Publication : 14/02/2002
Pages : 240
Grand Format
ISBN : 2-86424-416-0

Dans le corps de Naples

Giuseppe MONTESANO

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18 €
Titre original : Nel Corpo di Napoli
Langue originale : Italien
Traduit par : Serge Quadruppani
Naples est une ville-monde, fabuleuse et hors normes, qui depuis des siècles enfouit dans son sous-sol ce qui la gêne. Les héros de ce livre, obsédés par l’amour et leur jeunesse finissante, sont précipités dans un univers en ruines où tout ne semble fonctionner que grâce au désordre. Fous de Rimbaud, de Jim Morrison, de Nietzsche et de Baudelaire, ils cherchent la vraie vie, l’énergie secrète de la terre dans les bas-fonds de Naples. Leur recherche de la vérité et d’une vie libérée du travail se heurte à un peuple ivre de nourriture et d’argent, dévoré par la criminalité et comme possédé par un carnaval perpétuel. Les jeunes gens de ce roman picaresque dansent devant une impressionnante galerie de portraits populaires ou ésotériques, une danse macabre dans l’attente d’une Apocalypse qui ne vient pas.
  • « Dans une sorte de cavalcade cruelle et très noire, mais aussi fort drôle, G. Montesano dresse un étonnant portrait de la bêtise et de la lâcheté humaines, tombeaux de toutes les illusions. »
    Raphaelle Rérolle
    LE MONDE

Nous étions arrivés à une question selon nous fondamentale, nous nous demandions si la vérité faisait partie de la vie ou si au contraire la vie était fondée sur le mensonge, quand la porte de la chambre de Landrò s'ouvrit en allant battre contre le mur, et un homme entra, de petite taille, robuste, le cheveu blanc, vêtu d'un élégant costume bleu. Landrò venait à peine de soutenir qu'au milieu de l'écroulement de tout le vieux monde, la vérité des philosophes contemporains "n'exprimait que leur misère", quand le bonhomme nous interrompit d'une voix stridente.

- Ouais, ouais… Vous voulez la connaître "la vérité", 'a Vérité ? 'E ppatane so' bbone cotte : les patates sont bonnes cuites, c'est vrai ou pas ? 'E ppatane so' bbone cotte, ça, c'est 'a vérité ! T'as presque trente ans et t'as pas encore ta licence, ça, c'est 'a vérité !

Landrò se tut et sembla se retirer physiquement, comme il le faisait devant les plats qui ne lui plaisaient pas.

- C'est vrai ou pas ? Mo', aujourd'hui, c'est pourtant dimanche et à la messe, t'y es pas allé, hein ? dit-il, tourné vers Landrò, et aussitôt, cognant le sol avec une canne qui finissait par une pointe de métal, il reprit : Ehhh ! 'E ppatane so' bbone cotte… Mais mon fils, il ne respecte rien, et il se croit de comprendre la vérité. Lui, y pense, y pense ! Toujours comme ce Nitche… Mais qui c'est s'tu Nitche, ce Nitche, qu'esse qu'il a fait ? Un qu'est devenu fou, c'est !

Landrò s'était empourpré et puis il était devenu très très pâle et il ne parlait pas. Il se contentait de bouger imperceptiblement la tête à droite et à gauche, en plissant le nez et en se mordant les lèvres, qu'il aspirait dans sa bouche. Le vieux, implacable, avançait lentement dans la pièce, en cognant le bâton sur le sol.

- Tu te gagnes ton manger, toi ? Tu te le gagnes ? Tu parles, rien du tout ! Toi, tu sais pas d'où ça t'arrive, tu attends que ça te tombe tout cuit dans le bec ! Eh ? Et alors comme ça, tu veux faire le philosophe ? Moi, je suis vieux, mais j'ai encore ça.

Et il abattit avec frénésie la canne sur un fauteuil qu'il avait devant lui.

- Ça, c'est ta belle vie à toi, ça, sans travail, libre et franche ! Et toi, en pus de ça, tu voudrais penser ? Ouais, tu peux toujours courir… Et qu'essque vous disiez ? Je m'excuse si je vous ai dérangés… Je m'excuse beaucoup, vu que moi, je suis un vieux père fatigué, je suis… Et personne sait comme il est vraiment, mon fils, personne le connaît, celui-là ! Il parle pas, avec moi, y dit que je comprends rien… Mais moi je le sais, moi je le sais… Je sais tout ! 'E ppatane so' bbone cotte, eh ? Mais lui, avec moi, y parle pas, lui il est philosophe… Et alors, vous voulez me l'expliquer, vous ? Ou je suis trop ignorant ?

Maintenant, le vieux s'adressait à moi en me pointant dessus son doigt poilu et grassouillet. Je crus que Landrò allait s'évanouir, parce qu'il s'était affaissé comme une chiffe molle, et maintenant, il ne bougeait même plus la tête d'un côté et d'autre, mais un tremblement visible semblait le secouer tout entier. D'une voix à peine audible, il souffla :

- Va-t-en… S'il te plaît. Je te prie de t'en aller… C'est ma chambre, conclut-il sur un ton presque implorant.

- Ah, ah… Ma chambre ! Eh, mon fils parle bien, pas vrai ? Il est précis, mon fils, et il va pas à la messe, hein ? Il dit même pus 'e prières…

Et le vieux tira de sa poche un livret blanc, relié en peau, portant imprimé un calice avec l'hostie.

- Il se l'est oublié, ça, hein ? Lui, y pense ! Mais ça, il vous l'explique pas, à vous… Que lui, y disait les prières quand il était minot… Mais maintenant, il va pas à la messe, il y va pas ! Vous l'entendez ? Il parle pas, il dit rien… Et il fait bien, allez ! Lui, la vie, y sait même pas ce que c'est. 'E ppatane so' bbone cotte, ça, c'est la vérité, et de manger cru, ça plaît à personne, à personne… Ah, mais lui, y pense ! Il a presque trente ans et y pense… Tu t'es pris la licence ? Hé ? Réponds !

Landrò se tint la tête à deux mains et cria :

- Taisez-vous… Taisez-vous…

- Ah, ah ! En plus, je dois me taire… Chez moi ? Moi, le droit de parler, je l'ai, t'as compris ? Moi je suis où-je-suis ! Fais-toi du mal, fais-toi du mal de tes propres mains ! Si au moins tu faisais un peu de sport, comme le fils de Savione… Tu t'esscris au gymnase, là, y'a tous les braves jeunes, des fils de mes amis… Eh non ! Ici, y'a le surhomme, hè ? J'ai 'o surhomme dedans ma maison…

Landrò s'était adossé au mur bas sur lequel s'ouvrait la fenêtre. D'un coup, il tourna le dos à son père et appuya le front à la vitre. Pendant ce temps, le vieux, toujours lentement, comme épuisé par l'effort de se retourner, et en cognant avec force du bâton, sortit de la maison. Moi, je me taisais, et je n'avais pas le courage de regarder ce que faisait Landrò. La voix stridente du vieux avait recommencé à psalmodier son odieuse ritournelle, et tant que le bruit de la canne qui la rythmait se fit entendre, aucun de nous deux ne bougea. Soudain Landrò se détacha de la fenêtre, traversa par secousses hystériques la pièce, en remuant les bras comme un bizarre flamant, et se précipita au-dehors en claquant la porte exactement comme son père en entrant.

Cette scène si embarrassante se répétait presque chaque fois que j'allais chez lui. Souvent Landrò répliquait à son père, mais par des phrases murmurées et inévitablement abandonnées à mi-chemin, ou bien il criait, lui aussi en dialecte : " Va-t'en ! Va-t'en ! " en agitant ses longs bras comme pour chasser un fantôme. Mais cela arrivait très rarement. L'un et l'autre ne se parlaient pas, ou bien ils se répondaient aujourd'hui à un propos tenu une semaine plus tôt, se criant des phrases vieilles de plusieurs années comme s'ils venaient de les découvrir. Mais le malaise que me procuraient ces scènes était peut-être accru par un détail qui, avec le temps, m'apparut presque obscène : l'extraordinaire ressemblance entre le père et le fils. Chez le vieux Landrò, la pâleur du teint s'était faite cadavérique, les yeux clairs s'étaient mouillés et les cheveux blonds décolorés, comme si tout avait été touché par la décadence. Et pourtant, surtout si on oubliait leur différence de stature, disproportionnellement favorable au fils, et la maigreur de Landrò, tous deux avaient la même expression faciale, les mêmes tics, et la même voix molle et hystérique qui, durant les moments de fureur, finissait dans une sorte de plainte stridente. Mais en réalité, comme s'entêtait à le démontrer Landrò, il n'y avait rien qui pût les lier. Son père était un tout petit-bourgeois, un être qui ne s'était jamais développé, et puis c'était aussi un miséreux.

- Un miséreux, oui, un miséreux !

En ces occasions, il éclatait d'un rire hystérique et criait. Sa mère en revanche, elle, oui, c'était une vraie dame, qui avait eu l'unique faiblesse d'épouser ce miséreux. Quand il pensait au mariage dont il était issu, il commençait à balbutier, et il lui apparaissait aux coins de la bouche une fine écume blanche.

- Tu penses bien, lui… Pour lui, tout doit être petit… Il est mesquin, voilà ce qu'il est ! Un dirigeant ? Et qui c'est qui l'a mis là, hein ? Qui l'a mis à ce poste ? Mon grand-père… Et lui, il a pas été fichu de se bouger de ce fauteuil, et il vient dire qu'il a été honnête ! Honnête ? Honnête ? Celui-là, c'est un incapable ! L'hon-nê-te-té a-vant tout !

Il scandait avec une volupté rageuse cette phrase que son père répétait souvent, il grinçait des dent, et se mettait à sauter d'un sujet à l'autre : l'usine de son grand-père, la villa énorme où il avait joué enfant, le manque de courage de son père. " Mon père est un nul ", disait-il, dégoûté. Dans son entreprise, tout le monde s'était rempli les poches, même le directeur général qui, certes, s'était retrouvé au tribunal, mais avait, au moins, volé comme un as.

- Et lui, lui avec son hon-nê-te-té et sa messe tous les dimanches… Pauvre, il est resté pauvre ! C'est un spellechione : un loqueteux, un va-nu-pieds.

Il prononçait mal le dialecte, mais il se gargarisait de ce mot, spellechione, il le répétait, il en savourait tout le mépris. Puis, d'un coup, alors qu'il tournait en rond dans la pièce, il s'arrêtait et, à très petits pas rapides, allait jusqu'à la porte, comme pour voir si quelqu'un nous écoutait. Ensuite, il revenait au milieu de la pièce et recommençait, mais d'une voix basse, presque inaudible. Si moi, je parlais d'une voix normale, il bondissait vers moi et me prenait par le bras en me faisant signe de baisser la voix. On ne pouvait pas parler ! Il y avait une conjuration contre lui, le "gâteux" nous espionnait sûrement, et moi je serais le témoin de tout cela. Nous devions par force sortir, parce qu'à la maison, on ne pouvait plus parler. Oui, il y avait seulement son père, "mais c'est plus que suffisant", concluait-il, mystérieux. Alors, nous sortions en hâte, comme deux conspirateurs, et nous allions prendre le train ou l'autobus pour Naples. Et cela, pour Landrò, c'était un autre motif de récrimination : je le voyais, je le voyais où son père l'avait fait naître ? Et il ne l'avait pas fait exprès, hein ? Nous nous trouvions en plein dans "le trou du cul du diable", voilà la vérité, me criait-il tandis qu'il montait sur les trottoirs et en redescendait, et heurtait, insouciant, les passants.

Parler en marchant était la spécialité de Landrò. Il faisait des kilomètres à pied, en parlant et en gesticulant sans arrêt, élevant la voix et lançant des phrases qui devaient être chaque fois définitives. Quelquefois, nous étions tellement enfoncés dans ces discussions que nous ne nous rendions pas compte que nous avions déjà refait deux ou trois fois le même parcours : un tour qui pouvait partir de la place Garibaldi, monter par le Rettifilo, arriver à Montesanto et revenir au point de départ en descendant par les Tribunali, et recommencer du début à l'identique. Et ce fut durant un de ces tours que Landrò sortit une de ses nouvelles théories, qui concernait aussi son père. Durant cette période, nous nous préoccupions principalement de savoir si nous allions pouvoir continuer à "chercher la vérité", et en même temps si nous devions ou non affronter la réalité : bref, allions-nous être contraints, nous aussi, de travailler ? Landrò, qui s'obstinait à combattre ce qu'il définissait comme ma "paresse aristocratique", répétait que pour lui, il s'agissait en fait de "faire comme tout le monde". Mais il le disait surtout quand il voulait me contredire, même s'il soutenait que c'était pour m'aider à ne pas tomber dans un "idéalisme simpliste". Sa théorie sur ce qu'il ferait "quand il serait grand" divergeait en fait beaucoup de ces projets de normalité. Une fois, je l'avais coincé.

- Tu es comme ça, et tu parles, tu parles, seulement parce que tu n'es pas obligé de travailler. Mais combien de temps ça va durer, hein ? Dans dix ans, je veux te voir !… Oui, je veux te voir, dans dix ans !

Il était resté interdit. Dix ans ? Qu'est-ce que je voulais dire ? Il s'était approché à quelques centimètres de mon visage, en me fixant d'un air suspect et pointant son regard derrière ses lunettes dorées.

- Moi ? Moi, je ne suis pas… Moi, je ne veux pas être un privilégié ! C'est toi qui veux jouer les aristocrates… Dans dix ans ! Dans dix ans ? Et qu'est-ce que j'en sais !

Il avait éclaté d'un rire hystérique pour balancer ensuite que, de toute façon, lui, il avait déjà dépassé depuis longtemps le point le plus haut de sa parabole.

- Regarde là ! Regarde ! Je perds même mes cheveux !

De l'index, il se tapait le milieu du crâne, avec des ricanements et des grimaces.

- Et des rides, j'ai aussi 'e rides !

D'ici peu, ses cheveux longs et blonds ne seraient plus qu'un souvenir, et alors, que lui importait ce qu'il serait dans dix ans ?

- Je suis déjà un cadavre. 'Nu muorto ! Un mort !

Mais cela ne voulait rien dire encore, parce qu'un plan pour l'avenir, il en avait un, lui, il n'agissait pas "avec légèreté". La question ne devait pas m'inquiéter, non, si je m'inquiétais, j'étais vraiment à côté de la plaque. Lui, il ferait concierge dans un hôtel, rien de plus, rien de moins. Là, il aurait tout le temps de penser, parce que, de toute façon, à un vrai philosophe, qu'importaient les livres ? Et si ce plan ne marchait pas, il en avait un autre tout prêt.

- Mille ! J'en ai mille en réserve, des plans ! Un plus sûr que l'autre…

Il pouvait faire n'importe quel travail, qu'est-ce que ça coûtait ? Le turc était à la mode ? Il enseignerait le turc. Oui, oui, il ne parlait pas turc, et alors ? On pouvait très bien enseigner ce que l'on ne savait pas, et même, moins on en savait, mieux cela valait. Mais de toute façon, ce n'était là que des bêtises, inutile que je le lui dise, il le savait déjà de lui-même. Et puis son vrai projet n'avait rien à voir avec ça.

- Tout est prévu, calculé. Qu'est-ce que tu croyais ?

Il s'était documenté, il avait étudié la question à fond. Sa mère était morte jeune, dans sa famille, tout le monde était mort jeune, les parents, les frères et les cousins de sa mère aussi. En somme, dans la famille maternelle, il y avait "objectivement" cette tendance à la mort précoce.

- Et moi, je tiens de ma mère ! Je n'arriverai pas à cinquante ans, c'est sûr. Je mourrai à l'âge de Nietzsche, non, à l'âge où il est devenu fou… Maintenant, j'ai déjà… disons vingt-huit ans, presque…

Sur son âge, il commençait à prendre des airs de mystère, comme toujours, mais les calculs, il les faisait quand même : ceux de sa famille paternelle vivaient longtemps, son père, si décrépit qu'il fût, se maintenait en forme, et il arriverait au moins à quatre-vingt-dix ans. Puis il éclatait :

- Je suis le fils d'un vieux, t'as compris ? Mais pourquoi ma mère s'est marié ce crétin ? Elle s'est épousé 'o vieux et moi, j'ai les cheveux qui tombent !

En tout cas, son père se soignait bien et il vivrait exactement jusqu'à quatre-vingt-dix ans, alors que lui, Landrò, il serait déjà mort. Alors, il se lançait dans des calculs qui descendaient jusque dans des détails infimes. Méprisant comme il l'était à l'égard de l'argent, il commençait à s'emmêler dans une série de chiffres divisés par années, basés sur le montant présumé de la retraite de son père, " de toute façon, soutenait-il, moi, je n'ai besoin que de très peu ". L'idée semblait s'imposer à lui, il y revenait, et on voyait qu'il avait déjà dû y penser. Eh, le "gâteux" gardait aussi de l'argent dans un coin, quelques centaines de millions, et pas mal de dollars, une belle somme en dollars, me disait-il en ricanant. Mais à l'instant où tout semblait résolu, et où moi aussi, je m'incluais dans le "plan d'héritage" de Landrò, celui-ci, dégoûté, sombrait dans une sorte de mépris de soi absolu. Comment avait-il pu penser pareille connerie ? Il lui revenait à l'esprit les manies de son père, ses maximes obtuses, le fait que le vieux "l'outrageait" toute la sainte journée.

- C'est pas possible, non ! Rien, il n'y a rien à en tirer.

Alors, il était repris par l'idée de devoir faire "comme tout le monde", de ne pas pouvoir se permettre d'être un privilégié. Oui, il deviendrait concierge d'hôtel, "mais de nuit, concierge de nuit", comme cela, il aurait du temps, "trop de temps, même", pour se consacrer à la philosophie.

En réalité, le père de Landrò ne lésinait pas sur l'argent, mais chaque fois qu'il lui en donnait, il cherchait à l'humilier avec son refrain : 'E ppatane so' bbone cotte ou en lui disant qu'il ne passait pas sa licence, qu'il n'allait pas à la messe et qu'il voulait penser ? En conséquence, Landrò avait presque moins d'argent que moi en poche, ce qui rendait difficile toute espèce de projet, et surtout celui d'un approfondissement "poétique, scientifique et philosophique".

Depuis des années, nous traînions dans les facultés de la rue Mezzocannone en soumettant les professeurs qui nous semblaient intelligents aux questions les plus contournées et impensables, en riant ouvertement en face de ce qui nous apparaissait seulement - comme disait Landrò avec dégoût - comme "de mesquines fuites devant le problème de la réalité". Mais tout le monde nous détestait. Une fois, durant un cours sur Platon, les étudiants s'étaient soulevés contre nous (" Ici, nous avons une licence à passer ! ", " Grossiers personnages ! ", " Un peu de respect ! ") parce que nous avions fait pleurer la prof d'histoire de la philosophie antique en mettant en doute que "son corps désirant" pût jamais être en mesure de comprendre la théorie des idées. Et durant un cours de logique, on nous avait presque frappés après notre irrésistible attaque de ricanements devant les tentatives selon nous "irresponsables et mesquines" de démontrer l'inutilité de la métaphysique. En bref, un projet d'études comparées n'était plus réalisable dans cette ville et, aux dires de Landrò, "peut-être même dans toute l'Italie".

Nous étions désormais convaincus que la philosophie ne suffisait pas à atteindre la vérité, et nous avions projeté un plan d'études qui aurait dû impliquer toutes les disciplines principales. Comment pouvions-nous nous passer de la physique, de la chimie, de la biologie et de la cybernétique ? Nous avions recommencé à étudier la chimie dans un livre du lycée, mais Landrò s'était ensablé dès la première page.

- Mais ce sont des notions élémentaires, Landrò.

- C'est toi qui le dis, la question, en fait, est profondément philosophique.

En réalité, il avait commencé à discuter des "fondements" mêmes de la matière, pour finir par "suspendre" sa confiance même dans la table des éléments. Et il nous était arrivé la même chose quand nous nous étions confrontés aux théorèmes les plus simples de la géométrie analytique, où nous nous étions embourbés déjà sur le concept de ligne. Et pourtant, nous avions beau considérer la science comme moins rigoureuse que la métaphysique, nous ne pouvions la négliger. Et le projet devait aussi inclure la théologie, les langues orientales, l'étude des phénomènes paranormaux.

Mais le temps ? Combien d'années ou de mois fallait-il pour chaque discipline particulière ? Le temps à consacrer au projet se dilatait au-delà de toute perspective possible. Et comment allions-nous vivre durant ces "dix ans minimum" d'études ? On ne pouvait certes pas songer à travailler. Ainsi avais-je adopté avec un véritable enthousiasme le projet de Landrò de vivre sur le dos de son père, projet dans lequel je m'étais inclus en pensant qu'au fond, il n'était pas plus absurde d'utiliser l'argent du vieux Landrò que de se mettre à travailler. Le travail me semblait une folie absolue. Je croyais aveuglément aux paroles de Rimbaud : " Je ne travaillerai jamais ! " Et je m'exaltais en répétant que, face au monde, j'étais en grève, ou quand je pensais à Rimbaud qui, dans une rédaction à l'école primaire, avait écrit qu'il ne voulait rien apprendre parce qu'il ne voulait pas d'une "place" : " Je vivrai de rentes ", avait-il dit, et nous prenions ces mots au pied de la lettre. Nous étions convaincus qu'il fallait toutefois agir avec circonspection, avec astuce, en essayant de prendre la réalité à revers. Ainsi la théorie de Landrò devenait à mes yeux toujours plus séduisante, et lui-même, avec des hauts et des bas, semblait avoir résolu ainsi le problème de l'"entrée dans la vie".

Mais la situation ne s'améliorait pas et un soir, Landrò m'informa que depuis le matin il avait "rompu complètement" avec son père.

- Tu as compris ce qu'il a fait ? Un de ses amis est venu le trouver, un gâteux comme lui, un qui chaque fois qu'il me voit, il me dit : " Tu n'as pas encore passé ta licence ? Et quand c'est que tu commences à travailler ? " Mais tu comprends ? 'Sti duie viecchie, ces deux vieux gagas étaient là à raconter 'e conneries, alors mon père m'a appelé…

Ici, il commença à changer de visage, exactement comme il avait dû lui arriver dans la réalité. A lui ? Son père l'appelait comme s'il était un enfant pour dire bonjour à ce couillon qui lui disait toujours la même connerie ? Comment se permettaient-ils ? Mais lui, il ne voulait pas se monter contre lui, il devait se montrer rusé, plus intelligent qu'eux, parce que lui, il avait son projet ! Il y était allé, il avait dit bonjour, il s'était entendu humilier comme toujours, mais il n'avait pas pipé, parce qu'il voulait résister. Mais ensuite était arrivé 'o fatto, le fait, l'événement.

- J'étais en train de sortir et je vois ce vieil abruti, mon père, qui veut tuer une mouche… Eh, mais toi, t'as compris ?

Ces deux vieux gagas s'étaient mis à donner la chasse à la mouche, à sauter, à monter sur les divans et les fauteuils, et à s'accrocher aux rideaux… L'ami cherchait à attraper la mouche en vol, mais son père avait pris quelque chose sur la table, un livre.

- Les poésies de Trakl !

En le racontant, il manquait de s'étrangler, il ne pouvait pas y penser, c'était trop énorme. Comment s'était-il permis, ce dément ? Trakl ? Georg Trakl pour écraser une mouche ? Lui, il s'était précipité dans la pièce et avait essayé d'arracher le livre des mains du père, mais celui-là, il abattait le volume contre le mur en essayant de tuer la mouche, tandis que Landrò criait que sur la couverture, il y avait un tableau de Franz Marc, et qu'il ne devait pas se permettre ses conneries avec ça ! Mais le vieux, excité par son ami, avait dit qu'il s'en fichait, et continué à sauter en tous sens comme un crétin. Alors Landrò, d'un coup, s'était immobilisé, et il avait déclaré à son père que s'il utilisait le livre pour écraser la mouche, il le tuerait.

- Hein ? T'as compris ? Moi, je le tuais sur place, c'était sûr !

Il avait vraiment blêmi à cette pensée, au milieu de phrases sans liens, il répétait :

- Comme Ivan Karamazov ! Comme Ivan Karamazov !

Une fureur comme je ne lui en avais jamais vue l'agitait, lui faisant cligner involontairement des paupières. Il se mit à citer Dostoïevski, à dire que son père aurait mérité de mourir rien que pour avoir pensé à toucher le livre. Puis il revint au récit de l'événement : le père avait balancé au sol les poésies de Trakl et lui avait "dit des insolences".

- T'as compris ? Il m'a dit que je ne sortais que des conneries ! Et ce couillon d'ami qui criait lui aussi que je n'étais qu'un vaurien, que mon père devait me punir sévèrement ! Une punition exemplaire, il devait me donner… " Comment ? Un fils qui parle comme ça à son vieux père, on a déjà vu une chose pareille ? " Le con, t'as compris, ce connard ?

Lui, il avait ramassé le livre dans un coin, avec quasiment les larmes aux yeux, et il était sorti tandis que les deux autres continuaient à l'invectiver et, par moments, comme une gifle, lui arrivait la voix stridente de son père qui répétait :'E ppatane so' bbone cotte !

Je ne réussis pas à le calmer, ni ce soir-là, ni les jours suivants. Du reste, je voyais la scène devant mes yeux et je pensais que cette fois, Landrò avait raison. Franz Marc et Georg Trakl pour écraser une mouche ! Franz Marc et Georg Trakl envoyés à la mort à notre âge, à un an près, dans une saloperie de putain de guerre mondiale… Et une guerre faite par qui ? Par une poignée de vieux maniaques gâteux à la bouche pleine de "patrie", d'"honneur" et de "moralité"… Et cette vieille ganache voulait en plus tuer la mouche avec les poésies de Trakl ! C'était la confirmation que la réalité avait pris un mauvais pli, ou du moins qu'elle allait dans une direction qui ne pouvait, à aucun prix, être la nôtre.

A partir de cet épisode, Landrò commença à changer d'attitude envers son père. Désormais, il l'évitait, parce que, ainsi qu'il me disait, il se sentait "comme Ivan Karamazov", et alors les choses allaient mal finir, il ne pouvait en être autrement. Il l'avait même dit, à son père, qu'il avait quelque chose d'Ivan Karamazov, et qu'il fallait faire attention. Oui, il le lui avait expliqué, et une fois, il l'avait suivi tout au long de l'escalier en lui lisant une page des Frères Karamazov. Mais le vieux n'avait rien compris, et qu'est-ce qu'il devait comprendre ? Et alors, il valait mieux, beaucoup mieux qu'ils s'évitent. Mais le livre de Dostoïevski, il le lui avait mis sur la table de chevet, et avec un signet à la bonne page.

Poussé par l'épisode de Trakl, ou peut-être parce qu'il s'était mis à relire Les Frères Karamazov, il avait commencé à retourner dans sa tête les questions d'héritage Landrò avait une sœur pas encore majeure qui vivait à l'étranger dans une espèce de pensionnat, une école où, selon son père, elle apprendrait les langues pour entrer dans une importante entreprise et suivre une carrière semblable à la sienne, ce genre de carrière que son fils "n'était pas capable de s'imaginer". Mais sur cette sœur, Landrò était mystérieux, et il ne se laissait aller à parler d'elle que de temps à autre. Une fois, il m'avait raconté qu'il lui avait fait lire Rimbaud à treize ans et qu'elle avait tout compris. Le père s'illusionnait, il s'illusionnait beaucoup s'il pensait lui faire faire le même travail de couillon ! Sa sœur était trop intelligente pour le commerce ! Le vieux gâteux l'avait appelée comme sa mère, Giada, mais elle avait tellement gueulé contre ce "nom de pouffiasse bourgeoise" qu'à la fin, elle avait réussi à le faire changer jusque sur ses papiers. Oui, tu parles, si sa sœur allait écouter ce gaga.

Mais ensuite, si je lui demandais d'autres explications, il devenait nerveux. Il coupait court, il disait que sa sœur, il ne la voyait jamais, juste en passant, durant les vacances. Et puis lui, quel rapport avec sa sœur ? Bien sûr, ruminait-il aussitôt après, son père ne se rendait pas facilement. Et s'il l'avait puni en laissant tout à elle ? Et s'il les déshéritait carrément tous les deux ? Mais non, il ne pouvait pas… Ou bien, si ? La chose était-elle "techniquement possible" ? Ou lui revenait-il en tous les cas une part de l'héritage ? D'un coup, il se mettait en fureur.

- La maison appartenait à ma mère ! Ce miséreux n'a rien apporté, rien ! T'as compris ? Il le dit, même, 'o crétin, il en est orgueilleux… Ce spellechione puant dit que lui, quand il s'est marié, il avait même pas une chemise !

Mais lui, il n'allait pas se laisser duper, non, lui, il ne commettrait aucune légèreté. Il s'était fait prêter un volume énorme de droit privé, et il assurait qu'il l'étudiait. En réalité, il s'était arrêté à la première page du droit de succession, et même aux premières lignes. Comme à son habitude, il avait commencé à contredire l'auteur et à le commenter négativement dès la première affirmation, en soutenant qu'elle n'était pas bien fondée. Du droit privé, il était revenu à sa sœur, convaincu qu'elle n'accepterait jamais un testament qui le déshéritait… Non, elle ne le trahirait jamais et ensemble, ils feraient passer un sale moment à ce guignol, à ce gâteux ! Mais ensuite, il se calmait et se rappelait avec inquiétude quelques phrases que son père avait parfois laissé tomber. Le vieux s'y entendait, dans ces trucs légaux, il ne fallait pas s'y fier… Non ! Non ! Mais est-ce que je me rendais compte ? Non, il devait seulement le tuer, ce type, et ça allait arriver, il le savait, que ça allait arriver.

- Il est sournois, il est sournois. Tu le vois ? On dirait toujours qu'il va crever mais en fait, il résiste comme un chien. Tu peux même pas imaginer la résistance qu'il a ! Il est têtu, oui, il est testard, en plus !

- Ah bah, lui objectai-je, mais c'est toi, aussi, qui le harcèle. Laisse-le tranquille et il ne t'embêtera pas.

- Il ne m'embêtera pas ? T'es idiot, ou quoi ? Tu ne connais absolument rien à mon père !

- Il faut bien qu'il fasse quelque chose, non ? Toi, en fait, tu voudrais qu'il reste enfermé dans sa chambre du matin au soir.

- Moi ? Mais tu sais ce qu'il m'a sorti ? La nouveauté…

- Non, quoi ?

- Ahhh, fit Landrò dans une sorte de rire chevalin, ahhh… Il dit qu'il faut qu'il arrange la maison, tout seul… Pas de maçons ni de peintres, non, il va tout faire tout seul ! Il dit que moi, je devrais avoir honte, t'as compris ? Mais tu comprends ça ? Non mais, tu n'as pas idée…

Cette histoire des travaux à la maison était vraie. Durant cette période, les rares fois où j'allai chez Landrò, j'y trouvais toujours son père en train d'arpenter la maison un mètre et un crayon en main. Il mesurait, il mettait des marques sur le mur, et à l'entendre, on aurait dit qu'il devait refaire la maison de la cave au grenier : " Ouais, ouais… Ah, pour parler, ils sont tous bons ! Non, non… Tout, moi, je fais tout, tout seul… 'E ampoules ? Et alors ? Il faut l'électricien ? Et moi, je suis pas meilleur que l'électricien ? " Si je ne réussissais pas à l'éviter, il me coinçait, me prenait par le bras et m'emmenait faire le tour de la maison. Le chauffage central ? Quoi, ça, c'était un chauffage ? A refaire, à refaire ! Et l'escalier intérieur, qui l'avait conçu ? Les architectes ! Des filous ! Des sangsues ! Et alors, lui il savait rien faire, peut-être ? Il me montrait, il tirait un marteau de la poche de sa veste et plantait un clou dans le mur : " Tu vois ? Et qu'esse qui faut ? Hè ? " Il décrochait avec soin un tableau de la Madone de Pompéi qu'il avait déjà changé plusieurs fois d'emplacement, il le baisait : "Moi, je vous respecte, je vous aime, vous êtes grande" et il le pendait à un autre clou, puis s'éloignait pour le regarder, mais il n'était pas satisfait. " 'O mètre, il me faut 'O mètre pour les mesures ! " disait-il et il allait chercher le mètre, après avoir baisé de nouveau le tableau et s'être signé rapidement en répétant à mi-voix son refrain préféré.

Ces manèges du père qui ne cessait de manier le marteau, de déclouer, de claquer les portes, de reclouer, rendaient fou Landrò. Avec un peu de bave blanche au coin de la bouche, il me disait des phrases incompréhensibles en m'invitant par signes à entrer dans sa chambre. Mais une fois la porte refermée, il ne réussissait pas à garder son calme. Il se levait sans arrêt pour aller coller l'oreille contre le battant, le moindre petit bruit le faisait sursauter, et pendant des minutes entières, il se tenait coi, les bras pendants et le regard absent. Alors, il ne restait plus qu'à sortir de la maison.

Giuseppe Montesano est né à Naples en 1959. Il vit à Sant’Arpino, province de Caserte et enseigne la philosophie dans un lycée. Il s’intéresse en particulier aux écrivains français entre romantisme et surréalisme, et à la constellation des “bizarres” et des dandys de la fin du siècle dernier. Il a notamment traduit et édité La Fontaine, Baudelaire, Villiers de l’Isle Adam, Flaubert et Gautier. Il écrit et collabore sous forme de reportages, de récits et de critiques aux journaux et revues : Manifesto, Il Mattino, Diaro dalla settimana, Nuovi argomenti, et Lo Straniero.

Bibliographie