remplit avec ce qui reste d’eau chaude dans le thermos. Il observe Mario en train de chercher comme un gosse un jouet perdu au fond du sac. Il se souvient de la rencontre à la pizzeria avec les ex-camarades de lycée. Des retrouvailles presque trente ans après. À quelques exceptions près, ils ne s’étaient pas revus depuis le voyage de fin d’études. Au début, ils avaient eu du mal à se reconnaître, mais au fil des anecdotes qui remontaient, le temps avait cessé d’être un obstacle. À la fin de la soirée, ils s’étaient retrouvés tout seuls tous les trois. Wave avait parlé de la maladie de sa fille et un long silence s’était installé. Mario touillait dans sa tasse de café comme si quelque chose était tombé dedans.
Le Nerveux termine de boire son maté.
– C’est vrai ce que tu as dit l’autre jour ?
Mario tend la main pour extraire un nouveau biscuit du paquet entre les sièges.
– Quoi ?
Le Nerveux est sur le point de dire “que tu aurais voulu avoir un enfant”, mais il n’ose pas.
– Ce que tu as dit sur l’aéroport.
– Ah, oui, c’est vrai.
– Et tu fais quoi ?
– Rien, qu’est-ce que tu veux que je fasse ? On boit du maté, on regarde les avions atterrir, dit Mario, sans cesser d’examiner les cassettes.
– Mais, mec, tu peux pas continuer à sortir te promener avec ta mère, il faut que tu te trouves une nana, que tu fondes une famille.
– Parce que tu crois que je ne voudrais pas ? C’est pas facile, les nanas de mon âge, elles sont vraiment compliquées.
Le Nerveux tourne la tête et fixe son regard sur la paire de jambes en train de s’approcher sur le trottoir.
– Regarde, non mais regarde cette poupée, c’est ça qu’il te faut, Mario, tu verras, c’est la solution à tes problèmes de hanche, dit-il en se penchant par la fenêtre.
Mario se frappe la tête du plat de la main.
– Tu viens de me le rappeler, je savais que j’avais oublié quelque chose : les comprimés contre les rhumatismes.
Le Nerveux passe sa langue sur ses lèvres :
– Salut, chérie, tu viens faire un tour avec nous ?
Une dame marche quelques pas en arrière. Elle promène un Yorkshire à poil gris avec des yeux saillants, sanglé dans un manteau rouge avec sur la tête deux petits nœuds assortis.
– Vous n’avez pas honte, elle pourrait être votre fille, dit-elle.
Le Nerveux la regarde et son visage se transforme :
– Oui, madame, vous avez raison, et vous voulez que je vous dise ? Ce chien aussi pourrait être votre fils, mais ce n’est pas le cas, alors vous devriez arrêter de l’habiller comme si vous l’ameniez à l’école maternelle.
Le chien s’arrête près d’un arbre, écarte les pattes et se met à pousser.
La dame se retourne et commence à tirer sur la laisse.
– Viens, Ernesto, dit-elle en le traînant.
– Oui, il vaut mieux que vous emmeniez Ernesto, emmenez-le et donnez-lui un peu de compote, il est constipé le pauvre petit, crie-t-il en sortant la tête par la fenêtre.
– Eh, oh, du calme, dit Mario qui essaye de lire l’étiquette sur la cassette.
Le Nerveux fait une grimace agacée et prend la calebasse pour aspirer, mais il n’y a plus d’eau dedans. Soudain, il ressent à nouveau cette étrange sensation : le sol s’ouvre sous ses pieds et il commence à tomber, à glisser dans un puits. Il s’agrippe de toutes ses forces au siège et se jette en arrière, les yeux fermés, parce qu’il ne veut pas voir comment tout ce qui l’entoure se met à tourner et à tourner. Il a envie de bouger, de sortir, de se libérer de cette chose qui l’empêche de respirer, mais il ne peut pas, il sait qu’il est trop tard, qu’il va mourir là, dans la rue, tout seul, sans sa famille, et qu’il n’y aura rien à faire pour changer ça.
Au bout d’un moment, il respire un grand coup et sent qu’il commence à se détendre. Des gouttes de sueur glissent sur ses tempes et il tremble de la tête aux pieds.
– Elle est là, je l’ai trouvée ! dit Mario en agitant une boîte en plastique.
La portière arrière de la Taunus s’ouvre et Wave monte à bord.
– Salut, dit-il d’une voix rauque en posant son sac à dos sur le siège.
– Tu arrives juste à temps, écoute, écoute-moi un peu ça, dit Mario en glissant la cassette dans la fente.
Mais des haut-parleurs, au lieu de musique, ne sort qu’un bourdonnement assourdissant qui les enveloppe comme un cri.