Publication : 09/09/2022
Pages : 448
Grand Format
ISBN : 979-10-226-1218-0
Couverture HD
Numérique
EAN : 9791022612302

Tu sais qui

Jakub Szamalek

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23 €
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9,99 €
Titre original : Cokolwiek wybierzesz
Langue originale : Polonais
Traduit par : Kamil Barbarski

Sur l’écran de Julita, la voiture est passée en accélérant et s’est jetée dans le vide en défonçant le parapet du pont. Il lui a semblé reconnaître le conducteur.
Julita est une jeune journaliste people sur un site web. Elle décide d’enquêter et devient rapidement la cible des réseaux sociaux. Elle vit entourée d’ordinateurs, smartphones et caméras sans vraiment comprendre comment ils agissent sur sa vie privée. Elle va devoir plonger dans les profondeurs cachées du web et d’un système judiciaire corrompu pour trouver des réponses.
Dans une enquête haletante aux ressorts inattendus, ce thriller passionnant souligne la rapidité et la profondeur des changements des nouvelles technologies ainsi que la passivité de nos sociétés qui les acceptent aveuglément.
L’auteur, une des stars montantes du polar polonais, a fait ses armes dans l’écriture des scénarios de jeux vidéo et met sa connaissance approfondie des révolutions technologiques et de la cybercriminalité, ainsi que son incontestable talent de conteur, au service du suspense.

  • "Nous sommes en Pologne et un ancien présentateur d’émissions populaires vient de mourir dans un tragique accident de voiture. Simple malchance comme la vie en réserve ? Ce n’est pas l’avis de Julita, jeune journaliste qui travaille dans un media web people, première marche vers ce monde de l’investigation auquel elle désire tant accéder. En analysant les vidéos de l’accident et avec l’aide d’un policier pas comme les autres, elle va s’apercevoir qu’il ne s’agit peut-être pas d’un simple accident, découvrir certaines ramifications très importantes et insoupçonnées de cette immense toile qu’est Internet, et remonter à certains pontes de la société polonaise. Ce premier tome d’une trilogie (avec néanmoins une vraie résolution à la fin) se dévore comme une série et décortique avec intelligence la problématique des nouvelles technologies. Préparez-vous à quelques nuits blanches, vous ne pourrez pas lâcher ce livre !"
    Ophélie Drezet
  • "Qu'il est réjouissant de découvrir une nouvelle plume aussi talentueuse, en l'occurrence venue de Pologne. Une enquête est habilement menée par une jeune journaliste, bientôt dépassée par son sujet. Très vite, elle plonge dans les méandres du monde numérique, à ses dépens. Rebondissements, suspens, tout nous tient en haleine jusqu'à la dernière page."
    Julie Duquesne
  • UN VRAI PLAISIR COUPABLE Un livre qu'on lit à toute vitesse. D'une efficacité narrative incontestable, ce roman n'est pas sans rappeler une trilogie bien connue. Mais oubliez Stockholm, direction Varsovie cette fois. Un thriller ultraréaliste qui va vous faire découvrir l'envers du décor du web…
  • "Formidable thriller qui embrasse des thématiques tout à fait contemporaines et intéressantes : le journalisme racoleur, le progrès techniques, informatiques au service du mal, le monde du darknet… Julita est la journaliste chargé des postes à potins sur le net, Léon, est l'unique témoin de l'accident de Mr Pistache, le héros d'une émission pour enfant. Réunis par ce fait divers, et aidé par un mystérieux hacker ils vont creuser un peu dans cet accident un peu louche… gare à eux !"
    Christelle Le Botlan
  • "Tu sais qui, un polar pas banal sur les dérives de la technologie. Haletant. Rythmé. Naïf et sérieux. Improbable voire incroyable, mais parfaitement ancré dans la réalité. Tellement vrai. Et effrayant. Ce premier volet de “La trilogie du dark net” est une réussite. On est impatient de lire les autres." Lire la chronique ici
    Alain Marciano
    Site Benzine Magazine
  • "On s'est régalé. Pour l'intrigue, qui mêle corruption, grande et cybercriminalité (vous verrez la méfiance avec laquelle vous considérerez votre ordi, après ça). Pour le ton, direct. Pour la visite de Varsovie, plus réaliste que touristique. Pour la plongée sans fard dans la Pologne d'aujourd'hui, une découverte."
    Anne-Sophie Hache
    La Voix du Nord
  • "Ami lecteur, après avoir refermé ce livre, vous ne regarderez plus jamais vos appareils électroniques comme avant. Vous voyiez votre téléphone, votre ordinateur comme vos alliés ? Ils peuvent devenir votre pire fragilité. Même les plus technophobes se laisseront prendre dans les filets retors du Polonais Jakub Szamalek."
    Agnès Laurent
    L'Express
  • "Au final vous avez un polar divertissant et instructif. Et joie, la suite est déjà annoncée, on retrouvera Julita." Lire la chronique ici
    Blog L'actu du noir
  • "Ce roman à suspense de Jakub Szamalek, le premier traduit en français, est une terrifiante plongée au cœur de la cybercriminalité, ça fait peur et on en redemande. Bingo, il y a deux tomes à venir."
    Bernard Babkine
    Madame Figaro
  • "Tu sais qui nous entraine dans un bal virevoltant, non de vampires mais de nouvelles technologies informatiques. Délétère et cybernétique à souhait !" Lire la chronique ici
    Claude Grimal
    Site En attendant Nadeau
  • "L’auteur est un conteur de première catégorie, le récit est passionnant, fluide, sans baisse de rythme [..]. L’écriture est vive, le regard vinaigré, l’humour piquant. Les personnages sont tous intéressants, souvent complexes. Ils permettent de multiplier les points de vue et les fils narratifs. On est pris très vite par cette histoire qui nous plonge dans les profondeurs du web. Et c’est de plus en plus effrayant, car on se sent, comme l’héroïne, très démuni face à la puissance des nouvelles technologies et les possibilités qu’elles offrent de surveillance et de manipulation." Ecouter le podcast ici
    Michel Abescat
    France Inter - Le Polar sonne toujours 2 fois
  • "Un thriller brillant." Lire la chronique ici
    Site Le Littéraire
  • "Un thriller technologique vif et nerveux."
    Revue 813
  • Lire la chronique ici
    Site Encres vagabondes

Pour ma grande petite sœur,

Agnieszka

 

 

 

 

Avant-propos

Ceci n’est pas un roman de science-fiction.

 

 

 

1

Quelle époque, se dit Czesław Komar, en jetant un coup d’œil au rétroviseur de sa bonne vieille Mercedes. Dans le temps, on pouvait discuter avec les passagers. Parfois de choses sérieuses, parfois de broutilles, il fallait bien l’admettre, mais au moins il y avait un contact humain, un lien. Et maintenant rien, ils fixaient leurs satanés téléphones comme s’il n’était pas là, comme si le taxi se conduisait tout seul. Ce client-ci ne dérogeait pas à la règle et ne lui avait pas adressé un mot, pour quoi faire ? Il restait là et cajolait son portable comme s’il voulait percer un trou dans l’écran. Pourtant, il avait l’air de ne pas avoir fermé l’œil de la semaine.

Non mais sérieux, je vais craquer, pensa le chauffeur.

– Et qu’est-ce que vous faites de si intéressant, avec ce téléphone, monsieur ?

Le passager ne broncha pas. Il était sourd, ou quoi ? À moins qu’il fût étranger ? Czesław n’avait pas songé à ça. Or, effectivement, le type n’avait pas l’air d’être du coin.

– On pourrait dire que je mets de la musique, répliqua le client en fin de compte, sans détacher son regard de l’écran pour autant. Pourriez-vous ralentir un peu, s’il vous plaît ?

De la musique, s’étonna Komar en appuyant légèrement sur la pédale de frein, alors dans ce cas pourquoi on n’entendait rien ? De plus, le passager n’avait pas d’écouteurs. Et donc quoi, la mélodie passait dans sa tête ? Il s’était greffé un câble ? Mais le chauffeur renonça à poser davantage de questions. Il y avait quelque chose dans la voix du passager qui coupait l’envie de poursuivre la conversation.

 

Leon Nowiński sentait que le fond du sac qui enveloppait le hot-dog s’imprégnait de sauce. Encore un peu et elle allait couler à travers le papier et salir la manche de sa chemise soigneusement repassée. Leon s’enfonça le reste du sandwich dans la bouche, la referma à grand-peine, puis jeta l’emballage gluant de moutarde au sol, avant de s’essuyer la main sur le fauteuil passager. C’est la dernière fois, se jura-t-il intérieurement en avalant la bouillie insipide, c’est la dernière fois que je repousse le réveil pour un petit rab de sommeil.

– Allô, allô Varsovie ! héla une voix à la radio. Comment ça va ? Vous êtes déjà au boulot ? J’espère que oui, parce que le trafic sur les axes d’accès est de plus en plus dense ! Ça bouchonne déjà sur les rues Marsa et Puławska, vous allez y perdre au moins un quart d’heure. Il faut aussi lever le pied sur les allées Prymasa Tysiąclecia…

Au son de ce nom familier, Leon regarda par réflexe ce qui se passait de l’autre côté de la voie. Effectivement, ça coinçait déjà. Des centaines de véhicules progressaient en direction du centre-ville à une allure digne d’un glacier et klaxonnaient furieusement les automobiles qui forçaient le passage en provenance des rues perpendiculaires.

Par chance, Leon roulait en sens inverse, vers les banlieues Targówek et Żerań, avec leurs barres d’habitations couvertes de crépi pastel et leurs micro-usines délabrées qui servaient de sièges à des petites et moyennes entreprises dont les noms se terminaient toujours en “ex” ou en “pol”. Leon travaillait pour l’une d’entre elles, chez Diet-Pol. Et si on prêtait foi aux calculs de son gps, il allait arriver sur place à 07h59. Ce qui voulait dire qu’il déboulerait à la réunion hors d’haleine, mais à l’heure.

Leon appuya sur l’accélérateur de sa fidèle Škoda (année 1996, couleur canari, un sapin désodorisant accroché au rétroviseur) et s’engagea sur la s8. Les bâches des camions battaient au vent. De derrière les panneaux acoustiques, les croix et les anges en pleurs du cimetière militaire pointaient. Des cyclistes en blouson réfléchissant roulaient sur la passerelle. Leon se faufila rapidement jusqu’à la file de gauche. Le compteur indiqua 110 puis, l’instant d’après, 120 kilomètres-heure, soit 30 kilomètres au-dessus de la limite autorisée sur ce tronçon.

Leon jura dans sa barbe. Il détestait contrevenir au code de la route. Et encore, si ça avait été pour la bonne cause, si cette réunion avait été importante. Mais Diet-Pol, ce n’était pas un hosto où on préparerait une greffe de cœur, pas même un cabinet d’avocats où on définirait la ligne de défense d’un client accusé à tort. Non, Diet-Pol n’était qu’un producteur d’en-cas et de boissons peu caloriques, et le sujet du jour, c’était la nouvelle étiquette d’un jus de chou fermenté que Leon était censé dessiner. La dernière version n’avait pas plu aux chefs. “Trop rustaude”, avait dit Michał, l’homme qui occupait le poste au nom ronflant de product manager, “nous avons besoin d’un truc moderne, tu sais, axé jeunesse”. Un jus de choucroute axé jeunesse, Leon grimaça au seul souvenir de cette idée. Vraiment, la civilisation occidentale arrivait à son terme.

La Škoda jaune s’engagea sur le pont Grot-Rowecki. Leon jeta un œil au centre-ville : les gratte-ciels qui entouraient, telle une couronne, le Palais de la culture et de la science, étaient à peine visibles d’ici. Le smog qui s’épaississait de jour en jour annonçait l’arrivée de l’automne plus sûrement que les feuilles rougeoyantes.

Leon bifurqua vers la voie rapide au-dessus de la rue Jagiellońska – et sursauta sur son siège au bruit du klaxon qui retentit dans son dos. Un puissant 4×4 fonçait derrière lui, un véhicule de couleur noire, mat, avec des plaques d’immatriculation personnalisées “w pistache”. Le klaxon mugit à nouveau, les feux avant clignotèrent. C’était le signe international pour dire “dégage de mon chemin, connard”.

– Mais tu vois bien qu’il y a un bus à côté, crétin ! cria Leon, plissant les yeux à cause de l’intensité de la lumière. Où veux-tu que je me décale ?

Les coups de klaxon et les appels de phares ne cessaient pas. Leon avait pour habitude d’être un gentil garçon : il tenait la porte aux inconnus, et cela même lorsqu’il était pressé, il participait au Téléthon, n’achetait que des œufs de poules élevées en plein air. Mais là, son sang ne fit qu’un tour.

– Va te faire foutre, abruti ! grogna-t-il, puis il ouvrit la vitre et sortit la main, majeur tendu.

Dans son rétroviseur, il voyait le conducteur de la Jeep, un type dans la cinquantaine, vêtu d’une polaire à la mode, à col asymétrique, hurler et taper du poing sur le tableau de bord. Leon sourit avec satisfaction.

– Vas-y, continue à crier, débile…

Le 4×4 vrombit, accéléra et s’approcha dangereusement de sa Škoda, chargeant sur son parechoc. Leon enfonça l’accélérateur, mais sa voiture ne pouvait se mesurer au monstre noir qui semblait charger à 200 kilomètres-heure.

– Oh bordel… gémit Leon. Mais il va m’emboutir, ce con !

Par chance, le chauffeur du bus qui roulait à ses côtés dut remarquer ce qui se passait parce qu’il freina brutalement et permit à la Škoda de se réfugier sur la file de droite. Leon tourna violemment le volant et dégagea le passage de la Jeep qui klaxonnait toujours, évitant de peu la collision.

Leon fouilla son sac sans quitter des yeux le véhicule qui s’éloignait. Ses clés, son badge de bureau, un livre, un paquet de chewing-gums… Il sentit enfin sous ses doigts la surface vitrée de son Smartphone. Il s’empara de l’appareil et composa un numéro à trois chiffres, 1-1-2, puis enfonça la touche verte.

– Attends un peu, espèce d’enflure, marmonna Leon dans sa barbe. Tu vas regretter de…

Sa voix s’étrangla dans sa gorge. Au lieu de tourner, la Jeep fonça tout droit, sans ralentir, et cogna à pleine vitesse la barrière de la voie rapide. Il y eut un fracas, un grincement et des étincelles. L’automobile de plusieurs tonnes déchira la rambarde et chuta sur la rue Jagiellońska, s’écrasant sur l’asphalte.

Leon immobilisa sa Škoda sans y penser, comme un mécanisme aux ressorts brisés, et quitta l’habitacle. Il observa, incrédule, l’épave déformée au milieu des éclats de verre. Le conducteur du bus le dépassa – il courait avec un extincteur et sa cravate rouge voletait au vent.

– Allô ? Allô !

Une voix féminine déformée sortit Leon de sa torpeur.

– Ici le 112 ! Quelle est la raison de votre appel ?

– Je voudrais… dit-il avant de déglutir. Je voudrais signaler un accident.

 

Julita Wójcicka fixait les lettres sur l’écran de son ordinateur. Et celles-ci s’entêtaient à s’éclairer en vert. Ce n’était pas bon.

– Allez, allez… chuchotait-elle en faisant tourner entre ses doigts un crayon mordillé.

– Je te l’avais dit, déclara Piotr, assis à côté d’elle.

Il sirota une gorgée de thé, puis essuya sa moustache taillée à la dernière mode.

– Même nos lecteurs ne mordront pas à l’hameçon d’un putaclic aussi grossier, renchérit-il.

– Ha ! s’extasia Julita, en levant les bras au-dessus de sa tête dans un geste triomphal. Regarde ça !

Le fond sous le titre changea de couleur et devint rouge. Cela voulait dire qu’au cours de la dernière minute, au moins mille internautes avaient cliqué sur le lien et ouvert l’article de Julita au titre dramatique : “ilona zajĄc se montre en bikini : je ne vais pas me taire quand des haineux me traitent de grosse [regarde les photos ici].” Et cela signifiait en conséquence que le texte se retrouverait en première page du site au lieu de figurer dans la section de niche “Culture”.

Piotr ne répliqua rien, il soupira seulement avec une exagération théâtrale et pivota vers son écran. Julita comprenait sa frustration. Cela faisait une semaine qu’il n’avait pas réussi à publier un seul texte sulfureux. Ses articles successifs “découvre comment les stars de la série le klan ont changé”, “une effroyable trouvaille au cours d’une cueillette de champignons” et “un koala fait de la luge” s’affichaient en vert et parfois même – ô terreur – en bleu, ce qui indiquait un désintérêt total des internautes. Pire, Piotr passait des heures sur chaque texte, peaufinant à l’infini le déroulé de ses phrases, cherchant des synonymes ou des tournures originales. Julita, en revanche, avait préparé son article sur Ilona Zając en un quart d’heure, pause cigarette comprise.

La jeune femme se leva de son bureau, s’étira et se dirigea d’un pas vif vers la kitchenette. Avec un texte rouge au compteur, elle n’avait plus à se tuer à la tâche, elle venait de produire sa norme journalière. L’eau frémit dans la bouilloire bas de gamme saturée de calcaire. Le café instantané fondit et diffusa une odeur agréable. Julita porta à ses lèvres la tasse rouge vif ornée d’une inscription violette, “meganews.pl”, but une gorgée et parcourut le bureau du regard.

Il y avait là une quinzaine de postes de travail blancs, des ordinateurs vrombissants, le clic-clic des souris et le halo bleuté qui se réfléchissait sur les verres des lunettes. Au mur, deux immenses écrans : le premier affichait la page principale du site avec sa heatmap superposée, c’est-à-dire avec les couleurs qui indiquaient la popularité de chaque texte ; sur le second, on diffusait une chaîne d’infos en continu. À l’autre bout de la salle, il y avait trois pièces délimitées par des parois en verre (les bureaux de la chef, du vice-chef et des informaticiens). Dans un coin, on avait réuni les imprimantes et les scanners. Derrière les fenêtres, la vue se composait du panorama de la rue Cybernetyki et d’un ciel nuageux découpé par les bras ajourés des grues.

Julita avait imaginé autrement sa carrière de journaliste. Elle avait rêvé d’un poste dans un grand journal : Gazeta Wyborcza, Polityka ou Newsweek. Elle avait espéré des discussions houleuses au cours de réunions de rédaction matinales, des rencontres avec des politiciens à la cantine du parlement obscurcie par la fumée des cigarettes, des rendez-vous secrets avec des informateurs anonymes en imperméable qui lui glisseraient un dossier de factures sur la table gluante d’un bar – ce genre d’atmosphère. Elle avait même réussi à décrocher un stage dans une rédaction de ce type, mais non rémunéré. Trois mois durant, elle avait transvasé de la paperasse, mis de l’ordre dans les archives, modéré des forums Internet dans l’espoir que quelqu’un la remarque et la prenne sous son aile. Mais les grands titres avaient beaucoup de stagiaires, et parmi eux la jeunesse dorée varsovienne pistonnée par des parents influents. En comparaison, Julita, originaire de Żukowo en Kachoubie, vêtue de fringues dénichées dans des friperies, peinait à sortir du lot.

Puis elle avait vu une annonce pour le site Meganews.pl. On cherchait un journaliste pour le département “Événements”, on promettait une équipe jeune, un salaire concurrentiel, des déplacements professionnels. L’immeuble de bureaux, très moderne, faisait son petit effet, la rédactrice en chef l’avait tutoyée d’emblée, elle avait ri à ses blagues. Vraiment, que demandait le peuple ?

Bien sûr, lorsqu’elle avait commencé le travail, la réalité s’était avérée moins rose. Le département “Événements”, en dépit de ce que Julita s’était imaginé, ne s’occupait pas de questions telles que, disons, les incendies en Grèce ou les élections municipales. Il s’agissait plutôt d’événements du type l’apparition d’une actrice peu connue à un gala dans une robe transparente ou le dernier selfie de la gagnante de la précédente saison de l’émission les-Anges-machin-truc. En d’autres termes, elle travaillait pour un tabloïd du Net, un canard dont le succès se mesurait exclusivement au nombre de pages visitées, ou plutôt au nombre de publicités affichées. Et l’équipe ? Elle était effectivement jeune… et inexpérimentée. Les salaires étaient concurrentiels au regard des normes du milieu, c’est-à-dire minables, tributaires des résultats et soumis à un contrat à la commission.

Mais Julita n’avait pas à se plaindre. À l’inverse de ses amies et de ses camarades de promo (en Journalisme et communication sociale à l’université swps de Varsovie), elle vivait effectivement de sa plume. Elle n’était peut-être pas très fière des textes publiés, mais leur écriture lui venait facilement, elle avait un don pour ça. Et puis… le propriétaire de Meganews, le groupe itvv, possédait beaucoup d’autres titres dans son portefeuille, dont quelques-uns influents et communément respectés, comme l’hebdomadaire Poprzek, par exemple, dont les bureaux se trouvaient à l’étage au-dessus…

Julita termina son café, lava sa tasse à l’aide d’une vieille éponge puante que personne n’avait le courage de remplacer, et revint à son bureau. Assise en tailleur sur une chaise grinçante, des écouteurs aux oreilles, elle parcourut les profils des starlettes de deuxième et troisième catégories à la recherche d’un nouveau sujet.

 

Le brigadier Radek Gralczyk marchait sur l’asphalte mouillé en déroulant lentement une bande marquée “police” autour du lieu de l’accident. Dans son dos s’étalait la carcasse de la Jeep noire. La voiture avait chuté sur la chaussée d’une hauteur de quinze mètres environ, s’était retournée et avait basculé sur le côté. Le conducteur n’y avait pas survécu. Il ne pouvait pas y survivre.

Mais le brigadier Radek Gralczyk ne faisait pas attention à l’épave, ni aux bouts de verre qui grinçaient sous ses lourdes bottes, ni aux odeurs d’huile de moteur, d’essence et de sang. Premièrement, cela faisait trois ans qu’il travaillait à la police routière et il avait déjà vu son lot d’accidents, peut-être moins spectaculaires que celui-là, mais quand même. Deuxièmement, ses pensées étaient ailleurs.

– Saloperie, jura-t-il en avançant sur le bitume bleuté par les gyrophares policiers. Et maintenant ?

Cela faisait un certain temps que sa femme, Alicja, ne se sentait pas très bien. Elle souffrait de migraines, était sans cesse somnolente, manquait d’appétit. Au début, ils avaient cru que c’était une sorte de grippe, l’équinoxe d’automne ou un surplus de gluten dans son régime alimentaire, allez savoir. Mais, pour finir, lui ou elle avait posé la question qui leur trottait à tous les deux dans la tête depuis un petit moment déjà : et si Alicja était enceinte ? Elle prenait la pilule, donc les chances étaient minimes, et pourtant… Quand elle était sortie de la salle de bains, ce matin, les larmes aux yeux, tripatouillant la ceinture de son peignoir, il savait déjà ce qu’elle avait vu sur le test : deux traits. Or, entre-temps, Alicja avait bu de l’alcool, fumé des cigarettes, pris une flopée de médicaments… Puis ils avaient lu que c’était peut-être dû aux antibiotiques, justement, que ceux-ci pouvaient perturber l’effet de la pilule. Mais bon, que faire, ils ne pouvaient s’en prendre qu’à eux-mêmes – après tout, n’importe quelle publicité pour un médicament s’achevait par une mise en garde prononcée d’un seul souffle : avanttouteutilisationveuillezlireattentivementlanotice.

Avec un seul enfant, ils avaient déjà du mal à joindre les deux bouts. Radek touchait un salaire ridicule et celui d’Alicja, prof de géographie dans un lycée technique, était encore plus petit. Dans le studio que Radek avait hérité de ses grands-parents, ils s’entassaient à grand-peine : attablés à trois dans la cuisine minuscule, leurs coudes s’entrechoquaient. Alicja avait bien suggéré qu’ils déménagent à nouveau chez ses parents dans une maisonnette à Jabłonna, mais Radek avait écarté cette proposition en usant d’un langage fleuri qui ne seyait guère à un fonctionnaire des forces de l’ordre.

Une autre solution subsistait encore : l’avortement. Un mot qui, en Pologne, n’était prononcé qu’à voix basse, à la maison, sans se regarder dans les yeux et en tournant le dos au crucifix accroché au mur. Hier encore, Radek était un fervent opposant à cette pratique. Ce matin, il calculait combien coûterait le voyage d’Alicja dans une clinique en République tchèque. La réponse était : beaucoup plus que ce qu’ils avaient mis de côté sur leur compte épargne. Or, le temps pressait…

Trois mille złotys. Radek disposait d’une semaine pour trouver cet argent, après quoi il n’aurait plus qu’à remplir ses demandes d’allocations familiales du programme “500+” pour un enfant à charge supplémentaire. Mais comment dénicher une telle somme ? Il aurait bien fait une prière d’intercession, mais vu l’affaire il se sentait un peu gêné.

– Eh, Radek ! l’appela Jarosław, un camarade de caserne, un garçon aux joues roses et perpétuellement souriant.

Il était accroupi près de la carcasse de la Jeep et regardait à l’intérieur.

– Viens voir un instant !

Le brigadier Radek Gralczyk attacha le bout de la bande à un lampadaire et s’approcha de la voiture aplatie. Le bras du macchabée sortait par la fenêtre latérale. Une montre très chère scintillait au soleil, la trotteuse tremblotant sur place.

– Ouais ? demanda Radek sur un ton qui exprimait davantage l’impatience que l’intérêt.

– Regarde-moi ça, répliqua Jarosław avec la mine fière d’un prestidigitateur qui s’apprêtait à sortir un lapin de son chapeau. Tu reconnais le type ?

Radek Gralczyk jeta un œil dans l’habitacle. L’homme blotti contre l’airbag semblait piquer un petit somme agréable. Ce n’est que lorsqu’on regardait plus bas, ses jambes broyées et le blouson imprégné de sang, qu’on comprenait qu’il ne se réveillerait jamais de sa sieste. Radek contempla son visage. Un nez légèrement retroussé, une grande bouche charnue, un grain de beauté caché dans les sourcils… effectivement, il avait déjà croisé ce type.

– Attends, attends…

Il eut une illumination.

– Ça ne serait pas le mec de la télé ? Boczek ?

– Buczek ! Ryszard Buczek ! annonça Jarosław, tout sourire. Pas croyable, non ? Je me demande où est-ce qu’il allait si vite…

Radek n’écoutait plus. Il se releva, s’épousseta les mains et avança d’un pas vif vers le véhicule de police garé sur le bas-côté.

– Eh ! Où est-ce que tu vas ?

– Fumer, répliqua le brigadier Gralczyk avant de s’emparer de son téléphone.

 

Julita se demandait quoi écrire. Elle avait déjà découvert que ce qui se cliquait le mieux, c’était des articles qui appartenaient à l’une des trois catégories suivantes : “viser, bâcher, détruire”, “incroyable et choquant” ou “deviner et compléter”. Le plus facile, c’était d’écrire des textes de la première catégorie. Il suffisait de prendre un commentaire sulfureux, amusant ou au moins grossier, par exemple d’un politicien sur un autre politicien ou d’un people sur un autre people. Puis on affublait la citation choisie d’une formule toute faite : “X a bâché Y dans son style habituel. Sans pitié !”, “Vous devez lire ça ! X a détruit Y !” ou éventuellement “X répond aux critiques de Y. Il vise juste, comme toujours !”. Et puisque des célébrités, il y en avait à la pelle – se classaient dans cette catégorie tant les acteurs, les chanteurs et les politiciens que les vainqueurs des émissions de téléréalité ou les coachs de fitness –, et que chacune d’entre elles possédait un compte sur un réseau social et s’efforçait d’y briller, on pouvait pondre chaque jour des douzaines de textes de ce genre en utilisant essentiellement les commandes “Ctrl + c” et “Ctrl + v”.

L’écriture d’un texte de la série “incroyable et choquant” ne constituait pas non plus un défi en soi, à ceci près qu’il fallait vraiment disposer d’une matière en béton. Depuis que les gens avaient vu “la maman de la petite Magda”, une femme soupçonnée d’avoir tué sa fillette de six mois, faire du cheval en bikini souriante et confier aux journalistes que, maintenant que sa fille était morte, elle avait le temps de se consacrer à ses véritables passions, il était difficile de les surprendre. Mais, de temps à autre, les tabloïds débusquaient un mets de choix : un train avait embouti un bus ou un bus avait embouti un train, quelqu’un avait décapité son voisin à la hache, et cætera. Alors, il fallait poster très vite l’article en question sur sa page, l’agrémenter de grosses lettres bien rouges, de points d’exclamation et de photographies en gros plans. Il ne restait ensuite qu’à ramasser les clics.

Pour finir, il y avait les “deviner et compléter”, c’est-à-dire des articles qui jouaient sur les ambitions des lecteurs. Ici, le contenu importait peu, l’essentiel était d’ajouter à la fin du titre une formule du type “Tu ne devineras jamais !”, “Personne ne réussira ce test !”, ou éventuellement “Réussiras-tu à compléter cette liste ?”. En apparence, la chose était simple, mais il fallait vraiment se mettre dans la peau du lecteur pour anticiper à quel hameçon il allait mordre. La catégorie “deviner et compléter” contenait aussi des quiz – sur la cuisine mexicaine, sur les fruits exotiques ou sur les marmottes, peu importait. On pouvait encourager à cliquer par un défi (“Vas-tu obtenir un maximum de points ?”), par une promesse d’aide (“Avec ces indices, tu trouveras sûrement !”) ou en instillant chez le lecteur la croyance que passer du temps sur ces questions lui serait utile (“Voilà de quoi réveiller ses neurones un lundi !”). Les quiz généraient immanquablement des clics – après tout, chacun avait envie de se sentir malin –, mais étaient longs à concevoir, il fallait y consacrer une ou deux heures, alors le calcul des pertes et des profits n’était pas si évident.

Indépendamment de la catégorie, les chances de succès croissaient avec une promesse d’images, c’est pourquoi, à la fin du titre, il valait la peine d’annoncer en majuscules une galerie de photos ou, mieux, une collection de mèmes des internautes. Bien entendu, la photographie ne pouvait pas représenter n’importe quoi, il fallait procéder à sa sélection en suivant la pyramide de Maslow de la Toile : en bas des nichons, au milieu du sang, et au sommet des chatons.

En fin de compte, Julita décida de préparer un quiz d’identité, c’est-à-dire du type “Quel(le) ville/voiture/légume es-tu ?”. Ici, on pouvait lâcher la bride à son imagination, jouer au psychologue de comptoir et s’autoriser un sens de l’humour abstrait digne des Monty Python. Cependant, Julita n’eut même pas le temps de terminer sa première question qu’elle entendit la voix de sa chef, Ula Mackowicz.

– Wójcicka ! Dans mon bureau, et que ça saute !

Julita obéit au quart de tour et s’avança en direction de la pièce vitrée. Comme d’habitude, sa patronne travaillait en multitâche. Elle bavardait au téléphone en le coinçant entre l’épaule et la joue parce que ses mains étaient prises : dans l’une, elle tenait un stylo avec lequel elle prenait des notes à la volée, dans l’autre, elle serrait une balle en caoutchouc. Simultanément, elle ne quittait pas du regard sa télé branchée sur la chaîne tvn24, tandis que, de son talon chaussé d’une tennis orange, elle s’efforçait d’effacer une tache de café sur sa moquette.

Julita s’assit en face et attendit que sa patronne termine sa conversation. N’ayant rien de mieux à faire, elle tourna la tête vers la télévision. Le bandeau en bas de l’écran était blanc, ce qui signifiait qu’il ne se passait rien qui soit digne d’attention. Sur le plateau, il y avait ces experts immuables qui se sentaient à l’aise sur n’importe quel sujet, des prophètes pour qui l’avenir n’avait aucun secret. À présent, ils parlaient de la Cour suprême, mais quels diagnostics et quelles thèses ils étaient en train d’établir, c’était impossible à dire parce que le son était coupé.

– Quinze minutes, c’est ça ? demanda Ula en se grattant la nuque du bout du stylo. Bien… Bien… Je comprends.

Julita contempla sa chef. Comme toujours, elle était vêtue avec style – un jean troué, un survêt avec une inscription sympa –, une tenue agrémentée de lunettes avec d’épaisses montures violettes. Comme toujours, elle n’avait pas l’air frais : ses yeux étaient rouges, ses cheveux sales étaient attachés dans une natte grossière et le vernis de ses ongles s’écaillait.

– Oui, oui… Oui, oui…

Julita connaissait ce ton. Ula Mackowicz s’impatientait déjà et souhaitait mettre fin à la conversation.

– D’accord, ce sera fait. Très bien… à bientôt.

La rédactrice en chef raccrocha et posa le portable à côté des deux autres. Les appareils sur silencieux vibraient et sautillaient sur le bureau ; leur vue évoquait des poissons jetés sur le rivage, qui tenteraient désespérément de retourner dans l’eau. Ula Mackowicz vérifia d’un coup d’œil qui l’appelait, puis, estimant visiblement que ce n’était personne d’important, elle se tourna vers Julita.

– Écoute… est-ce que je peux m’en tirer un peu devant toi ? Je t’ai fait venir pour une affaire urgente, mais je ne tiendrai pas plus longtemps…

– Bien sûr, répondit Julita avec un sourire forcé.

– Ouf, merci…

La rédactrice en chef sortit un tire-lait du tiroir de son bureau et souleva sa blouse.

– Encore une minute et j’aurais explosé.

L’appareil se mit à vrombir et à siffler tel le masque respiratoire de Dark Vador et Mackowicz soupira avec un soulagement manifeste. Elle avait donné naissance à son deuxième enfant récemment, un garçon. Tout le monde, le vice-rédac en chef Adam compris, supposait qu’elle serait absente six mois, voire même une année, mais Ula était revenue après trois mois.

– Bien, venons-en au fait, dit la patronne en s’adossant à son fauteuil. Tu as entendu parler de l’accident de la rue Jagiellońska ?

– Oui. Piotr a rédigé un article à ce propos dans la section “Varsovie”.

– Bah tu vois, il s’avère que c’est un sujet pour la une, annonça la rédac-chef avec un sourire triomphal. On a reçu un tuyau d’un témoin anonyme. Tu sais qui était au volant ? Ryszard Buczek.

– Oooh…

– On a engagé un photographe, il est déjà sur place. Il dit qu’on recevra les photos dans un quart d’heure.

Ula Mackowicz se colla le tire-lait sur l’autre sein et grimaça de douleur.

– Et personne n’est encore au courant ?

– Personne.

– Même pas Fakt ou Super Express ?

– Pour le moment, non… Mais ce n’est qu’une question de temps. Je parie que ce photographe déniché via une agence leur vendra les images dès qu’il recevra le versement de notre part. C’est pourquoi il faut se dépêcher… Et c’est pourquoi c’est toi qui rédigeras l’article.

– Avec plaisir, mais… dit Julita, hésitante. Tu sais, Piotr est déjà dans la boucle, il connaît les circonstances, alors il faudrait peut-être le lui confier…

Ula sortit le tire-lait de sous sa blouse et le posa sur le bureau. Julita détourna le regard. Sans qu’elle sache pourquoi, la vue du lait humain la dégoûtait. C’était si animal, si inadapté au monde des écrans et des gratte-ciels en verre.

– Piotr va plancher dessus une demi-journée en se demandant s’il vaut mieux utiliser une subordonnée ou un gérondif présent. Nous n’avons pas le temps pour ça. Il est 11 h 10… Tu recevras les photos vers 11 h 20. Le texte doit être prêt et posté sur la page à 11 h 30. Dans les deux cents, trois cents mots max. C’est clair ?

– Mais…

– Pas de mais. Au boulot.

Julita hocha la tête et se leva de sa chaise. Elle était sur le point de quitter la pièce lorsqu’elle entendit la voix de sa patronne :

– Julita ?

– Oui ?

– N’essaye pas d’être une bonne collègue à l’avenir, lui conseilla la rédactrice en chef sans détacher le regard de l’écran de son téléphone. Personne ne te renverra jamais l’ascenseur ici.

 

Le brigadier Radek Gralczyk lissa le formulaire attaché à l’aide d’une pince au support recouvert de similicuir bleu nuit, puis il posa ses yeux sur l’en-tête : procès-verbal sur les lieux de l’accident de la route. Après avoir rempli ce document pour la centième fois, il était allé prendre une bière avec les collègues du poste après le travail. Après l’avoir rempli pour la millième fois, il avait commencé à envisager une démission.

Le policier régla le degré d’inclinaison de son siège, descendit la vitre de sa portière de trois centimètres, puis la monta de deux, il sortit de la boîte à gants un crayon qu’il se mit à tailler avec une grande application jusqu’à obtenir un cône parfait. Enfin, sentant sur lui le regard de Jarosław assis à ses côtés, il s’évertua à remplir le formulaire.

 

Début de l’inspection : 8 h 22, le 15.10.2018. Est-ce que la disposition (des véhicules, des personnes, des objets) a été modifiée avant le début de l’inspection ? Non. Direction d’observation en vigueur : vers le nord. Point de référence : bouche d’égout numéro k1238. Tronçon du lieu de l’accident : courbe vers la droite. Terrain : descente. Type : asphalte. Chaussée : lisse. Limitation de vitesse en vigueur : 60 kilomètres-heure.

 

Après les questions fermées vint le temps de la “Description des circonstances de l’accident et des traces des événements”. Le brigadier Radek Gralczyk bâilla, se frotta les yeux, puis se mit à écrire, puisant dans sa réserve de formules et de tournures apprises par cœur. “Sur ordre de l’officier de garde au commissariat krp 6 Praga Nord, nous nous sommes rendus au 65/57, rue Jagiellońska. Sur place, nous avons rencontré l’appelant, M. Leon Zdzisław Nowiński, fils de Jan et d’Anna, numéro de carte d’identité…, témoin de l’accident de la route dans lequel a pris part M. Ryszard Buczek, fils de Waldemar et de Halina… Véhicule : Jeep Grand Cherokee, couleur noire, immatriculé w pistache, année de mise en service 2014…”

– Mate-moi ça, marmonna Jarosław, regardant par la fenêtre. Les vautours sont déjà là.

Radek Gralczyk suivit son regard. De l’autre côté de la route, juste derrière la bande de la police, il vit un homme dans un imperméable noir. Celui-ci tenait entre les mains un appareil photo à l’objectif immense. Le policier sentit une crispation soudaine à l’estomac et le sang quitta son visage. Par chance, Jarosław regardait dans une autre direction.

– Il doit savoir que c’était Buczek. Il n’aurait pas mitraillé un accident ordinaire.

– Quelqu’un a dû le mettre au jus… dit Gralczyk en se penchant sur son formulaire avant de se frotter le bout du nez de la pointe de son crayon. Probablement les ambulanciers.

– Satanés macaques…

Jarosław mit de côté son début de croquis des lieux de l’accident, ouvrit la portière et posa un pied sur le bitume. La jambe de son pantalon remonta, dévoilant un mollet pâle trop serré dans une chaussette en polyester.

– Où est-ce que tu vas ?

– Lui faire un contrôle d’identité, putain. Faut bien que quelqu’un leur rabatte le caquet.

– Bah voyons, grogna le brigadier Gralczyk. Et après, ils vont nous prendre en photo quand on passe chercher de la bouffe en fourgon de service, comme les mecs de la régionale deux, et ça va faire un esclandre dans toute la Pologne. Laisse tomber… D’ailleurs, j’ai presque fini.

Jarosław, qui connaissait le menu du kfc par cœur, se figea une seconde, le pied dans une flaque d’eau, avant de le remettre à l’intérieur et de claquer la portière à en faire trembler le véhicule. Il marmonna encore quelque chose tout bas au sujet des hyènes et des feuilles de chou, comme quoi la fête sera finie quand le gouvernement nationalisera enfin les médias, mais Radek Gralczyk ne l’écoutait plus. Il avait hâte de terminer son rapport, de retourner au commissariat, de s’asseoir devant son ordi et de vérifier l’état de son compte en banque.

“Ce qui résulte de l’entretien effectué avec l’appelant”, écrivit-il pour continuer sa description, “c’est que le conducteur a largement dépassé la vitesse autorisée et, après avoir perdu le contrôle de son véhicule, a heurté la barrière de protection…” Puis il ajouta quelques mots sur l’état du véhicule (des dommages étendus à la carrosserie et au châssis) et sur les blessures du passager (déclaré mort sur place). Enfin, il put conclure à l’aide de la phrase que n’importe quel policier de la route qui se respecte pouvait réciter à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit : “L’inspection a été achevée avant tout changement de conditions météorologiques.”

Radek mit un point final, transmit le procès-verbal à Jarosław pour qu’il le relise et le signe. Ah, toute cette paperasse, songea-t-il, tout ce bavardage inutile. Si ça dépendait de lui, l’histoire aurait été décrite de façon plus concise : un riche connard avait cru que, puisqu’il possédait une putain de bagnole, alors il était un putain de chauffeur, mais il s’était trompé. Ce qui était bien, au moins, c’est que personne ne roulait sur la voie du bas et que sa Jeep fringante s’était écrasée sur l’asphalte au lieu d’aplatir une autre auto.

Jarosław lui rendit le procès-verbal signé. Le brigadier tourna la clé de contact, salua les pompiers d’un hochement de tête et prit la direction du commissariat. Il ne restait plus nulle trace du photographe.

 

Julita retourna à son bureau, les jambes flageolantes. Elle avait entre les mains une exclusivité, une véritable breaking news ! Chose qui n’arrivait presque jamais chez Meganews.pl. Le site n’envoyait pas ses journalistes sur le terrain, sauf si on incluait dans la catégorie “terrain” des événements sponsorisés du type l’avant-première de la dernière comédie romantique au cinéma ou l’inauguration d’un nouveau restaurant. L’ensemble du contenu était obtenu par Internet ou téléphone, les journalistes de la section “Infos” rédigeaient leurs textes à partir des dépêches de l’Agence polonaise de presse ou des articles de sites plus solides. Bien sûr, parfois quelqu’un leur envoyait un tuyau sur leur messagerie contact, mais il s’agissait d’ordinaire d’affaires de moindre importance, pour ne pas dire futiles : les photos de Mme Machin sans maquillage, par exemple, ou la dénonciation qu’untel avait garé sa Ferrari sur une place pour handicapé. Mais la mort de Buczek, et ce dans un tragique accident, c’était complètement autre chose, c’était du lourd, un article qui allait être cité par d’autres sites… et qu’elle devait écrire en vingt minutes.

Julita s’assit à son bureau, appuya ses doigts sur ses tempes, tenta de rassembler ses pensées dispersées. Pour quelqu’un de sa génération, il ne pouvait y avoir qu’une seule association d’idées possible avec Ryszard Buczek : Les Pistaches bleues. Les déjeuners dominicaux chez ses grands-parents lui revinrent aussitôt en tête : un bouillon de poulet presque vert à cause du persil finement taillé, un rôti de porc dont les betteraves qui l’accompagnaient atterrissaient toujours sur la nappe, des pancakes aux pommes saupoudrés de sucre glace en dessert. Puis les adultes restaient à table en parlant de choses sérieuses et les enfants s’installaient devant la télé branchée sur la 2. À 15 heures pile, une chanson qu’elle connaissait par cœur encore aujourd’hui retentissait dans les haut-parleurs :

 

Tous les grands et les petits

Ont parfois la tête remplie

De pistaches bleues !

Vous savez que les rêves

Ne font jamais de trêve !

Même si ça agace

Dur de tenir en place

Quand nos rêves crient

Aventure, nous voici !

 

Puis des lumières scintillaient, les machines à fumée sifflaient et Ryszard Buczek apparaissait sur scène dans un frac agrémenté de paillettes turquoise, un haut-de-forme absurdement imposant sur la tête et un nœud pap gigantesque à pois dorés au col. La formule était simple – avec le recul, on pourrait presque dire simpliste. Chaque semaine, trois enfants venaient sur le plateau et racontaient à Ryszard Buczek (ou plutôt à M. Pistache, le rôle qu’il tenait) leurs rêves. Jan, originaire de Puck, six ans, rêvait de devenir pompier, Aniela, originaire de Radom, huit ans, rêvait d’aller en Australie et Maks, cinq ans, souhaitait voler jusqu’à la Lune.

  1. Pistache écoutait ces récits, posait des questions rigolotes, clignait des yeux derrière son monocle, puis il prononçait la formule magique connue de tous les enfants en Pologne : “Hocus pocus, biscara-biscara-bir, il est temps d’assouvir tes désirs !”, et il procédait à la réalisation des rêves. Et c’est ainsi que des pompiers débarquaient chez le petit Jan à Puck pour lui expliquer comment utiliser un extincteur, la petite Aniela caressait un kangourou emprunté au zoo et le petit Maks se baladait en tenue de cosmonaute dans un studio d’enregistrement tapissé de papier d’aluminium censé représenter la surface argentée de la Lune.

C’était simple, mais ça faisait une forte impression sur les enfants. Dans les années 1990, des millions de gens regardaient Les Pistaches bleues – durant l’émission, les cours et les terrains de jeu se vidaient. Et bien que, plus tard, la popularité de ce programme n’ait cessé de décroître, lentement mais sûrement, la chaîne tvp2 ne l’avait jamais supprimé de sa grille. Peu importait que ce soit la droite qui gouverne la télé, ou l’autre droite, celle qui, ironie de l’Histoire, faisait semblant d’être une gauche, M. Pistache réalisait invariablement les rêves des enfants chaque dimanche. Ceux-ci évoluaient avec le temps (rares étaient ceux qui rêvaient encore d’une carrière de pompier, les garçons voulaient plutôt devenir rappeurs et les filles top models), tout comme M. Pistache en personne. Ryszard Buczek, jadis célèbre pour sa prestance de jeune premier, s’était sensiblement arrondi, sa chevelure blanchissait avec les années et son nez rouge suggérait que l’acteur ne refrénait pas toujours “l’assouvissement de ses désirs”.

À présent, bien que Les Pistaches bleues aient joui d’un audimat proche de celui d’une chaîne de téléachat, Ryszard Buczek demeurait un personnage reconnaissable. Et ce, parce qu’il avait reçu la plus haute distinction possible à l’heure d’Internet : il était devenu un mème. Quelques années plus tôt, quelqu’un avait posté sur la Toile une de ses photographies en costume de M. Pistache avec la phrase : “Hocus pocus, biscara-biscara-bine, retourne, bonne femme, en cuisine.” Pour des raisons inconnues, cette image avait fait grand bruit et, dans la foulée, les réseaux sociaux avaient été submergés par des clones de cette photo accompagnés d’autres rimes vulgaires, comme par exemple “Hocus pocus, biscara-biscara-bir, ton cul se met à vrombir” ou “Abracadabra, on se met une mine à la vodka”. À la différence des autres extravagances d’Internet qui tombent aux oubliettes aussi vite qu’elles naissent, le jeu des rimes avec M. Pistache dura assez longtemps pour passer dans le mainstream. Et Buczek avait été contacté par un opérateur de téléphonie mobile qui tentait désespérément depuis toujours de convaincre les jeunes qu’il était cool et lui avait offert un contrat pour devenir le visage de son réseau. À partir de ce moment-là, Ryszard Buczek avait fait partie intégrante du paysage polonais, à l’instar des statues de Jean-Paul II à l’échelle trois quarts ou des maisons de banlieue couvertes d’une tôle aux couleurs criardes. Le présentateur vous souriait depuis des affiches et des panneaux publicitaires, dans des dépliants de supermarchés ou dans les pop-up bondissant des pages Internet. Meilleure offre flash, foi de M. Pistache !

Mais qu’est-ce que Ryszard Buczek faisait auparavant, avant les pubs et la télé ? Julita avait de vagues souvenirs de lui en tant qu’acteur, mais n’arrivait absolument pas à se souvenir des films où il aurait joué – d’ailleurs, ce n’était guère étonnant, à l’instar de la majorité des représentants de sa génération, elle vouait à la cinématographie polonaise un mépris profond et, au lieu d’une énième production sur les traumatismes nationaux, elle préférait Game of Thrones et House of Cards.

L’horloge, dans un coin de l’écran, indiquait 11 h 14, Julita estima donc qu’elle disposait de quelques minutes supplémentaires pour une documentation approfondie et elle inscrivit le nom du présentateur dans la barre de recherche de Wikipédia. Sans détacher son regard de l’écran, elle notait les faits essentiels : “Né en 1965 à Nowy Sącz… a étudié au département acteur à l’École nationale de cinéma de Łódź Łódź… Il est monté sur les planches du théâtre Stefan Jaracz à Łódź et du théâtre Powszechny à Varsovie… Il a débuté au cinéma dans La Vie commune (1981) dans le rôle de Wacław… Récompensé par l’Aigle d’or de l’Académie polonaise de cinéma pour son rôle d’archange dans le film Les Brebis de Dieu (2003)…”

Avant que Julita ait fini de faire défiler l’ensemble de sa filmographie, elle entendit un ping étouffé. Elle venait de recevoir un e-mail. Elle ouvrit sa messagerie.

 

De : Jacek Walewski <jacekwalewski@turbofoto.com>

À : Meganews <info@meganews.pl>

Date : 15 octobre 2018 11:18

Objet : Photos de l’accident de Buczek

 

Salut !

Voici les photos commandées. À mon humble avis, elles sont pas mal ;-)

Au plaisir,

Jacek

 

Julita se mit à parcourir les images l’une après l’autre, rapidement parce que le temps pressait. La brèche dans la barrière. La voiture couchée sur le côté. À travers la vitre brisée, entre les airbags, un bras étendu. Zoom sur la plaque d’immatriculation. Zoom sur la jante arrachée. Zoom sur la main en sang, avec une montre brisée, des éclats de verre scintillant tout autour. Vue d’ensemble avec la bande “Police” au premier plan. Les pompiers en train de dépecer la carcasse du véhicule avec des scies mécaniques. Des gerbes d’étincelles. Un fourgon de police sur le bas-côté avec deux flics penchés sur de la paperasse à l’intérieur.

Julita cligna plusieurs fois des yeux, comme pour se débarrasser des effrayantes images résiduelles. Elle but une gorgée de café. Quelle photographie placer sur le site ? Bien entendu, celles qui généreraient le plus de clics seraient celles où on verrait le cadavre, mais Julita savait parfaitement qu’elle ne pouvait pas les utiliser. Dès son premier jour de travail, sa chef lui avait chassé ces idées de la tête : souviens-toi, Julita, aucun nichon, aucun macchabée. Elle avait alors été agréablement surprise. Ça veut dire que Meganews n’est pas un infâme torchon, s’était-elle dit, ce n’est pas un de ces tabloïds qui mettent en une les corps des reporters de guerre troués par les balles ou ceux des enfants taillés en morceaux, on avait des principes ici, une décence basique. Quelques mois plus tard, elle découvrit que ces limites n’étaient pas tracées par la morale, mais par les algorithmes de Google. Si ceux-ci cataloguaient leur site comme un portail web qui publiait des contenus drastiques et/ou pornographiques, Meganews.pl serait irrévocablement retiré du programme de la régie publicitaire AdSense – ce qui équivaudrait à la faillite du site. Les tabloïds Fakt et Super Express, qui tiraient toujours l’essentiel de leurs revenus des éditions papier, pouvaient se permettre d’ignorer les censeurs de la Silicon Valley. Voilà où était la différence.

En fin de compte, Julita choisit une image de la découpe de la voiture : les pompiers agenouillés près de l’auto dissimulaient le bras du présentateur, la gerbe d’étincelles attirait le regard et soulignait le côté dramatique de la scène. L’horloge indiquait 11 h 21 – elle disposait encore de neuf minutes pour écrire le texte. Julita étira ses doigts noués en faisant craquer les jointures, programma du Rammstein dans ses écouteurs et se mit à l’ouvrage.

 

Leon Nowiński fixait des images de choucroute. De la choucroute dans un tonneau. De la choucroute dans un plat. De la choucroute dans un pot. De la choucroute sur une assiette à côté d’une côtelette panée. Il faisait défiler la page des photographies vers le bas, cherchant en vain l’inspiration. Le projet de l’étiquette ouvert sur le second écran, “jus_v22_final.psd”, ne contenait pour le moment que deux lignes et un fond blanc.

Leon jura dans sa barbe. Par tous les diables, il n’arrivait pas du tout à se concentrer, rien ne lui venait en tête. Inventer l’étiquette d’un “jus de chou fermenté pour les jeunes” constituait déjà un sacré défi dans des conditions normales – mais aujourd’hui, n’en parlons pas !

Il n’était arrivé au bureau qu’aux environs de 11 heures. Avant cela, il avait été interrogé par la police, puis par des journalistes d’une chaîne de télévision locale. Il avait espéré qu’une fois qu’il aurait exposé les causes de son retard à ses chefs, ils l’enverraient pour le reste de la journée à la maison pour qu’il reprenne ses esprits et souffle un peu. Mais non. “Leon, mon vieux…”, lui avait dit Michał, le product manager, “je comprends, c’est terrible, mais tu sais que les imprimeurs font déjà chauffer les machines. Il faut qu’on leur envoie cette étiquette d’ici ce soir, sinon nous ne lancerons pas le produit dans les délais. Or, nous ne pouvons plus décaler la campagne marketing. Alors ? On peut compter sur toi ?” La question était purement rhétorique. Bien sûr qu’ils le pouvaient. Leon avait un crédit sur le dos.

Par conséquent, il était assis à son bureau, fixait des images de choucroute, mais ce qu’il avait devant les yeux, c’était toujours la carcasse de la voiture, il sentait l’odeur du sang et de l’huile de moteur, il entendait le grincement du métal. Qu’est-ce qui s’était réellement passé là-bas ? Ce n’était pas comme si le type n’avait pas maîtrisé son virage. Il n’avait même pas essayé de tourner ! Il avait foncé vers la barrière, lancé à bien plus de cent kilomètres à l’heure. Il aurait eu un moment d’inattention ? Il se serait évanoui ?

Leon se frotta le front, passa la main sur ses joues mal rasées et jeta un œil à sa liste d’idées. Un bonhomme en forme de tonneau de choucroute sur un skate ? Un monstre en choucroute, une sorte de variante maison du Monstre en spaghettis volant ? Un garçon et une fille reliés par un fil de choucroute tenu entre les lèvres, dans la pose des chiens de La Belle et le Clochard ?

Finalement, il opta pour sa première idée. Jésus, Marie, Joseph, songeait-il en ajoutant au tonneau des pieds chaussés de baskets, cinq ans à étudier aux Beaux-Arts, des bourses du mérite, des prix du rectorat, des expositions, tout ce travail… et voilà les bénéfices que j’en retire, bordel.

– Eh, Leon… l’interpella Ignacy, l’expert ès pubs. Viens voir ça.

– Pas maintenant. Je fais un homme-tonneau.

– Quoi ?

– Un homme-tonneau. Ça fait djeuns, répliqua Leon en dessinant un nez en forme de bouchon de liège. Demande à Michał, il va t’expliquer.

– Nan, j’suis sérieux. Il s’agit de ton accident. Tu sais qui était au volant ?

– Vas-y.

– Ryszard Buczek. Tu sais, M. Pistache.

Leon pivota sur son siège, roula jusqu’au bureau d’Ignacy. Dans son navigateur, celui-ci avait ouvert l’article du site Meganews.pl. De gros caractères rouges, beaucoup de points d’exclamation et des photographies en dessous. À gauche, Buczek aux temps de la splendeur des Pistaches bleues, son haut-de-forme sur la tête, mais en noir et blanc. À droite, l’épave de la voiture que Leon avait vue quelques heures plus tôt dans son rétroviseur.

 

tragédie !

Le célèbre acteur et chouchou des enfants,

Ryszard Buczek († 53 ans),

est mort dans un accident macabre !!!

[photos]

en exclu chez nous !!!

Par Julita Wójcicka

 

Ryszard Buczek († 53 ans), le présentateur adoré de l’émission Les Pistaches bleues, est mort ce matin dans un accident de la route macabre à Varsovie. Le célèbre acteur a largement dépassé la vitesse autorisée sur la bretelle de sortie de la route S8 et a heurté la barrière. Sa voiture est tombée d’une hauteur de 15 mètres ! Le véhicule est complètement détruit, méconnaissable ! L’homme connu de tous en tant que M. Pistache n’avait aucune chance de survivre à une telle chute. La police a constaté sa mort sur place et les pompiers ont dû utiliser des scies mécaniques pour dégager son corps de la carcasse !

La nouvelle de sa mort afflige certainement sa femme, Barbara Lipiecka-Buczek (40 ans), actrice connue des fans de la série L’Été indien, et leur fils Rafał (13 ans). Toute la rédaction de Meganews.pl leur fait part de sa profonde tristesse.

 

Leon n’acheva pas la lecture de l’article. Il revint à son bureau sans un mot.

– Et donc ? lui demanda Ignacy, étonné. T’en dis quoi ?

– C’est con pour le mec, répliqua Leon en collant au tonneau de choucroute un large sourire. Et l’article est immonde.

 

Julita appuya sur “rafraîchir”. Puis encore une fois. Et encore. À chaque reprise, de nouveaux commentaires apparaissaient sous son article. À présent, il y en avait plus de mille, des témoignages d’affliction (bubu433 : “Pas possible ! M. Pistache, c’est toute mon enfance… Mince, c’est vraiment un triste nouvelle ;-/”), des condoléances (aga.cotiere : “Chère Barbara, courage. Sur la côte, on allumera des cierges à la mémoire de votre mari [‘][‘][‘]”) et, bien sûr, des insultes (droit_au_but : “Une mauviette de la Plateforme civique a clamsé, tant mieux. Fallait pas accepter la croix du mérite des mains de Tusk, voleur !”, dizeurdeveritez : “Les fachos de Droit et Justice s’en prennent même aux morts, sales hyènes !”). On trouvait ces dernières sous n’importe quel texte : celui sur un chien qui faisait du skate, sur un Japonais qui voulait épouser un robot ou sur une courge géante dans l’État de l’Idaho, peu importait, les invectives faisaient partie intégrante du paysage du web polonais, à l’instar d’une merde recouverte par du papier cul détrempé au bord d’un lac de Mazurie ou de la mosaïque multicolore des panneaux publicitaires sur n’importe quelle bretelle de sortie d’autoroute du pays.

Quoi qu’il en soit, le texte sur la mort de Buczek générait une tonne de clics, un vrai démarrage en trombe. Le sujet avait été repris par des sites concurrents, tous ces Gala, Viva !, Potin et Talons aiguilles, mais aussi par Super Express et Fakt, jusqu’à des titres sérieux comme Gazeta Wyborcza, Newsweek ou Polityka. Et même si on précisait rarement où cette information était apparue pour la première fois, sans parler de mentionner le nom de l’auteure, la conscience que c’était elle, Julita Katarzyna Wójcicka de Żukowo, qui avait mis toute cette machine médiatique en branle la remplissait de fierté. Malgré tout.

– Cinq mille likes, plus de mille partages… dit Piotr en hochant la tête, admiratif. Dis donc, Julita, félicitations. Encore un peu et le Pulitzer te tendra les bras.

Julita sourit et le remercia, bien qu’elle ne sût pas vraiment si Piotr plaisantait avec gentillesse ou s’il se moquait d’elle. Elle avait conscience que son article en soi n’était qu’un condensé de formules toutes faites et d’adjectifs dramatiques. À la fac, on aurait raillé un tel texte… Pire, même sa prof de polonais de l’école primaire, paix à son âme, lui aurait donné un zéro pointé avec un point d’exclamation, voire avec trois… Enfin bref, comme le disait sa rédac-chef Ula Mackowicz, le devoir d’un journaliste, c’est d’écrire des articles que les gens lisent et pas que les gens devraient lire.

Et, à présent, la patronne mettait cette règle en application. Si le peuple voulait M. Pistache, alors il fallait lui donner M. Pistache, vite et en nombre. La rédaction entière reçut la consigne de rédiger des articles à son sujet : les réactions des amis du présentateur, les meilleurs rôles de Buczek, les pires rôles de Buczek, la femme de Buczek, le fils de Buczek, le chien de Buczek et le hamster de Buczek, peu importait, pourvu que ça soit du Buczek. Quelques phrases, une photo et le texte atterrissait sur la colonne latérale du site où il générait les si précieux clics, la monnaie du journalisme web.

En fin de journée, le trafic sur Meganews.pl commença à décroître. Ce n’était pas parce que la mort tragique de l’acteur avait cessé d’intéresser les gens, mais le sujet avait simplement été repris par des joueurs plus sérieux qui avaient une base de lectorat plus large, davantage de canaux de promotion, davantage d’argent pour racheter les photos de Buczek dans les collections privées. Le sujet avait cessé d’être leur exclusivité.

– Merci à tous pour les efforts fournis, dit Adam, le vice-rédacteur en chef, au débrief du soir.

Comme toujours, il était barbant.

– Aujourd’hui nous avons comptabilisé plus de trois cent mille pages vues et près de cent mille visiteurs uniques. Nous avons gagné de nouveaux abonnés sur tous les réseaux sociaux : Facebook, Twitter, Instagram et Snapchat. Le sujet Buczek se tarit petit à petit, mais on peut tranquillement le poursuivre demain encore un peu. Qui vient le matin ? Piotr ? D’accord… Le Super Express doit publier une interview de la veuve Buczek. Dès qu’ils la mettent sur leur site, je veux avoir un texte à ce sujet sur notre une, ok ? Parfait. Bien joué. Passez une bonne nuit et à demain.

Le bureau commençait à se vider. Les écrans s’éteignaient, le lecteur des badges magnétiques à l’entrée bipait, les portes claquaient. Mme Halina, la femme de ménage au visage abîmé et au cœur d’or, frottait la moquette avec son aspirateur, en fredonnant quelque chose tout bas. Natalia, qui restait au bureau pour le quart de nuit, versait de l’eau bouillante sur sa soupe en poudre, répandant aux alentours une odeur de glutamate monosodique.

Pourtant, Julita demeurait bloquée devant son ordinateur. Elle aurait dû y aller, mais la rue Marynarska était toujours annoncée bouchée, alors… Elle n’arrivait pas à se résoudre à clore cette journée, à y mettre un point final. L’article sur Buczek était le plus gros succès de sa carrière. Bien sûr, on lui avait offert le sujet sur un plateau, elle n’avait même pas vu l’accident de ses propres yeux, mais… Pour la première fois depuis ses débuts à Meganews, son niveau d’adrénaline avait bondi durant l’écriture, pour la première fois elle avait l’impression d’avoir au moins frôlé le véritable journalisme. La conscience que c’était terminé, que dès le lendemain elle entamerait sa journée par une fouille de la Toile à la recherche de potins sur la cellulite et la silicone était accablante.

Julita rafraîchit une nouvelle fois la page de son article pour voir combien de pouces vers le haut et de likes s’étaient ajoutés. Elle le faisait avec une sorte de sentiment de culpabilité, comme une personne qui se serait juré qu’il s’agissait du dernier morceau de chocolat et qui, en dépit de cela, tendait la main cinq minutes plus tard pour en prendre un autre. En apparence, elle se moquait de l’obsession d’Adam pour les statistiques, elle maugréait devant son café du matin contre la dictature de la heatmap que son chef avait mise en place – mais lorsque personne ne regardait, elle vérifiait avec obstination les mêmes chiffres que lui. Je serais curieuse de savoir, songeait-elle, si Internet avait existé à l’époque de Bob Woodward et de Carl Bernstein, auraient-ils pressé f5 sans arrêt pour voir combien de personnes avaient mis des cœurs ou des smileys choqués en dessous de leur article sur le Watergate ?

Elle nota une croissance, mais légère, tout portait à croire que les cinq minutes de célébrité de Julita touchaient à leur fin. Elle filtra encore les commentaires, en affichant les plus récents. Comme c’était souvent le cas, leur contenu s’éloignait du sujet avec le temps, se transformant inévitablement en querelles de plus en plus agressives. D’ici un instant, untel allait en comparer un autre à Hitler et on pourrait baisser le rideau.

Il y avait une exception. Il s’agissait du commentaire de l’utilisateur the_inquisitive_deer_2000, publié trois minutes plus tôt. Écrit de manière claire, compréhensible et correcte – en dehors des espaces inutiles avant les virgules, ce qu’on appelait parfois la virgule à droite, signe distinctif d’une certaine catégorie d’internautes aux opinions conservatrices : “Non mais , quel ramassis de sottises. Personne de sensé ne se serait engagé sur la bretelle à une vitesse pareille. L’affaire pue à plein nez. Mais c’est sûr , il est plus facile d’écrire que c’était un accident. Réveillez-vous , les gars !”

Bah voyons, il ne manquait plus qu’une théorie du complot. C’était bien connu, personne ne mourait simplement, comme ça. Il avait certainement été assassiné par les lobbys pro-vaccins ou par des activistes de la théorie du genre. Julita pouffa, ferma son navigateur, dévoilant ainsi une photo de l’accident, ouverte en dessous.

Elle contempla une nouvelle fois l’épave de l’automobile. Maintenant qu’elle n’avait plus à se presser ni à rédiger un texte au pas de course… elle n’arrivait pas à se débarrasser de l’impression que quelque chose n’était effectivement pas net. Même si Buczek avait été un as du volant, il aurait dû savoir qu’il exécutait une manœuvre périlleuse, qu’il pouvait manquer de place. Où est-ce qu’il se rendait aussi vite ? Et dans quel but ?

Julita fit défiler les images, lentement cette fois, regarda attentivement chacune d’entre elles, sans savoir au juste ce qu’elle y cherchait. La voiture était totalement détruite, mais même la commission parlementaire chargée d’enquêter sur le crash de l’avion présidentiel en 2010 n’aurait pas été capable d’y détecter des traces d’explosifs. Clic – la plaque d’immatriculation. Rien d’intéressant. Clic – la jante. Une jante comme une autre. Clic – zoom sur la main et la montre. Selon les préceptes des détectives de télévision, Julita fixa aussitôt le cadran brisé où les aiguilles s’étaient arrêtées et lut l’heure… Puis elle se tapa le front de sa paume. Tu sais à quelle heure a eu lieu l’accident, idiote, se réprimanda-t-elle intérieurement, concentre-toi !

Son regard glissa sur la main du défunt… et Julita haussa les sourcils. Les ongles de Buczek étaient dans un état épouvantable : cassés, arrachés, en sang. Étrange. Au cours de son travail pour le tabloïd web, Julita avait déjà vu son lot de photographies d’accidents de la route. Les plaies étaient souvent terrifiantes : des fractures ouvertes, des crânes fracassés, des abdomens éventrés. Mais les doigts ? Les doigts, et en particulier les ongles, semblaient d’ordinaire intacts.

Pour s’en assurer, Julita parcourut les clichés non publiés de quelques accidents notables de l’année précédente, des images reçues d’une agence de presse. Elle avait raison. Elle vérifia sur la Toile les photographies de Buczek en restreignant sa période de recherche au dernier mois : Buczek à un festival, enlaçant sa femme (costume gris de bon ton, gel dans les cheveux, grand sourire), Buczek sur le canapé d’une émission matinale (en jean et survêtement à capuche, dans une gesticulation vive, il racontait certainement une anecdote). Elle zooma sur les mains. Des ongles soignés, coupés courts et droits, comme s’il sortait de chez la manucure.

– Je peux prendre la tasse ?

En entendant la voix de Mme Halina, Julita eut un sursaut de surprise.

– Hum ? Non, non, je vais me refaire un café.

– Mademoiselle Julita, ma chérie… il est 20 heures. Vous feriez mieux de rentrer chez vous, prendre un peu de repos.

– Oh… je ne crois pas que j’arriverai à dormir cette nuit.

– Qu’est-ce qui s’est passé ?

Julita se leva de son bureau, ramassa sa tasse.

– C’est ce que j’essaie de découvrir.

Jakub SZAMALEK est né en 1986 et a étudié l’archéologie méditerranéenne à Cambridge. Il a écrit une trilogie athénienne. Il est l’un des trois principaux auteurs du jeu vidéo The Witcher. Le grand auteur de polars polonais Zygmunt Miloszewski le considère comme son meilleur héritier.

Bibliographie