Publication : 16/02/2024
Pages : 272
Grand Format
ISBN : 979-10-226-1336-1
Couverture HD
Numérique
EAN : 9791022613439

Un zèbre dans la guerre

Vladimir VERTLIB

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22 €
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12,99 €
Titre original : Zebra im Krieg
Langue originale : Allemand (Autriche)
Traduit par : Carole Fily

Dans le cadre d’opérations policières élargies, une ville d’Europe de l’Est au bord de la mer est dévastée par la guerre civile. Un soir, un ingénieur s’épanche sur les réseaux sociaux et met sa famille en danger quand il est pris à partie par l’un des leaders politiques qu’il a menacés sur Internet.

Publié avant la guerre en Ukraine, ce livre est étrangement prémonitoire. Vladimir Vertlib écrit sur le mode tragi-comique, se délecte dans la description de situations burlesques, mais derrière le grotesque et le rire ce maître de l’ironie évoque avec une clarté limpide le tragique de l’individu livré à l’arbitraire de la politique, de la violence, de la guerre, et au pouvoir ambigu des réseaux sociaux.

  • "Un roman au rythme effréné, mélange de tragédie et de comédie, sérieux sur le fond et pétri d’humour noir, aux personnages volontairement grotesques. Inclassable sur la forme mais percutant, profond et qui se pose comme un réquisitoire contre l’arbitraire et la violence."
    Guillaume Chevalier
    Page des libraires - Librairie Mot à mot Fontenay
  • "Pour sérieux que soit le roman, il joue donc sur plusieurs registres, évite toute gravité, passe de la réalité la plus tangible à l’imagination la plus folle. Le langage se réfère autant à celui des trolls férus d’informatique qu’à l’héritage du fantastique et de l’absurde : un collage étonnant (détonant ?) qui pousse le lecteur hors des sentiers battus, dans un monde qui pourtant est bien le nôtre, un monde où réel et virtuel se mélangent, où les images se font trompeuses, où les mots écrits ou parlés peuvent désormais sortir d’une machine."
    Jean-Luc Tiesset
    Site En attendant Nadeau
  • "Un zèbre dans la guerre explore avec finesse, et humour, les contondantes virtualités de nos existences contemporaines." Lire la chronique complète ici
    Blog La Viduité
  • "Avec Un zèbre dans la guerre, [Vladimir Vertlib] offre un récit alarmant qui, de bout en bout, parvient pourtant à demeurer vif et espiègle."
    Pierre Deshusses
    Le Monde des livres
  • "Un zèbre dans la guerre, une œuvre qui ne vous réconciliera pas avec le monde actuel mais qui au moins vous fera sourire et réfléchir sur les conséquences de nos comportements puérils et de notre manque d’implication dans les affaires du monde." Lire la chronique complète ici
    Site Le Suricate

 

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Vues de loin, elles semblent inoffensives : des étoiles qui font la course, une chaîne de lumières fré- nétiques qui illuminent le firmament et font scintiller le monde. On peut éteindre la lumière de l’apparte- ment et tirer les rideaux, mais cela n’accentue guère le sentiment de sécurité. On ne peut pas arrêter le bruit : celui-ci ressemble à des grognements et hurlements de prédateurs effarouchés, aux plaintes d’un ivrogne dans son sommeil ou aux modulations d’une sirène devenue rauque.

Une guerre en pleine mue.

Lorsque les bruits se rapprochent, Lena se glisse dans le lit de Paul, enroule ses bras autour de son torse, plaque sa tête contre sa poitrine en murmurant :

  • Papa, si on doit mourir, on mourra ensemble. Je ne veux pas mourir seule.
  • N’importe quoi ! dit Paul en passant sa main dans les cheveux de sa fille. Tu es une grande fille, voyons. Ce n’est pas la première nuit qu’ils Personne ne va mourir. En tout cas, pas ici ni aujourd’hui. – Il s’efforce d’apaiser la peur de l’enfant, mais surtout la sienne, tentant en vain d’imprimer à sa voix la fermeté nécessaire. – Ils sont encore loin. Si ça devenait vraiment dangereux, il y aurait immédiatement une alerte. Nous avons un centre d’opérations, après tout…
  • Oh, papa, ne dis pas de bêtises, chuchote l’enfant en se blottissant encore plus contre lui, en s’agrippant à son Tu sais bien qu’il n’y a que des débiles là-bas.

 

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  • Je t’interdis d’employer des mots pareils, la pré- vient-il – mais il sait que c’est peine perdue.
  • Mme Bona, elle dit que…
  • C’est bon, coupe-t-il, je sais ce qu’elle raconte, ta prof. Mais elle a tort : elle n’est pas la seule personne au monde à ne pas être stupide et méprisable. Et, à partir de maintenant, nous allons bannir le terme débile de notre

Tout à coup, on entend les premiers impacts – sourds, à intervalles rapprochés et de plus en plus forts. C’est nouveau. Ils sont plus proches que jamais. L’enfant se met à sangloter.

  • Ce soir, ce n’est pas comme hier ou avant-hier, aujourd’hui j’ai vraiment peur, murmure Lena d’une voix larmoyante. Pour de vrai.
  • Imagine que ce n’est qu’un orage, dit Paul en lui caressant de nouveau la tête. Zeus, le père de tous les dieux, voyage dans les airs sur son char tiré par quatre chevaux ailés, il envoie éclairs et tonnerre sur la ville et, bientôt, la pluie, dont nous avons tant besoin, va Bientôt, nous aurons de nouveau de l’eau potable. Nous ferons une offrande à Zeus.
  • Ah, papa ! Qu’est-ce que tu racontes ?! – La voix de Lena redevient soudain plus forte, ressemblant presque à celle d’un adulte. – Zeus n’existe que dans les livres pour enfants. Ce n’est pas Zeus, c’est un WS-1B. Si ce n’était qu’un WS-1, je n’aurais pas peur. Mais les WS-1B tirent beaucoup plus Vitesse : Mach 5. Portée : 180 kilomètres. Poids : 150 kilos. À côté de ça, c’est quoi ton Zeus avec ses éclairs ? Un truc pour les bébés qui croient encore au père Noël.
  • Arrête de faire ta maligne, marmonne Paul, hagard, mais néanmoins impressionné.

Lena a eu douze ans en avril, mais depuis le début de la crise, qui a commencé il y a deux mois, elle lui semble beaucoup plus mature.

 

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La première fois que les faubourgs de la ville avaient été bombardés de missiles, Paul avait vécu cela comme une tragédie. Avec sa femme, sa fille et sa mère, il avait descendu les quatre étages menant à la cave. Il y avait retrouvé tous ses voisins et quelques passants : des gens que le destin avait conduits dans cette rue ce jour-là, à cette heure de la soirée et devant cet immeuble, à la minute même où les tirs avaient commencé.

Lena avait mis ses mains devant ses yeux, comme pour cacher le monde qui l’entourait. La femme de Paul, qui était médecin, avait dit d’un ton sec qu’elle devait aller à l’hôpital, que sa garde commençait une demi-heure plus tard. Sa mère s’était souvenue de ses parents et des récits qu’ils faisaient de la dernière grande guerre, mais on lui avait demandé de se taire. À ce moment-là, personne n’avait envie de l’écouter.

Une fois la porte de la cave fermée de l’intérieur, tout le monde s’était tu et installé sur les bancs en bois qu’on avait disposés à la hâte quelques jours auparavant dans le couloir qui menait aux box. Dans la lumière blafarde du seul néon encore en état de marche, les visages des gens paraissaient étroits, usés et fantomatiques. Lorsque le grondement des lance-grenades s’était intensifié, comme si une meute de loups affamés rôdait autour de l’immeuble, les visages s’étaient déformés, devenant des caricatures d’eux-mêmes, des grimaces des ténèbres, des démons de l’angoisse. Et au moment où la lumière s’était mise à vaciller et le néon à bourdonner, Paul avait aussitôt pensé à la Procession des flagellants de Francisco de Goya. Une bonne dizaine d’années plus tôt, il avait découvert par hasard une reproduction de ce tableau sur Internet et s’était senti immédiatement interpellé, envahi d’un mélange d’effroi et d’enthousiasme, de dégoût et de plaisir, il n’avait pu en détacher son regard. Jusqu’alors, il ne s’était guère intéressé à l’art et n’avait

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jamais entendu parler de ce peintre espagnol. Entre- temps, il avait lu quelques livres sur Goya, regardé des films et des documentaires, et lorsqu’il fermait les yeux, il pouvait faire surgir ses tableaux de sa mémoire, avec une grande netteté et dans les moindres détails, comme si c’était lui qui les avait imaginés et peints.

Après la fin de l’alerte, les gens s’étaient précipités dans la rue. Ils donnaient l’impression d’avoir échappé de peu à l’asphyxie, et Paul aussi avait aspiré l’air frais du soir et l’odeur du printemps comme il ne l’avait jamais fait, il avait rempli ses poumons jusqu’à ce qu’ils menacent d’éclater, tâté de la main droite un paquet de cigarettes dans la poche extérieure de sa veste, avait retiré sa main après un instant d’hésitation, laissé le paquet là où il était, avait pris Lena dans ses bras, l’avait soulevée puis avait récité, ou plutôt murmuré – si doucement que personne d’autre que sa fille ne pouvait l’entendre – un poème célèbre qu’il avait appris à l’école : “Je n’ai rien à t’offrir, seulement mon amour, ma peur et mon effroi. Je n’ai rien pour te consoler, mais un jour nous partirons. Tu entends ce que je te dis, quand d’autres n’entendent pas un mot. Un jour, tous les deux, nous partirons loin, très loin d’ici.

 

 

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Quelle ville ! Avant les combats, avant que les ennemis ne troquent leurs banderoles, drapeaux et mégaphones contre des armes automatiques et des lance-grenades, elle aurait pu devenir une perle du tourisme. Outre des monuments, des musées et des ruelles pittoresques, on y trouve de magnifiques plages de sable fin, des sentiers de randonnée et des pistes cyclables, ainsi qu’une équipe de football qui remporte régulièrement des compétitions internationales. Avant la crise du coronavirus, même des groupes de Chinois auraient pu y faire une halte de quelques heures, et des bateaux de croisière auraient pu mouiller dans le vieux port, si les puissants – la munici- palité, le gouverneur, les chefs de district et les sinistres individus qui financent cette clique, que tout le monde connaît mais que personne n’appelle par leur nom – n’avaient pas chié sur la ville. C’est ce que tout le monde dit, en utilisant précisément cette expression : Ils nous ont chié dessus et ont tiré la chasse ! Des mots que l’on peut lire sur les façades des immeubles, sur les murs et les clô- tures partout dans la ville ainsi que sur divers comptes, plateformes et réseaux sociaux sur Internet, générale- ment combinés à des insultes et termes qualifiant les organes génitaux et les excréments des humains comme des animaux. La ville est réputée depuis longtemps pour la décoration créative de ses surfaces extérieures : il n’y a pas une voiture de tramway ou un trolleybus qui ne soit un mélange de panneau publicitaire et d’œuvre d’art moderne – interdit aux moins de 18 ans. La ville n’a soi- disant pas l’argent pour faire nettoyer tout cela.

 

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Pas étonnant que Lena ait la langue bien pendue, songe Paul. Récemment, elle a traité le voisin du deu- xième étage, un vieux douanier à la retraite, de “sale pédophile”. Vu la manière dont ce vieux la regarde lorsqu’ils se croisent dans l’escalier ou dans la rue, elle n’a probablement pas tort. Toujours est-il que Paul est choqué par le langage de sa fille. Sa femme réagit de manière plus décontractée. Cette enfant ne sait pas ce que cette expression signifie, dit-elle, et la mère de Paul, elle, pense qu’à une époque où les honnêtes gens perdent la raison et deviennent des assassins, les pédophiles sont un moindre mal, surtout lorsqu’ils n’apparaissent que sous la forme d’une insulte.

Vers minuit, Lena s’endort enfin. Paul se dégage délicatement de son étreinte, se laisse lentement glisser hors du lit, en faisant bien attention de ne pas toucher l’enfant ou de l’arracher de nouveau au sommeil par un mouvement imprudent, en se cognant au cadre du lit ou à l’une des chaises. Puis il fait le tour du lit sur la pointe des pieds, se demande l’espace d’un instant s’il doit border Lena, juge qu’il fait assez chaud dans la pièce, se dirige vers la fenêtre, tire l’un des rideaux, un tout petit peu, juste assez pour pouvoir jeter un œil dehors…

Depuis une semaine, le black-out est de rigueur. Il n’y a pas de lune cette nuit, il fait sombre, mais si l’on connaît bien les lieux et regarde attentivement, on peut deviner le port et la mer, là où il fait encore plus noir que noir. Entre la Grande Jetée et le Bayle, la forte- resse médiévale juchée sur le promontoire karstique, les restes encore intacts de la marine nationale ont formé un cordon. Il y a cinq navires. Leurs canons ne sont pas pointés sur la mer, mais sur la ville : ils sont prêts à réduire en cendres le centre-ville et les quartiers environ- nants si les insurgés devaient y entrer.

Les lance-grenades ont cessé de déverser leurs mortels présents sur les faubourgs et les collines qui entourent

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la ville. Le bruit du tonnerre s’intensifie néanmoins. Il faut un certain temps à Paul pour comprendre que son histoire de Zeus contenait manifestement une part de vérité. Il s’agit bel et bien d’un orage. La pluie commence à tambouriner sur les vitres. Plusieurs éclairs illuminent la ville et, malgré les rideaux tirés, plongent la chambre dans une pénombre blafarde, si bien que Paul peut dis- tinguer la toison blonde de Lena et sa main gauche qui pend mollement au bord du lit, et il a l’impression que cette main va bientôt se détacher du corps et tomber sur le sol comme un drap blanc. Pendant une fraction de seconde, le temps d’une inspiration, il voit la ville dans son intégralité, on dirait un lieu peuplé de fantômes invi- sibles, de monstres cachés et de cauchemars refoulés, un lieu depuis longtemps disparu, englouti dans la mer : à droite, le port avec ses grues rouillées et ses interminables docks, la plupart devenus inutiles, à gauche, les collines boisées et, à l’arrière-plan, la crête rocheuse de la mon- tagne, au milieu, la rue principale, la rue de la Flotte et la rue de la Victoire (baptisée ainsi à la suite d’une victoire remportée lors d’une guerre datant de l’avant-dernier siècle et tombée dans l’oubli) avec leurs bâtiments néo- classiques : le Grand Opéra, le Théâtre d’Art dramatique et de Ballet, l’hôtel de ville avec sa célèbre colonnade, l’Institut de la Marine, l’ancien palais du gouverneur, la synagogue, la cathédrale Sainte-Marie qui domine tout et l’ancienne Bourse avec son imposante coupole qui rap- pelle le ventre d’une géante enceinte couchée sur le dos. La vieille ville avec ses ruelles sinueuses et sa mosquée restaurée il y a cinquante ans, mais qui est de nouveau en ruine. Ce joyau, encore inconnu des touristes, évoque le passé oriental de la ville. Il y a cent quatre-vingt-dix ans avait été créée l’imposante place centrale, au milieu de laquelle avait été érigé, cinquante ans plus tard, le grand monument en marbre à l’effigie de l’impératrice sous le règne de laquelle la région avait été conquise, lors de

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l’une des plus longues guerres du XVIIIe siècle, et la ville était devenue une métropole locale.

Pendant deux siècles, celle-ci avait été un aimant et un creuset, un antre du péché, une Babel de langues et un lieu qui faisait rêver les gens de la région et de plus loin, les gens du pays comme les étrangers : les Italiens et les Grecs, les Turcs et les Russes, les Arabes et les Allemands, les Arméniens, les Roms, les Français, les Roumains, les Géorgiens, les Tatars et bien d’autres encore, chrétiens, musulmans et juifs, mais surtout ceux qui croyaient au commerce et à l’argent facile ou espéraient faire une grande carrière sur scène. C’est un armateur libanais qui, en 1908, a bâti l’emblème de la ville : la grande tour de l’horloge construite, à l’entrée du port, dans le style d’un campanile vénitien, avec, à son sommet, sept horloges qui indiquaient autrefois l’heure de différents endroits du monde, mais ne fonctionnent plus depuis des décen- nies. Paul, lui, compte parmi ses ancêtres des Coptes, des Ukrainiens, des Espagnols et quelques autres, mais surtout des Grecs, comme en témoigne son patronyme, Sarianidis. Bien sûr, il ne parle pas un seul mot de grec.

Autrefois, les mâts d’innombrables voiliers bou- chaient la vue sur la mer. Des dizaines de milliers de lampes à gaz transformaient la nuit en jour. Les théâtres, les cabarets et les clubs de nuit battaient leur plein quelle que soit la période de l’année, et les imprimeries édi- taient chaque jour des journaux en seize langues. Mais tout cela est bien loin. Désormais, la ville fait l’effet d’une femme qui fut une star il y a très longtemps et qui, aujourd’hui, sur ses vieux jours, aime encore enfiler les reliquats de ses robes démodées, se farder les joues et les lèvres et parler avec délice de l’époque où elle montait sur scène.

Paul aime sa ville. Avant de devenir père, il n’avait jamais envisagé de la quitter, même si son métier d’ingé- nieur en aéronautique lui aurait permis de gagner deux

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fois plus dans la capitale et probablement dix fois plus dans des pays comme l’Allemagne, les Pays-Bas ou la Suède. S’il n’y avait pas d’autre solution, il pourrait acheter les permis de travail et autorisations de séjour nécessaires. On trouve de tout au marché noir. Dans ce domaine, sa ville est encore un pôle commercial de niveau international.

Après la naissance de Lena, la question du déména- gement avait été examinée puis rejetée par le conseil de famille, qui comprend également les oncles, tantes, beaux-frères et belles-sœurs. La femme de Paul ne pouvait pas laisser derrière elle sa grand-mère dépen- dante, qui ne devait mourir que trois ans plus tard. La mère de Paul avait fait jouer ses relations et promis de dégoter une place en crèche pour Lena lorsque celle-ci aurait deux ans. Mais l’argument majeur qui les avait convaincus de rester était l’appartement hérité d’une grand-tante au second degré par la mère de Paul quand celui-ci était petit : un trois-pièces avec une cuisine spa- cieuse et une salle de bains, au deuxième étage d’un immeuble bourgeois du XIXe siècle situé dans une rue bordée de marronniers qui monte vers la “Montagne” de la ville, une colline d’où l’on a une vue à couper le souffle sur tout le centre-ville, le port, les montagnes et la mer. Comment pourrait-on abandonner une chose aussi précieuse en ces temps de crises en tout genre et de pénurie mondiale de logements !?

Comment a-t-on pu en arriver là ? se dit Paul en regardant sa fille endormie avec un mélange d’atten- drissement et d’angoisse. À chaque éclair, il voit dans la lumière bleutée les contours de sa tête se découper en ombre chinoise sur la cloison. Il repense à l’époque où elle était encore un nourrisson et qu’il la tenait dans ses bras, il se souvient précisément des jours où elle a fait ses premiers pas, où elle a dit “papa” pour la première fois, où il l’a emmenée au jardin d’enfants, où elle est rentrée

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les yeux brillants de son premier jour d’école et ne pou- vait plus s’arrêter de raconter – de manière décousue, à toute vitesse, peinant à reprendre son souffle, plon- gée dans une telle euphorie et tellement absorbée dans ses pensées que Paul et sa femme l’avaient écoutée avec grande attention, en lui posant sans cesse des questions, de manière irrépressible, et au final ils s’étaient retrouvés aussi électrisés, fascinés et heureux que la petite fille de six ans.

Maintenant, à l’école, il y a une alerte aux missiles un jour sur deux. Tous les enfants doivent alors descendre dans l’abri antiaérien. Dans le quartier voisin, l’école primaire a été touchée de plein fouet. Il y a eu des morts et des blessés.

Comment, se demande Paul, en est-on arrivé à cette guerre stupide, que les autorités continuent de quali- fier d’émeute, tandis que l’intervention de l’armée n’est censée être qu’une OPE, une Opération de police élar- gie ? Même l’état d’urgence n’a pas été instauré, et on a encore moins ordonné de mobilisation générale. Pourquoi ne s’est-il pas enfui à temps avec sa famille ? Pourquoi ? Et pourquoi sa femme prend-elle tout avec autant de sérénité et, comme cette nuit encore, se rend- elle sans hésiter à l’hôpital lorsqu’on a besoin d’elle ?

Il s’allonge près de sa fille, du côté où dort habituel- lement sa femme, ferme les yeux et savoure le silence, qui n’est plus interrompu que par le bruit de la pluie et les ronflements de sa mère dans la chambre voisine. Pourquoi ? se demande-t-il une fois encore, puis : Nous verrons bien !, et le fameux dicton : Le matin est plus sage que le soir.

Ensuite il s’endort.

Vladimir Vertlib est né en 1966 à Leningrad (Saint-Pétersbourg) et a émigré en 1971 en Israël avec sa famille. Il s’est ensuite installé à Salzbourg, en Autriche.

Bibliographie