Publication : 31/08/2001
Pages : 372
Grand Format
ISBN : 2-86424-396-2

Archanges

Douze histoires de révolutionnaires sans révolution possible

Paco Ignacio TAIBO II

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19.06 €
Titre original : Arcángeles - Doce historias de revolucionarios herejes del siglo XX
Langue originale : Espagnol
Traduit par : Caroline Lepage

Dans un monde qui ne s’intéresse qu’aux victoires, voici douze histoires de défaites terribles mais héroïques. Des histoires qui parlent de la ténacité, du respect des principes, de la politique comme morale tragique.

Du délire du syndicat des meilleurs peintres muralistes du mon et de leur bataille contre des bureaucrates bornés et des étudiants déjà technocrates aux aventures de Max Hoîz, Robin des Bois de la révolution allemande, aimé des masses, haï par tous les pouvoirs. D’une version originale de la bataille de Guadalajara, pendant la guerre d’Espagne, gagnée par un Italien mal embouché au mythe de l’anarchiste de passage dans tous les pays. De l’histoire de Larissa Reisner, princesse du journalisme révolutionnaire au suicide du dernier des purs d’une révolution en chute libre vers le stalinisme. De l’entêtement d’un vieil anarchiste mexicain à l’incroyable résistance du maire d’un Acapulco paradisiaque, capable de mourir deux fois pour le préserver. De l’étrange destinée d’un leader chinois à la mystérieuse équipée de Domingos, le Cubain qui arrêta les blindés sud-africains en Angola.

Voici douze histoires et douze personnages inoubliables qui évoluent dans l’espace sacré du mythe sous la plume inimitable d’un grand auteur de romans noirs.

  • Au risque d'augmenter le nombre de mes ennemis, je dois avouer que je ne fais pas grand cas du romancier Paco Ignacio Taibo II. Attention, je ne le juge pas antipathique, ses intrigues criminelles n'ont rien pour me déplaire, sinon qu'elles sont, vice rédhibitoire à mes yeux, entachées de manichéisme. Or je reste persuadé qu'un héros, quel qu'il soit, se doit d'affronter un adversaire à sa taille, sinon où serait le plaisir de lui damer le pion ? Sartre en avait tiré, me semble-t-il, une théorie très en vogue dans les années 50, celle du "salaud magnifique". Théorie qu'il appliqua surtout dans ses pièces de théâtre, grâce à quoi on les lit encore aujourd'hui sans ennui alors que leur problématique a terriblement vieilli. Bref, à force de bons sentiments, Taibo m'irrite vite. Il a beau mélanger de savoureux ingrédients, empruntés aussi bien à la mythologie hollywoodienne qu'à l'imaginaire politique, la mayonnaise ne prend pas. Il se peut d'ailleurs que cela tienne parfois à la traduction. Caroline Lepage, qui vient de mettre en français le dernier opus de Taibo, "Archanges", ne mérite, elle, que des louanges. On la sent captivée par ces "douze histoires de révolutionnaires sans révolution possible", un sous-titre que Taibo, dont l'érudition est incontestable, a dû choisir en songeant au surréaliste André Thirion et à son superbe livre de souvenirs, "Révolutionnaires sans révolution". Le résultat, en tout cas, de cette complicité entre la traductrice et le romancier m'a pleinement convaincu. Comme si Taibo, ici avocat des causes perdues, s'était senti obligé de se hisser lui-même à la hauteur de la tragédie. Il ne truque plus, il joue cartes sur table. Disons qu'au travers de ses personnages, nullement inventés, il abat son jeu. Lequel n'a rien pour plaire aux esprits sectaires. Ainsi réhabilite-t-il d'une même plume vibrante d'émotion le Stalinien Siqueiros, mêlé à l'assassinat de Trotski et le gauchiste Hölz, liquidé par le Guépéou. Aucun dogmatisme ne l'anime sinon le culte de l'action. Serait-elle suicidaire, à l'image du socialiste Friedrich Adler, qualifié de provocateur par son marxiste de père, qui abattit en 1916 Stürghk, fervent militariste. En résumé, Taibo ne joue plus au plus fin en face de ces hommes et de ces femmes (quel beau portrait fait-il de Larissa Reisner !) qui ne reculèrent pas devant l'impensable. Déjà, au printemps, l'historien Philippe Videlier s'était plu à imiter le romancier en évoquant, dans " le Jardin de Bakounine ", quelques destins révolutionnaires. Cette fois, c'est un romancier qui dépoussière l'Histoire en faisant entendre des voix enfouies sous la poussière du temps. Dans une note préliminaire, Taibo s'explique sur son projet. Il s'agit, au-delà de "l'intention pédagogique", de "rassembler des grands-pères oubliés". Eh bien, c'est peut-être cet amour, car il en faut pour se composer une famille, qui l'a, soudain, rendu convaincant.
    Gérard Guégan
    SUD OUEST DIMANCHE
  • Avec "Archanges", l'auteur livre un nouvel ouvrage admirable, dans la lignée profondément humaine de son excellent "Ernesto Guevara connu aussi comme le Che". Un livre qui vient rendre hommage à ces héros oubliés car comme il l'explique dans sa préface : Il n'y a de meilleur hommage que le souvenir, il n'y a de vrai culte que la mémoire critique ; il n'y a d'autre amour que la complicité dans leurs obsessions. Tout est rêve et presque tout vire au cauchemar."
    Jean Marie Wynants
    LE SOIR
  • "Oscillant avec humour entre Karl et Harpo Marx, l'Hispano-Mexicain Paco Ignacio Taibo II ressuscite des héros révolutionnaires à travers ses romans fous et ses biographies. On s'arrache ses livres dans toute l'Amérique latine."
    Olivier Le Naire
    L'EXPRESS
  • La planète révolutionnaire du XXI siècle a enfanté des centaines de destins atypiques, aujourd'hui oubliés. C'était des hommes et des femmes qui ont mené une vie folle et toujours tragique : ils voulaient, au prix d'une dérive sacrificielle, changer le monde. Voici rappelés les itinéraires de Larissa Reisner, qui a combattu aux côtés de Trotski; de Max Hölz, qui au même moment a déclenché une révolution armée en Allemagne; de Raul Diaz Arguelles, qui a fait le coup de feu contre Batista avant de mourir en Angola; et d'autres encore.
    François Schlosser
    LE NOUVEL OBSERVATEUR
  • « C'est clair, touchant, passionnant. Toute biographie historique est aussi un rêve et une reconstitution sentimentale. »
    Philippe Lançon
    LIBERATION

Il n'y a pas de rue Sebastian San Vicente

(un récit à la manière de Norman Mailer)

1.

L'histoire comme roman : en 1981, je réunis les maigres renseignements que j'avais pu récolter à propos d'un singulier militant espagnol qui avait pris part à la formation de la gauche mexicaine des années 1920. Un matériau très peu abondant, à peine suffisant pour une brève biographie de six pages. Que voici :

Le 15 février 1921, le congrès des syndicalistes rouges s'ouvrit dans une ambiance de fête à l'auditorium du musée d'Anthropologie de Mexico. Il allait donner naissance à la Confederación General de Trabajadores (CGT), une centrale ouvrière regroupant tous ceux qui ne croyaient ni à la conciliation ni au pardon, qui pensaient qu'entre des classes sociales opposées il ne pouvait y avoir que la guerre, et qui étaient persuadés que la révolution mexicaine - dont les derniers effets belliqueux s'étaient fait sentir quelques mois plus tôt lors du putsch des chefs militaires du Nord contre le président Carranza -, orpheline de tout programme social, était morte et enterrée.

Dans le musée, les délégués de petits groupes communistes, anarcho-syndicalistes et syndicalistes révolutionnaires s'étaient regroupés. Ils prétendaient créer une organisation de choc face au syndicalisme domestiqué, adopté par le nouveau gouvernement sous le sigle de CROM.

La révolution agraire touchait à sa fin mais le monde annonçait un autre type de révolution dont le programme maximaliste était : " Tout le pouvoir aux travailleurs. " On vivait l'ère de la Révolution soviétique, de l'insurrection allemande, des conseils d'ouvriers de Turin, de la guerre sociale espagnole. Tout semblait possible.

Parmi les délégués, un Espagnol aux sourcils épais et au nez proéminent se distinguait par sa laideur, sa force et sa naïveté. Bien qu'anarchiste déclaré, il représentait les communistes de Tampico. Ses interventions au congrès allaient de la pédagogie : " Dans la nature, toutes les choses sont soumises à l'irréfutable loi suivante : tout naît, grandit, se développe et meurt, mais la matière ne disparaît jamais ", à la poétique de la violence sociale : " L'unique patrie, c'est le sol qu'on foule et les gens qui vous accueillent pour l'embraser. " San Vicente évoluait entre ces deux rhétoriques.

L'un des rares rapporteurs à avoir laissé un témoignage du congrès, José C. Valadés, le décrit en deux lignes : " La violence de son esprit le frappait lui-même, même si, dans le domaine des idées, il existait en lui une certaine tolérance. Il était anarchiste, mais composait avec les communistes. "

À la fin de la réunion, San Vicente fut élu sous-secrétaire de la CGT. Il rentra à Tampico pour rendre compte de ce qui s'était passé à ceux qu'il représentait, avant de rejoindre le comité de Mexico.

Reconstituer sa biographie jusqu'à cette date n'a pas été facile. À vingt-cinq ans, Sebastián San Vicente avait parcouru le monde d'une manière très particulière. Il semble qu'originaire de Guernica, dans le Pays basque espagnol, il ait été le fils d'une famille aisée, avec laquelle il rompit, en quelque sorte, pour devenir un vagabond anarchiste, semant des idées, poussant à la révolte, participant aux luttes de classes, où qu'elles fussent. Du peu qu'un jour il a raconté et à partir des documents de la police, bien souvent remplis d'exagérations, on peut reconstruire une partie de son histoire politique :

Au cours de sa jeunesse, après avoir été marin et chauffeur, il devint mécanicien de marine. Outre l'espagnol et le basque, il parlait l'anglais et le français. Il navigua sur la côte Est des États-Unis et vécut un temps à New York, où il milita dans les groupes anarchistes et au côté des Industrial Workers of the World (IWW). Il fut accusé d'avoir tenté de dynamiter le Mayflower, à bord duquel le président Wilson revenait d'Europe. À la lecture des archives du tout nouveau groupe mis en place par Edgar Hoover au State Department, qui deviendra ensuite le FBI, on peut en déduire que ces renseignements concernant San Vicente tiennent d'un mélange de paranoïa d'État et de montage visant à l'intoxication.

Lorsqu'on tenta de l'arrêter, il s'enfuit à Cuba, caché dans un bateau à vapeur. On sait bien peu de choses de son séjour dans l'île : il s'occupa de propagande et de coordonner un groupuscule clandestin connu sous le nom de Los Soviets, impliqué dans des actes de sabotage contre des cargos. Enfin, il évita un procès à Cárdenas après avoir échappé aux forces de l'ordre. Il reste de vagues traces selon lesquelles il fonda la filiale de l'IWW à Matanzas, qui aura une vie éphémère. Finalement, alors que le filet policier se refermait sur lui, il s'embarqua clandestinement sur un pétrolier et pénétra illégalement au Mexique, par Tampico, à la fin de 1920.

Ayant accompli sa tâche à Tampico, après son passage au congrès de la CGT, il revint donc à Mexico pour collaborer au rattachement de l'Internacional Sindical Roja avec des mouvements d'autres tendances, comme l'aile gauche de la CROM, la jeunesse communiste et les IWW. Ce fut une mission de courte durée car, malgré les louables efforts de ces militants, les différences entre les divers courants conduisirent à la rupture.

En tant que sous-secrétaire de la CGT, il s'attacha à soutenir l'organisation dans la région textile d'Atlixco. Les informations sur ses interventions personnelles sont moins nombreuses, tandis qu'elles abondent en ce qui concerne un mouvement où il combattit le chômage revolver au poing, prit des haciendas et affronta violemment les groupes de briseurs de grèves mis en place par le patronat et l'Église.

Ses activités ne durèrent pas longtemps. Sous un prétexte quelconque, le 17 mai, le gouvernement du général Obregón arrêta douze militants étrangers de la direction de la CGT, du PCM et des IWW avant d'annoncer leur expatriation.

San Vicente fut emprisonné avec le Nord-Américain Frank Seaman (représentant de l'Internationale communiste au Mexique). Grâce aux pressions de quelques syndicats, ils furent déportés vers l'Amérique du Sud, et non aux États-Unis, où tous deux étaient poursuivis par la justice : San Vicente pour la prétendue tentative d'attentat contre Wilson, Seaman pour avoir refusé de faire son service militaire.

Envoyés au Guatemala par la mer via Manzanillo, Seaman et San Vicente se mirent dès leur arrivée à militer. Ils participèrent à des réunions de syndicats de boulangers, encouragèrent des réseaux de distribution de presse et le rapprochement entre les groupes de gauche et les organisations mexicaines.

Deux mois plus tard, ils franchirent clandestinement la frontière à pied pour retourner à Mexico El Tampiqueño.

Sous ce pseudonyme, on peut supposer qu'il participa aux affrontements contre les policiers et les pompiers pendant la grève des ateliers d'un centre commercial, El Palacio de Hierro, et au cours du débrayage des traminots, en 1922. Mais aucune donnée concrète ne permet de le confirmer.

En août de la même année, la CGT accusait le parti communiste d'avoir informé la police de sa présence. Il semble qu'en plein conflit idéologique violent (qui s'acheva par la scission du syndicat boulanger et de la CGT), la presse communiste ait en effet révélé la participation de San Vicente au débat. Conclusion : il dut repasser dans la clandestinité.

En janvier et février 1923, la fédération des traminots de Mexico dirigea un mouvement de grève assez dur contre la compagnie de tramways. Gasca, gouverneur de la capitale et membre de la CROM, non content d'envoyer les forces de police et l'armée contre les conducteurs, décida aussi de l'intervention d'un groupe de jaunes. Les heurts se multiplièrent. Le 1er février, les autorités tentèrent de remettre les tramways dans la rue et lorsque l'un d'entre eux, conduit par un jaune sous escorte militaire, passa dans le quartier Uruguay où se trouvait le local de la CGT, les rouges bloquèrent la circulation et les tirs crépitèrent. Peu après, l'armée intervenait à grande échelle, les cégétistes (pour la plupart sans armes) élevaient des barricades et résistaient, repliés à l'intérieur du siège du syndicat. Après une heure de coups de feu contre deux cents soldats avec des fusils, les grévistes durent se rendre. Plusieurs centaines d'entre eux furent appréhendés.

Parmi les détenus, San Vicente ne fut pas identifié par la police : vêtu d'une salopette de traminot, il se cachait sous l'identité de Pedro Sánchez.

Grâce à la médiation du ministre des Finances, Adolfo de la Huerta, les prisonniers recouvrèrent leur liberté dès le lendemain.

Lorsque la police se rendit compte, après une délation, qu'elle avait eu San Vicente entre les mains, elle mit sur pied une véritable chasse à l'homme. Traque qui connut son moment le plus cocasse le 4 avril : quarante policiers firent irruption dans le local de la CGT pour l'arrêter et tandis que les ouvriers les affrontaient puis les désarmaient, San Vicente s'enfuyait par la fenêtre des toilettes.

Si l'on témoignait largement de ces deux fuites miraculeuses, une seule ligne perdue dans les journaux informa de ce que, finalement, San Vicente avait été capturé début juillet pour être conduit secrètement à Veracruz. Le 15, un groupe de travailleurs de la CGT du port apprit son incarcération. La mobilisation pour tenter de le libérer commença à se mettre en place, mais les autorités la devancèrent.

Le 16 juillet, Sebastián San Vicente fut expulsé du Mexique et jeté, menottes aux poignets, dans un vapeur en partance pour La Corogne, en Espagne.

La presse ouvrière mexicaine rendit hommage à son camarade extradé. On publia des protestations dans Guillotina, organe du port, et dans Nuestra palabra, de la fédération des traminots de Mexico.

En juillet 1924, l'anarchiste originaire de Puebla, Antonio Bruschetta, s'enquérait de San Vicente auprès de tous les membres des réseaux libertaires de la presse. Il expliquait qu'il n'avait plus de ses nouvelles depuis un an. La dernière chose qu'il avait sue, c'était qu'il était bien arrivé à La Corogne, d'où il lui avait envoyé une photo suivie d'une carte postée de Bordeaux.

Au Mexique, on ne reçut plus d'autre signe de vie de l'anarchiste basque. Bien des années plus tard, en 1938, la rumeur courut parmi ses vieilles connaissances qu'il était mort en Espagne, en combattant près de Bilbao comme milicien dans un bataillon de la CNT.

Voilà tout ce que celui qui écrit peut raconter. Je suppose que cela suffit à expliquer comment il se fait que Sebastián San Vicente n'ait pas de rue qui porte son nom et qu'il ne figure pas non plus dans les livres.

2.

Le roman comme histoire : pourquoi trouver particulièrement intéressant ce personnage dont on ne sait pratiquement rien ?

Ce sont toujours les mêmes histoires. Il s'agit de types qui ont l'air d'avoir avalé un ange et qui nourrissent leur dureté de cette fibre magique d'obstination et de droiture. Des personnages qui ne vacillent pas dans la tourmente, qui ne plient pas. Des hommes d'action qui opèrent sur le terrain où l'on envoie des messages réels, le terrain des symboles.

Il se peut que, lorsqu'il est question d'un phénomène de masse, " la révolution est une aventure du cœur ", pour reprendre les mots de Ryszard Kapuscinski. Mais quand on transfère l'histoire sur un plan personnel et que l'atmosphère n'est pas aux grandes victoires sociales, la révolution, sans aucun doute, se transforme en une aventure de l'obsession…

À mesure que le temps passe, on se fabrique progressivement un tissu d'appuis idéologiques. C'est ce qui permet de s'éveiller en pensant que l'on est du bon côté de la barrière qui sépare le pouvoir de l'abus et la grande méchanceté du territoire des parias de la terre. Ça permet aussi de se coucher avec la bonne conscience d'avoir résisté au système un jour de plus. L'une des lianes de cette trame est formée par l'obstination, cette vertu irrationnelle que possèdent les adolescents. Elle empêche que la logique des adultes, que la logique du pouvoir ne les trompe ; qu'au nom du "rationnel et du possible, du sensé et du convenable", l'ennemi n'envahisse leur espace vital jusqu'à les en expulser.

C'est pour cela qu'on finira par écrire l'histoire de "l'ange noir", bien que ce soit une histoire d'ombres plus que de lumières, et qu'on y découvre trop de choses qui ne plaisent pas.

Mais, ah malédiction ! (comme on dirait dans l'un de ces romans de Salgari que San Vicente doit avoir lu en cachette), cette obstination, cette merveilleuse obstination, cette ténacité, cet antidote pour nos soirées de fragilité plantés devant un téléviseur - qui peut-être ne nous trompe plus, mais qui sans aucun doute alimente nos peurs -, cette obstination donc, se construit. Elle ne naît pas, elle devient.

Évidemment, personne ne sait d'où il sort. Comme tout bon personnage de roman, il apparaît brusquement, dans un pssscchhh qui jaillit de l'air, il arrive doté d'alias et de pseudonymes, de faux passeports, de fausses histoires, de légendes et de mythomanies policières paranoïaques.

Autrement dit : au commencement, il n'était pas lui.

On voit quelque part qu'on l'appelait "l'ange noir exterminateur", ailleurs qu'il lisait Leopardi. On commence à travailler sur ces maigres données.

Qui était Leopardi ? D'où sort ce nom biblique et sonore d'ange noir exterminateur ?

Très mal connu au Mexique, le comte Giacomo Leopardi (1798-1837), poète de l'angoisse, de l'incertitude, du désespoir, de la désespérance, fut l'homme qui, dans une génération de poètes romantiques et patriotes, s'évertua à cultiver le pessimisme comme source d'inspiration et thème central de sa poésie, une défense qui en valait bien une autre. Le côté sordide de ses poèmes a probablement quelque chose à voir avec le fait que, d'une part, il était estropié et contrefait depuis sa plus tendre enfance et que, d'autre part (au cas où cela n'aurait pas suffi), c'était un noble misérable, un aristocrate désargenté.

Pour illustration, voici deux échantillons : " Dans cette immensité / je fais sombrer ma pensée / et ce naufrage m'est doux ", ou " Ennui et amertume / c'est toute notre vie / et fange le monde. "

Curieuse inspiration pour un anarchiste… On se met à lire Leopardi dans une anthologie bilingue de l'Université de Guadalajara, rescapée de la bibliothèque contenant les volumes qu'on pensait ne jamais lire.

Si les poèmes de Leopardi, accompagnés d'une brève note biographique, apparaissent dans cette anthologie du pessimisme poétique, éditée cinquante ans après le passage de San Vicente au Mexique, ce doute sur "l'ange noir exterminateur" est dissipé par une bible protestante qu'un vendeur de porte-à-porte vous a fourguée il y a quelques années en vous mettant le grappin dessus un jour que vous étiez somnolent. Dans l'Apocalypse, 9, figure un personnage appelé Apollyon, également connu sous le nom d'Abaddôn (encore les alias et les pseudonymes), qui se trouve être un ange noir, venu de l'abîme, ange vaincu, resplendissant et luciférien. Sa mission, telle qu'elle est décrite par l'Apocalypse, consiste à conduire une armée de sauterelles qui tortureront le genre humain cinq jours durant. Ce récit avec ses insectes, si peu franciscain, te fascine.

Tu te retrouves avec les mythes du FBI, plus les tristesses de Leopardi, plus les délires ancien-testament de la bible protestante… Le personnage n'existe pas encore, ce n'est qu'une ombre.

On cherche la ville qui l'a connu, dont l'écho désastreux est aujourd'hui votre ville à vous, Mexico. Au début de 1921, on remplaçait lentement le cheval par la Packard et l'éclairage au gaz par la lumière électrique, on fumait du tabac de meilleure qualité et on buvait de l'eau-de-vie plus pure. Mais on vivait également les tensions de la réorganisation industrielle post-révolutionnaire, les règlements de comptes entre les généraux victorieux du Plan d'Agua Prieta qui avaient renversé Carranza, et un important progrès dans les luttes ouvrières : après le naufrage issu de ses interventions dans l'étape armée de la révolution mexicaine, le mouvement prolétaire sentait que son heure était enfin venue.

On s'intéresse au contexte politique et syndical. À côté des rouges de la CGT, il y avait les syndicalistes corrompus. Leur chef, Morones, est un personnage caricatural tout à fait passionnant, qui aurait mérité de figurer aux côtés d'Abaddôn et de Giacomo Leopardi dans cette chronique insensée, si la digression n'était pas un vice. Il finirait ministre de l'Industrie et recevrait, à cause de son obésité, les surnoms de La Truie et La Grosse Matilda. Il visiterait les bordels aussi souvent que s'ils avaient été son deuxième local syndical et porterait trois bagues en diamants à la main gauche. Mexicanité "pré-PRI", en somme.

On remonte la piste des lectures possibles de San Vicente grâce à un document fané qui évoque les livres de la bibliothèque du syndicat des boulangers, où le personnage avait coutume de dormir sur un banc. C'est ainsi qu'on comprend son anarchisme "principesque" (aux principes rigides, pas nécessairement ceux du prince Kropotkine), absolument pas collaborationniste, très enclin à faire feu de tout bois et assez primaire. Nourri de ce qu'il pouvait trouver dans l'édition en six volumes de La Géographie universelle de Reclus (Elisée) sur la géographie, l'humanité et l'histoire ; alimenté par le verbe incendiaire de Bakounine et le sentiment commun, voire romantique, de l'anarchisme de Malatesta ; ouvriériste, car Sebastián verrait le monde du côté de ceux qui travaillent de leurs mains.

Il pouvait avoir lu, il lisait sûrement Les Douze Preuves de la non-existence de Dieu, de Sébastien Faure, édité sous forme de brochure au prix de 10 centavos par le Grupo Cultura Racional de Aguascalientes. Il lisait les articles de Federico Urales publiés dans la Revista blanca de Barcelone, sur l'esclavage de la femme, l'hygiène sexuelle et la relation déprédatrice de l'homme à la nature. Il pouvait en effet l'emprunter au local du syndicat des traminots, qui y était abonné. Il lisait les romans de Victor Hugo, en particulier Les Misérables, que la presse libertaire avait mis à la mode. Il lisait d'horribles poèmes du colombien Moncaleano et La Conquête du pain du patriarche Kropotkine, mort en Russie l'année précédente. Il lisait des articles isolés de Gori y Mella publiés en Catalogne dans des vieilles éditions de Soli, Fructidor ou El Productor. Il s'enthousiasmait pour l'histoire de Spartacus ou la géographie des Balkans. Il lisait les opuscules de Ferrer Guardia sur la pédagogie moderne et les vertus de l'école rationnelle. Il connaissait Flores Magón, alors que la fièvre éditoriale magoniste, qui contribua à l'éducation politique de la CGT pendant les années qui suivirent, ne s'était pas encore déclarée. Lorsque vous avez fini de consulter tout ce que San Vicente pouvait avoir lu - si l'on excepte la mauvaise poésie -, votre éducation sentimentale a progressé.

Lui, il lisait aussi El Demócrata, El Heraldo de México, et même El Universal, pour se rendre compte que la presse bourgeoise donnait la CGT pour morte, après la première grande série de scissions, de déportations et de représailles. Mais l'ennemi se trompait et Bakounine, depuis sa tombe de Berne, avait raison lorsqu'il assurait que la force des anarchistes était "d'organiser la passion". Parce que la passion redonnait corps à une organisation désarticulée faute de coordination.

Et Sebastián San Vicente existait parce que son personnage laissait des traces et des échos en d'autres. Des échos avec lesquels on fait difficilement l'histoire, mais qui permettent de deviner ou d'inventer (ce qui est une manière de deviner) ses pas.

Vous trouvez des récits à propos des soviets de Puebla au moment où San Vicente était le principal coordinateur de la région. Ils parlent de travailleurs qui organisent des grèves, de patrons qui ferment des usines, d'ouvriers armés qui, pour se venger, envahissent les propriétés de leurs employeurs et les prennent au cri de : " Vive Lénine ! Vive la vierge de Guadalupe ! " Vous lisez des chroniques merveilleuses qui racontent qu'on tira un piano dans la cour d'une hacienda et que quelqu'un joua du Chopin pour ces ouvriers, pieds nus, armés de machettes…

San Vicente se dessine. Vous tombez sur une brève allusion à sa tendresse pour les putes et à sa lutte pour leur rendre leur dignité sans les faire changer de profession.

Le personnage se précise.

On découvre qu'une personne n'est pas une personne‚ mais les échos de cette personne. Que la seule manière de la capturer, c'est de fixer les dizaines d'échos qu'elle laisse derrière elle.

On mêle les histoires, la sienne et celle d'autres. On construit des personnages secondaires qui, par leur force, permettent de donner de la puissance à l'écho de ce héros.

On se met à écrire un roman avec la certitude que la littérature réussit ce que l'histoire ne réussirait pas : reconstruire l'histoire, le sens de l'histoire. On écrit, heureux de penser que si l'histoire nie un personnage en le plongeant dans le brouillard, la littérature le sauve grâce aux vertus de ce même brouillard utilisé comme matière première…

On épluche l'annuaire téléphonique de Mexico à la recherche d'éventuels San Vicente. Expérience amusante que celle consistant à expliquer aux fils d'un entrepreneur de pompes funèbres qu'on suit la trace, vieille d'un demi-siècle, d'un anarchiste espagnol. On ne trouvera évidemment rien, mais cette tentative apparaît dans le roman.

On revient aux archives de la police politique nord-américaine et de la police mexicaine, non plus à la recherche d'informations, mais plutôt pour saisir le style narratif de ces rejetons de la loi et de l'ordre. Découvertes passionnantes dans le domaine du langage bureaucratique : l'explication que donnent les gardiens de la paix sur la façon dont "il se trouve qu'ils en vinrent" à arrêter San Vicente et dont les ouvriers les arrêtèrent à leur tour et les désarmèrent.

Angles, plans, chansons, palmeraies à Tampico, noms de médicaments contre la gonorrhée, tramways tirés par des mules à Mexico.

Exercices d'imagination : à quoi ressemblait la carte postale que San Vicente envoya de La Corogne ? Et le chapeau qu'il portait à Atlixco, à Puebla, les jours de soleil ? À quoi ressemblaient les jours de pluie tropicale pour un Basque qui adorait le flic-floc du crachin de la mer Cantabrique ? Quel médicament utilisaient ses amies les putes contre la syphilis ? Qui était le médecin qui les soignait ?

Exercices d'invention : raconter, c'est réinventer, recréer, remettre sur pied ce qui n'existe plus. Et qui se préoccupe de réalité, bordel ? Le plus intéressant, c'est la sensation de réalité.

Le roman s'intitula De passage et fut publié en 1987 . Il se terminait ou aurait dû se terminer ou je crois qu'à un certain moment j'ai dû le terminer en plaçant la phrase de l'essai qui me semblait la plus juste épitaphe pour ce personnage :

" Sebastián San Vicente n'a pas de rue qui porte son nom et ne figure pas dans les livres. "

3.

La vie comme roman de l'histoire : en 1996, je suis allé à Saint-Sébastien, en Espagne, pour donner une conférence à la demande de Pedro, l'unique lecteur que je connaisse qui non seulement ait lu tous mes livres, mais corrige également mes inexactitudes.

Il pleuvait sur Saint-Sébastien et j'avais froid. Mais le public apporta beaucoup de chaleur à cette conférence et je cessai de n'être qu'un conférencier pour redevenir une personne.

À la fin de la discussion, Pedro m'a présenté une jeune fille, Socorro (Soko en basque), qui dirigeait le musée de la Marine. Nous étions dans un parc, marchant vers l'un des nombreux petits bars où l'on boit du vin en mangeant des tapas, participant à cette ronde interminable et assez infernale que les Basques aiment tant. La jeune fille me tendit une photo.

- Voici le San Vicente, dit-elle.

J'ai contemplé l'image d'un bateau de pêche de quelque dix mètres de long avec une chaudière rudimentaire au milieu. Il portait comme unique identification le numéro d'immatriculation SSF 898 ; pour la photo, deux marins tristes fixaient l'objectif, assis dans l'embarcation qui se trouvait certainement au port. Une note au bas de la photo précise que nous sommes en 1940.

- Et alors ?

- Nous l'avons récupéré pour le musée ; il n'avait pas de nom, alors, mes collègues et moi, comme nous avions lu ton roman, nous avons décidé de le baptiser San Vicente. Il ne donnera son nom ni à une rue ni à une place, mais dans un musée basque, un bateau se nomme San Vicente. "

Et la jeune femme eut un large sourire.

Il faut croire qu'elle aussi, elle a foi en ces façons littéraires de rendre la justice.

Paco Ignacio Taibo II est né en 1949 à Gijón où il dirige le Festival du roman noir ; il vit à Mexico. Il est historien et auteur de romans policiers. Ses romans sont traduits dans de nombreux pays et sa biographie de Che Guevara fait autorité du nord au sud de l’Amérique latine.

Bibliographie