Publication : 13/05/2022
Pages : 372
Grand Format
ISBN : 979-10-226-1024-7
Couverture HD
Poche
ISBN : 979-10-226-1192-3
Couverture HD
Numérique
EAN : 9791022610254

Dérive des âmes et des continents

Shubhangi SWARUP

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9.99 €
Titre original : Latitudes of longing
Langue originale : Anglais (Inde)
Traduit par : Céline Schwaller
Prix
  • Prix Emile Guimet de littérature asiatique - 2022

Voici peut-être le premier roman où la nature s’exprime directement et où les histoires semblent surgir organiquement le long d’une ligne de faille qui fait trembler la terre et tout ce qu’elle contient de l’océan Indien à l’Himalaya.

Deux jeunes mariés s’installent dans une ancienne demeure coloniale, sur les îles Andaman, et tentent de s’apprivoiser. Ils savent qu’ils se sont déjà aimés dans d’autres vies. Girija Prasad est un scientifique fasciné par les volcans lilliputiens et les phénomènes naturels de l’archipel. Chanda Devi est un peu sorcière. Elle sait amadouer les éléphants en colère, prévoir les tremblements de terre et parler aux arbres et aux fantômes qui peuplent les îles.

Plusieurs personnages plus loin (un jeune révolutionnaire, un trafiquant désabusé, un yéti mélancolique, une tortue, une strip-teaseuse…), on retrouve le descendant de nos héros le long de la ligne de faille sismique : un géologue chargé de s’assurer que le prochain sommet himalayen, prévu pour être plus haut que l’Everest, surgira bien dans le cadre des frontières de l’Inde, pour encourager le tourisme.

Avec ce premier roman au souffle et au charme incroyables, l’auteur surprend par sa puissance narrative, à la hauteur des tsunamis qu’il contient.

  • Shubhangi Swarup possède un univers poétique particulièrement envoûtant. En témoigne son premier roman tissé de récits fabuleux, d'histoires en cascade, qui nous emmène à la rencontre de personnages mémorables. Une révélation.
    Christophe Gilquin
  • "Ce premier roman de Shubhangi Swarup est une pure merveille. Subtil mélange entre réalité et fiction, il nous dépeint quatre fresques aux ambiances et décors très variés, nous immergeant chacune dans un univers propre." Lire la chronique ici
    Blog La pile à lire
  • "Il arrive qu'un livre dépasse nos attentes. [...] Dérive des âmes et des continents m'a enchantée. Il m'a cueillie tendrement, m'a portée avec aisance. Sa parole est vaste. Sa sagesse est profonde." Lire la chronique ici
    Site Kimamori
  • "Pour un premier roman, c’est en tout cas une belle réussite, que la traduction met particulièrement bien en évidence à mon sens." Lire la chronique ici
    Blog L'art et l'être
  • "Un roman féerique que laisse rêveur." Lire la chronique ici
    Blog Livres for fun
  • "Quelle maîtrise dans ce premier roman de Shubhangi Swarup, Dérive des âmes et des continents qui a déjà reçu le prix Tata Literature Live et été sélectionné pour le JCB Prize for Literature !" Lire la chronique ici
    Site Zibeline
  • "Ce qui distingue ce livre de toutes mes lectures habituelles, c’est la puissance de son style, une véritable lame de fond qui nous transporte, une explosion de sentiments dans les mots comme j’en ai rarement lu." Lire la chronique ici
    Blog The unamed bookshelf
  • "C’est un premier roman, et c’est une merveille. J’ai adoré la force évocatrice de la poésie qui fait vibrer ce roman." Lire la chronique ici
    Blog Fairy Stelphique
  • "L’avenir de l’Homme et de la nature sont étroitement unis dans ce récit ambitieux qui bouillonne d’audace et d’énergie. Des scènes flottantes, des impressions comme des songes éveillés. Rares sont les romanciers qui saisissent l’impalpable avec une telle fulgurance."
    Linda Pommereul
    PAGE DES LIBRAIRES
  • "Laissons-nous guider par l’auteure, par son grand pouvoir de narration et d’évocation." Lire l'article ici
    Elisabeth Chamblain
    Site En attendant Nadeau
  • "La Terre elle-même avec ses failles, sa croûte et ses îles est l’héroïne de ce premier roman de Shubhanghi Swarup, née en Inde en 1982, ce qui donne de l’envergure aux couleurs locales."
    Mathieu Lindon
    Libération
  • "Avec ce livre-là, la littérature indienne culmine au plus haut niveau."
    Marc Gadmer
    Femme Actuelle
  • "Cette continuité de destins, mêlés par la grâce d’une écriture au lyrisme délicat, compose un conte géographique telle une ode à la Terre, avec ses forces et ses caprices insoupçonnés."
    Ariane Singer
    Le Monde des Livres
  • "La fable fascinante invite à être attentifs à cette terre qui nous parle, qui nous est prêtée, et se révoltera si nous la maltraitons."
    Marie Chaudey et Yves Viollier
    La Vie
  • "Un premier roman inspiré qui signe l’entrée d’une voix nouvelle et originale dans la littérature mondiale."
    Alain Nicolas
    L'Humanité
  • "Avec Dérive des âmes et des continents, Shubhangi Swarup livre un beau premier roman, luxuriant et touchant." Lire l'article ici
    Damien Aubel
    Transfuge

ÎLES

 

Le silence sur une île tropicale est le bruit incessant de l’eau. Les vagues, comme le son de votre propre souffle, ne vous quittent jamais. Depuis maintenant quinze jours, le gargouillis et le tonnerre des nuages noient le bruit du ressac. Les pluies tambourinent sur le toit et dérapent sur la corniche, se perdant en éclaboussures. Elles frémissent, fouettent, martèlent et glissent. Le soleil est mort, vous dit-on.

En germe dans les sons se trouve un silence élémentaire. Le calme de la brume et la tranquillité de la glace.

Les jeunes mariés Girija Prasad et Chanda Devi se sont résignés à leur sort – des étrangers dans une chambre humide de désir et inondée de rêves naissants. Et Girija Prasad rêve furieusement ces jours-ci. Car les pluies sont propices aux fantasmes, une vérité non scientifique.

Une nuit, lorsque le déluge s’interrompt subitement, il se réveille. Ses oreilles se sont accoutumées à cette cacophonie tropicale comme une épouse à un compagnon qui ronfle. S’éveillant d’un rêve érotique, il se demande ce qui s’est passé. Qui a quitté la pièce ?

Depuis son grand lit deux places il regarde le matelas sommaire de Chanda Devi posé à même le sol, sur lequel elle dort tournée vers la fenêtre ouverte et non vers lui. Émoustillé, il contemple les courbes de sa silhouette dans l’obscurité. Quand ils avaient fait sept fois le tour du feu sacré, lors de leur cérémonie de mariage, s’unissant ainsi pour plusieurs vies, elle avait suivi docilement ses pas, fermement convaincue que la destinée les avait à nouveau réunis dans un nouvel avatar. Pourtant dans cet avatar, il devrait une fois encore trouver une place dans son cœur.

– En attendant, l’informa-t-elle la première nuit, je ferai mon lit sur le sol.

Elle est parfaitement réveillée, bouleversée par les cris accusateurs qui viennent de l’autre côté. C’est le fantôme d’une chèvre. Le fantôme s’est échappé d’innombrables royaumes pour venir errer sur leur toit. Et à présent ses sabots fébriles sont descendus se poster sous la fenêtre ouverte, emplissant la chambre et la conscience de Chanda Devi d’un sentiment de culpabilité.

– Tu l’entends ? demande-t-elle. Elle sent ses yeux posés sur son dos.

– Quoi donc ?

– La chèvre qui bêle dehors.

Son érection désespérée se flétrit. Il est désormais attentif à Chanda Devi et au problème qu’elle soulève.

– Il n’y a pas de chèvre qui rôde dans notre maison, rétorque-t-il, exaspéré.

Elle se redresse. Les bêlements sont à présent plus forts, comme pour lui dire de transmettre à son rêveur de mari : Tu m’as pris mon existence terrestre, mais tu ne peux me prendre ma vie dans l’au-delà, espèce de carnivore dépravé !

– Elle est juste devant la fenêtre, lui dit-elle.

– Est-ce qu’elle te fait peur ?

– Non.

– Es-tu menacée par cette chèvre ?

– Non.

– Alors tu pourrais peut-être l’ignorer et te rendormir.

Il voulait dire devrais et non pourrais, mais il n’a pas le courage d’être sévère. Sa femme, il s’en est aperçu, ne réagit pas bien à la dialectique ni à la contrainte. En fait, elle ne réagit pas bien à la plupart des choses. Si seulement elle était moins jolie, c’est lui qui aurait pu l’ignorer et se rendormir.

– Comment peux-tu dormir ? demande-t-elle. Tu as égorgé cette innocente créature, haché sa chair, tu l’as fait frire avec des oignons et de l’ail, et après tu l’as mangée. Et tu as laissé son âme tourmentée hanter notre maison !

Si l’âme de tous les différents animaux qu’il avait consommés revenait le hanter, sa maison serait un mélange de zoo et d’étable, ne leur laissant aucune place pour circuler, et encore moins pour dormir. Mais, de nature conciliante, Girija Prasad ne peut dire une chose pareille. Après deux mois de mariage, il s’est résigné à l’imagination féconde de sa femme. C’est un acte d’espérance délibéré que d’attribuer son attitude à son imagination et non à quelque maladie mentale. Pour l’amour de ses enfants à naître et en prévision des décennies qu’ils devront passer ensemble, il annonce :

– Si ça peut t’aider à dormir, j’arrêterai de manger de la viande.

C’est ainsi qu’à sa propre surprise et à celle de sa femme, Girija Prasad le carnivore devient végétarien. Afin de gagner quelques heures de repos, il renonce définitivement aux œufs brouillés, à l’agneau biryani et aux steaks de bœuf.

Aux premières lueurs de l’aube, elle quitte son lit. Elle se rend dans la cuisine pour préparer un petit-déjeuner élaboré. Il y a une vie nouvelle dans ses gestes et un sourire tapi dans son silence. Maintenant que cette boucherie a cessé, il est temps d’agiter un drapeau blanc sous la forme d’aloo parathas. Deux heures plus tard, elle les lui sert et demande :

– Tu les trouves comment ?

Girija Prasad ne peut s’empêcher de se sentir désarçonné, et pour toutes sortes de mauvaises raisons. Le soleil a fini par percer. Sa femme, qui lui a préparé le petit-déjeuner pour la première fois, s’est montrée assez audacieuse pour lui poser une serviette sur les genoux, lui effleurant les épaules, répandant son souffle chaud sur sa peau. Il aspire au réconfort de la graisse mélangée à la chair, mais ne le trouve pas dans son assiette.

– Tu les trouves comment ? lui demande-t-elle à nouveau.

– Qui ça ? répond-il, désorienté.

– Les parathas.

– Parfaits.

Elle sourit et lui sert une seconde tasse de thé.

Chanda Devi, la clairvoyante. Elle compatit avec les fantômes et apprécie la compagnie laconique des arbres. Elle les sent, les désirs inexprimés de son mari. Mais elle sait qu’il fait bien de renoncer à la viande. Le royaume de la chair est aussi éphémère qu’incertain, surtout comparé au royaume des plantes. Chanda Devi a tout vu, même les rivières de sang qui s’écouleront un jour de son corps. Cela la rend obstinée, de savoir cela. Cela fait d’elle une épouse exigeante.

Quand Girija Prasad partit pour Oxford, c’était la première fois qu’il quittait seul le domicile familial d’Allahabad. Après un voyage de quatre jours en voitures à cheval, en ferries et en train, lorsqu’il prit enfin place à bord du navire qui l’emmènerait en Angleterre, il avait abandonné des pots de pickles, des ghee parathas capables de survivre à des êtres humains, des images de dieux divers et des photos de famille, dont un portrait de sa mère qu’il avait peint lui-même.

Alors qu’il était soulagé d’avoir laissé les dieux derrière lui – en particulier Rama, le fils obéissant qui avait quitté sa femme sans raison valable, et le baba des berges du fleuve qui n’était pas un dieu, juste un homme sénile et affamé –, se débarrasser du portrait de sa mère lui avait semblé impossible sans fondre en larmes. Mais il lui aurait été tout aussi impossible de contempler son visage, à des océans d’elle. Afin de surmonter la séparation, il lui faudrait commen­cer une vie nouvelle. Une vie radicalement différente, dont la seule perspective lui donnait des hémorroïdes. Perdu dans un océan infini, il se réfugia à l’intérieur d’une coquille de silence. Des larmes mort-nées se manifestaient à la manière d’une crise de constipation persistante. Grand connaisseur du règne végétal, Girija Prasad transportait des kilos de téguments de psyllium à cet effet. Il avait également du tulsi séché, du margousier, du gingembre, du curcuma en poudre, de l’écorce de cannelle et du poivre moulu pour traiter d’autres affections physiques. À son arrivée à Douvres, les douaniers le prirent pour un trafiquant d’épices.

Une journée après son arrivée au Blimey College, à Oxford, Girija Prasad Varma devint Vama, ainsi baptisé par les professeurs peu habitués aux noms hindous. Le tout premier soir, il goûta de l’alcool pour la première fois et brisa également l’interdit vieux de plusieurs générations empêchant de consommer des choses jhootha ou contaminées par la bouche de quelqu’un d’autre. Lorsque la colossale chope de bière circula parmi les étudiants de première année, il se retrouva face à deux options : embrasser pleinement cette culture ou croupir pour toujours à la croisée des chemins. Il n’y avait ni portraits ni divinités sur son bureau pour lui faire la morale. Le lendemain matin, il allait manger des œufs pour la première fois. Tâtant le globe jaune salé du bout de sa fourchette, le regardant trembloter, il allait bientôt prendre goût à la façon dont la vie pouvait s’avérer complexe et imprévisible.

Girija Prasad Varma, premier étudiant indien du Com­mon­wealth­, rentra chez lui au bout de cinq ans avec une thèse de doctorat qu’il avait conclue par deux mots écrits dans sa langue maternelle : Jai Hind. Victoire à la nation indienne, c’est ainsi qu’il traduisit ces mots pour son directeur de thèse. Sur l’ordre du jeune Premier ministre indien, on lui confia la tâche de créer le Service national des forêts au cours de la première année de l’Indépendance, en 1948.

La plupart des conversations parmi les buveuses de thé d’Allahabad impliquaient des liens farfelus avec l’illustre diplômé. Mais pourquoi choisir d’être posté dans les îles Andaman, se demandaient les amies de sa mère, un endroit connu uniquement pour ses combattants de la liberté exilés et ses tribus qui vivaient nues ? La rumeur disait qu’il n’y avait pas une seule vache sur l’île et que les gens devaient se résoudre à boire leur thé sans lait.

Chanda Devi, l’une de ces buveuses de thé, qui avait remporté la médaille d’or en mathématiques et en sanskrit, se sentit soulagée. Ses médailles l’entravaient autant qu’une ceinture de chasteté. Seul un homme plus qualifié oserait épouser une femme intelligente. Si elle avait eu le choix, elle aurait épousé un arbre. Elle détestait autant les hommes que les femmes, les mangeurs de viande encore plus, les mangeurs de bœuf par-dessus tout. Mais en 1948, même les misanthropes devaient se marier, ne serait-ce que pour accroître la population de leur clan.

La tâche de les réunir fut laissée au baba voûté et affamé assis sur les berges du Sangam – le point de confluence du Gange, de la Yamuna et de la mythique Saraswati. Les berges sablonneuses étaient en permanence bondées d’adeptes qui gémissaient, chantaient et priaient bruyamment, au point que les grenouilles des environs croyaient que c’était la saison des amours toute l’année.

Voilée d’un ghoonghat, la mère de Girija Prasad alla voir le baba et lui offrit des bananes ainsi qu’une guirlande de soucis jaune soleil. Elle lui toucha les pieds et le flot de ses tourments se déversa. Son fils était exceptionnellement intelligent, exceptionnellement qualifié, avec un avenir exceptionnellement brillant. Il était aussi exceptionnellement beau. Il avait hérité des traits de sa mère et pris uniquement le menton de son père. Un adepte qui écoutait leur conversation demanda :

– Alors, quel est le problème de votre fils, behenji ?

– Je n’arrive pas à lui trouver une épouse digne de lui !

– Mais quel est le problème ? demanda le baba à son tour.

La mère de Girija Prasad était sur le point de répéter son propos. Mais lorsqu’elle vit le baba sourire, elle se ravisa. Les saints avaient l’habitude de parler par énigmes et par phrases inachevées. Il mangea la moitié d’une banane en silence, prit la guirlande de fleurs et la lança en l’air. Celle-ci tournoya plusieurs fois et atterrit sur les épaules d’une Chanda Devi perplexe perdue dans ses hymnes. Et c’est ainsi que le mariage entre l’homme qui étudiait les arbres et la femme qui leur parlait fut fixé.

– Mais baba… – Ce fut au tour du père de Chanda Devi de protester. – Ma fille ne parle pas anglais, et elle est strictement végétarienne. Et cet homme que vous avez choisi, il a obtenu un doctorat portant sur les noms anglais des plantes et… et… j’ai entendu dire qu’il avait mangé du bœuf !

Le baba pela une autre banane.

– Mon enfant, tu ne vois que le présent, dit-il en tendant la peau de banane au père en guise d’arme pour affronter les vérités métaphysiques.

À vrai dire, ce furent les îles qui les réunirent. Chanda Devi rêvait d’échapper à une famille étouffante pour rejoindre la compagnie des arbres. Pour Girija Prasad, ce fut un peu plus compliqué.

Si les îles avaient donné leur nom à la mer d’Andaman qui les entourait, leur complaisance s’arrêtait là. Ici, les poules se comportaient comme des pigeons, nichant dans les manguiers. Les papillons se laissaient bercer par le vent et tombaient doucement comme des feuilles d’automne. Des crocodiles ascétiques méditaient sur les berges des mangroves. Dans les Andaman, certaines espèces n’avaient pas de nom. Pendant très longtemps, personne n’avait pu coloniser ces îles, car les fourrés impénétrables recelaient plus que des trésors d’histoire naturelle. Ils cachaient des tribus abandonnées après la première migration des populations du littoral vers l’autre côté de l’océan Indien. Des peuples qui préféraient lire dans les pensées aux faux-fuyants du langage et n’étaient vêtus que d’une colère primitive. Qui ne possédaient que des arcs et des flèches pour repousser la syphilis de la civilisation. Leur monde était une île géante qui tenait debout grâce à de gigantesques lianes, pas à la gravité.

Dans ce chapelet d’îles, Girija Prasad espérait vivre la vie dont il rêvait : une vie de solitude. Célibataire intrépide et pur produit universitaire, il s’adressait à toutes les femmes comme à une sœur, une belle-sœur ou une tante. Il ne voyait pas que le charme de la forêt vierge n’était pas seulement celui d’un territoire inexploré. C’était aussi le charme de l’accomplissement. Ici, son monde connut un véritable séisme. Les secousses se propagèrent dans son corps lors d’une excursion en forêt lorsqu’il vit un arbre qui était en réalité deux arbres entremêlés. Un figuier des pagodes s’était enroulé autour du tronc d’un padouk d’Andaman de presque vingt mètres de haut. Pour la première fois, il voyait deux vrais arbres pousser en position de coït, cachant le ciel dans leur étreinte. Des orchidées parasites avaient trouvé des prises dans cet enchevêtrement. Une tumeur cancéreuse logée tout en haut du tronc interrompit le fil de ses pensées avec son visage presque humain, l’amenant à croire que les arbres aussi le dévisageaient. Des racines apparentes semblables à des griffes rampaient sur le sol, évoquant des pythons au corps pâle. Il les sentait avancer lentement vers lui et s’arrêter au niveau de ses orteils. Debout devant ces arbres, Girija Prasad avait l’impression d’être une fourmi tournant en rond, tentée par l’impossible.

De sorte que plus tard, quand sa mère se mit en tête de lui trouver une épouse, il ne s’y opposa pas. La science lui avait appris que toute création exigeait l’investissement d’un mâle et d’une femelle. Et les îles le séduisirent par leur beauté.

Un mois après le début de la mousson, les quatre murs et le toit supposés garder le couple au sec sont réduits à un simple geste symbolique, une pensée chaleureuse abandonnée par les Britanniques. Car les pluies ont inondé jusqu’au tréfonds de leur être. Un mur invisible a cédé, les emplissant de curiosités et de préoccupations d’un autre temps.

La première fois que Girija Prasad était venu ici, il était arrivé en croyant à des semi-vérités telles qu’aucun homme n’est une île. Il lui avait fallu un an pour comprendre qu’aucune île n’était une île non plus. Celles-ci faisaient partie d’un modèle géologique plus vaste qui reliait toutes les terres et tous les océans du monde. À moins d’un kilomètre de chez lui, il avait trouvé une plante vivante qui jusque-là n’avait été vue qu’à l’état de fossile à Madagascar et en Afrique centrale.

Le jour qui marquerait par la suite la fin du déluge et de ses rendez-vous galants avec le bifteck, Girija Prasad passa ses heures de bureau à faire des recherches sur l’ancêtre de tous les continents : la Pangée. Un supercontinent, une entité unique qui avait volé en éclats pour former tous les morceaux de terre existants – une explication possible à la présence de cette plante près de sa maison étant donné que le sous-continent indien s’était détaché de l’Afrique pour aller percuter l’Asie. Il avait étudié la carte du monde étalée devant lui. Un puzzle impossible, avait-il dit à haute voix.

Cette nuit-là, ses efforts de la journée avaient été récompensés dans ses rêves. Le ventre de l’Amérique latine dormait confortablement dans le giron de l’Afrique de l’Ouest. Les pièces du puzzle s’imbriquaient si parfaitement que la Pangée prit vie. Ce qui pendant la journée avait ressemblé à des pièces éparses qui se détachaient puis dérivaient ressemblait maintenant à un être vivant. Girija Prasad était subjugué de la voir écarter les bras, de l’Alaska à l’Extrême-Orient russe, de la voir lever la tête et se dresser sur la pointe des pieds, d’un pôle à l’autre. La Pangée, qui s’épanouissait avec la grâce d’une ballerine. Cela l’excita. Mais lorsque le déluge prit subitement fin, il se réveilla. Condamné à ruminer la moitié d’un rêve, il se demanda pourquoi les continents s’étaient éloignés les uns des autres au départ. De l’eau s’était infiltrée dans des fissures, un ruisseau minuscule s’était transformé en torrent, les torrents s’étaient changés en rivières. Et puis il n’y avait plus eu moyen de revenir en arrière.

Shubhangi Swarup est née en 1982 à Nashik, dans l'État du Marahashtra. Journaliste, réalisatrice, pédagogue, elle vit aujourd'hui à Bombay. Dérive des âmes et des continents est son premier roman. Elle a obtenu la bourse d'écriture créative Charles Pick à l'Université d'East Anglia (Norwich).

Bibliographie