Publication : 10/10/2013
Pages : 160
Grand Format
ISBN : 978-2-86424-903-0

Encore cinq minutes María

Pablo RAMOS

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17 €
Titre original : En cinco minutos levántate María
Langue originale : Espagnol
Traduit par : Bernardo Toro

Au fond de son lit, à côté de cet homme qui dort comme une pierre, dans la chambre sans fenêtre, María retarde le réveil qui va la ramener dans la vie quotidienne difficile de la banlieue populaire de Buenos Aires où elle vit sous le même toit que sa belle-mère, avec un mari coléreux et des enfants séduits par le monde extérieur dangereux. María est dépossédée de sa vie, occupée à garder la tête hors de l’eau pour protéger sa famille. Sa vie et sa jeunesse sont passées trop vite, cet homme est sa mort. Encore cinq minutes pour essayer de comprendre comment la jeune femme aimée qu’elle a été est devenue amère et frustrée. Encore cinq minutes pour elle toute seule.

  • « A l’instar de la Du Barry qui réclamait « encore cinq minutes monsieur le Bourreau », avant de passer sous la guillotine, Maria réclame cinq minutes pour trouver la force et le courage de supporter sa terrible douleur, qui ne sera révélée que dans les ultimes pages de ce roman dont l’ambiance fait parfois penser au Syngué Sabour d’Atiq Rahimi. »

    Marc Rauscher
    Librairie Majuscule Birmann (Thonon Les Bains)
  • « Dans ce livre épatant, les pages se tournent sans discontinuer. Installez-vous auprès du feu et délectez-vous avec cette histoire pleine de tact, d’humanité et de poésie. » Plus d'infos ici.
    BLOG Livres Critique
  • "Encore cinq minutes Mariá est la chronique ordinaire d’une vie de femme qui s’est oubliée elle-même. Un texte empreint d’une douceur lasse. Et d’une courageuse tendresse. » Lire l'article entier ici.
    Xavier Houssin
    LE MONDE DES LIVRES
  • « Pablo Ramos parvient parfaitement à nous faire entrer dans les pensées mouvantes du petit matin d’un jour dont on sait qu’il sera tout à fait ordinaire. En cinq minutes, à peine plus, le temps du récit, passe devant nous une foule de drames, minuscules ou terribles, selon l’angle sous lequel on veut les voir. »
    Boris Chassaing
    ESPACES LATINOS

J’ai rêvé que j’allais m’endormir, le réveil s’arrêtait parce que j’avais oublié de le remonter et j’allais m’endormir. J’ai ouvert les yeux et c’était vrai?: le réveil s’était arrêté. Je l’ai pris sans allumer la lumière, pour ne pas réveiller cet homme, mais au deuxième tour de clef le mécanisme s’est bloqué. Même en essayant de tourner la clef dans l’autre sens, ça ne voulait plus marcher. À force d’insister, j’ai faussé le mécanisme, je suis sûre que je viens de le casser, encore une fois. Les aiguilles marquent deux heures passées. Je peux les voir dans l’obscurité, car elles sont phosphorescentes. Elles jettent un éclat verdâtre qui se charge avec la lumière du jour et s’éteint peu à peu au cours de la nuit. On peut encore distinguer les deux aiguilles, elles sont presque l’une sur l’autre, inclinées vers la droite sur le numéro deux. Il est possible que le réveil se soit arrêté il y a plus d’une demi-heure. Je me suis réveillée un peu sonnée. La radio était à fond. Je ne me souvenais pas que le volume était si fort. Je me suis demandé si j’étais bien réveillée, s’il ne s’agissait pas d’un rêve à l’intérieur d’un autre rêve. Cela m’arrive quelquefois, je rêve double. Il m’arrive aussi de rester entre l’éveil et l’endormissement, dans une sorte de demi-sommeil abru­tissant, l’obscurité de cette pièce est un puits creusé par l’absence de fenêtre. Je me noie dans cette obscurité. Certaines fois je mets beaucoup de temps à m’endormir, d’autres je ne finis jamais de me réveiller. Je reste dans ces limbes du milieu. Mais là je ne crois pas que ce soit le cas. Cette fois-ci, c’était réel, très réel, je peux m’en souvenir, je peux le sentir, c’est encore vivant dans mon corps. Cette fois-ci, c’était une drôle de sensation, de froid, d’absence. “Gabriel, Gabriel?!”, j’ai entendu ces mots très distinctement au moment d’ouvrir les yeux. C’était la voix de Gabriel susurrant son propre nom. J’ai eu froid aussitôt, cette sensation de froid dont je viens de parler, est-ce parce que j’étais un peu secouée?? L’absence, c’était autre chose, elle est venue après, non pas à cause de Gabriel, mais à cause de cette chose dont je ne veux pas parler, que je ne peux pas nommer, pas pour le moment. J’ai essayé de retrouver mon calme, de faire descendre la boule que j’avais dans la gorge. Mais je n’ai plus supporté, j’ai glissé la main derrière le lit pour débrancher la radio et j’ai pris le courant. J’ai du mal à croire que tout cela me soit arrivé en même temps, il y a quelques minutes. Et maintenant je parle à l’obscurité, dans une nuit hors du temps, car à mon réveil le temps s’est arrêté à deux heures dix du matin. Une nuit qui sera sans doute très longue, qui semble vouloir occuper toute la place, la nuit la plus longue du monde, de mon monde, de ma maison, de cette chambre.

Si je me mets à raconter l’histoire du courant que j’ai pris, ils vont penser que c’est une maison de fous. Ma belle-sœur me reproche souvent de ne pas me servir d’un réveil à piles. Je ne supporte pas la sonnerie des réveils à piles, c’est la seule raison. Si ma belle-sœur et Gabriel savaient que cet homme dort toute la nuit avec la radio allumée, ils me harcèleraient de reproches. J’imagine que cet homme met la radio pour éviter de penser ou de rêver. Enfin, je ne fais qu’imaginer, car cet homme n’ouvre jamais la bouche. Depuis un an, il est devenu un peu sourd par-dessus le marché. Le combat que j’ai mené pour qu’il éteigne la radio, maintenant je le mène pour qu’au moins il baisse le volume. Il n’a jamais éteint la radio, il baisse rarement le volume. Est-ce qu’il a peur de ses pensées?? C’est possible. S’endormir avec ce son de friture dans les oreilles est insupportable. Mais si malgré tout je parviens à m’endormir, la radio ne me dérange plus. Est-ce que je commence à m’habituer?? Par contre, quand je me réveille la nuit, la radio me paraît si insupportable que je dois débrancher l’appareil. Aujourd’hui, j’ai eu du mal à le débrancher, je me suis mise à tirer si fort sur le câble qu’à force la prise s’est cassée et les câbles sont restés à nu, j’ai failli m’électrocuter.
Et cet homme qui ne se réveille jamais, même si un train lui passait dessus, il continuerait à dormir. Il serait capable de dormir avec mon corps carbonisé à ses côtés pendant toute une semaine, il pourrait même saluer mon cadavre et se lever comme si de rien n’était pour me demander depuis la cuisine de lui préparer un maté.
–?Et toi, même morte, tu continuerais à exécuter ses ordres, maman.
La voix de Gabriel est inévitable. Parfois, j’aimerais étouf­fer sa voix de monsieur je-sais-tout, en pensée, bien entendu. Sa voix est souvent blessante et même calom­nieuse. Un jour, moi aussi j’ai dit à Gabriel une de ces vérités qui blessent, je ne me souviens plus devant qui. Je l’ai traité d’orange amère, car il empoisonne la vie des autres avec sa mauvaise humeur. Il a fait une de ces têtes, j’ai beaucoup regretté mes paroles. Il n’a pas l’habitude d’être battu avec des mots, rien qu’avec des mots, lui qui lit tellement. Alejandro aussi se croit très fort. Lui et son frère croient avoir raison sur tout, alors qu’ils ne savent rien, ni de moi ni de leur père. Personne n’en sait rien. Mon Dieu, ces enfants, cet homme?! Ton mari, ma nena, ma petite, oui, cet homme. Parfois, j’ai du mal à l’appeler mari, avant ce n’était pas comme ça, les choses n’ont pas toujours été comme ça.

J’ai besoin d’un peu d’air. Ma chambre n’a jamais eu de fenêtre. Nous l’avons construite dans l’espace qui restait entre la chambre des enfants et la chambre et la cuisine de ma belle-mère. Elle devant, nous derrière. Que Dieu la garde et ne la rende jamais. Elle m’a rendu la vie difficile, très difficile. Dans quel but?? Puisqu’on finit tous pareil. Les vers nous attendent. Pauvres vers, si au moins on avait mis quelques feuilles de salade autour de la vieille. María, María, que ta bouche se torde. Elle a été si pénible avec moi. Après quinze ans de mariage, cet homme passait toujours d’abord chez sa mère avant de venir nous saluer. Sa mère lui avait mis dans la tête que sa famille commençait là-bas, dans sa cuisine, pour ne pas dire le mot qui me vient à l’esprit. Cuisine de la Cochinchine, cochonne de sa mère. On dit que le démon entre par la tête et sort par la bouche.
Soit. La pluie va commencer à tomber d’un moment à l’autre. Quel coup de tonnerre?! Les éclairs ont dû illu­miner tout le pâté de maisons. Les coups de tonnerre m’empêchent toujours de dormir et, quand je ne dors pas, je préfère me lever. Je n’ai jamais aimé rester au lit, quand je ne dors pas, comme les malades ou, pire, comme les fai­néants. Je vais me lever dans un moment et me préparer un maté. J’ai juste besoin de cinq minutes pour rassembler mes forces, j’ai l’impression de ne pas m’être reposée, de ne jamais m’être reposée. Enfin, j’ai encore une bonne partie de la nuit devant moi, avant de réveiller ma famille. La voix de Gabriel m’a inquiétée. Était-ce un mauvais rêve??

Pablo RAMOS est né en 1966 dans une banlieue de Buenos Aires. Après une enfance difficile dans la rue, il a connu l’alcool et la drogue, et changé de vie en 1999. Il se consacre désormais à l’écriture. Poète, musicien de jazz, il a reçu le prix Casa de las Américas à Cuba. Il est également l’auteur de L’Origine de la tristesse.

Bibliographie