Publication : 03/10/2013
Pages : 272
Grand Format
ISBN : 978-2-86424-939-9

Excursion

Steinar BRAGI

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20 €
Titre original : Halendid
Langue originale : Islandais
Traduit par : Patrick Guelpa

Quoi de plus efficace pour échapper au stress de la vie citadine qu’une virée en 4x4 sur les hauts plateaux désertiques de l’est de l’Islande avec un coffre rempli d’alcool et d’herbe ? Les deux jeunes couples qui s’y risquent ne sont pas au bout de leurs surprises. Perdus dans le brouillard et la neige ils entrent en collision avec une maison qui ne devrait pas se trouver là et dans laquelle vit un vieux couple qui leur offre l’hospitalité.
Le monde et le temps se mettent alors à se transformer, la violence devient palpable. Les voyageurs essaient d’échapper à cette étrange maison et à ses occupants, mais ils y retournent inexorablement.
Dans l’atmosphère de plus en plus lourde, les problèmes des quatre protagonistes font lentement surface. Plus ils tentent de fuir ce désert de rocs et de sable et ses barrages abandonnés, plus leurs conflits sous-jacents et leurs traumatismes refoulés apparaissent au grand jour. La nature qu’ils voulaient découvrir n'a plus rien de romantique, elle perd tout attrait et ne révèle que sa rudesse et son animalité. Le paysage devient agression.
Steinar Bragi intègre au thriller fantastique classique des éléments empruntés aux légendes islandaises, et donne ainsi une version islandaise d'un genre international.

  • « Steinar Bragi nous avait déjà fait palpiter avec Installation. Il conjugue à nouveau avec talent malaise existentiel et angoisse irrépressible pour construire un thriller diablement efficace. Le danger est partout : dans la nature, à l’intérieur des maisons, chez ceux que l’on croyait proches mais aussi à l’intérieur de soi. Une Excursion dont personne ne reviendra indemne. »

    Marie Michaud
    Librairie Gibert (Poitiers)
  • « Le talent de Bragi est de nous amener là où il veut, en montrant comment les histoires et parcours de chacun, les faiblesses psychologiques exacerbées peuvent nous faire commettre des actes, qui, d’apparence banale, sont souvent perçus comme monstrueux par ceux qui les subissent. Une très belle saga, une histoire digne des frères Grimm.
    Associée à un scénario machiavélique, la description des paysages, sandlur, glacier, torrent et toundra accroît l’angoisse de tourner les pages… mais ce livre ne se lit que d’une manière, d’une traite.
    Un livre qui n’est pas à proprement parler un polar, ni un thriller, mais bien une saga où les tortures de l’âme humaine sont exposées… plein nord ! »

    Jean-Pierre Barrel
    Librairie-Café Un petit noir (Lyon)
  • « Derrière le suspens de surface se cache une grande profondeur, nombre des problèmes liés à la vie moderne sont abordés avec acuité. Les aventures que les quatre personnages vivent sur ce haut plateau islandais correspondent à leurs conflits les plus intimes. Steinar Bragi intègre au thriller fantastique classique des éléments empruntés aux légendes islandaises. »
    OUEST FRANCE
  • « Steinar Bragi intègre avec brio des éléments empruntés aux légendes islandaises dans un classique du thriller fantastique, décrivant une nature qui n’a plus rien de romantique et révélant sa rudesse et son animalité. »
    Patrick Beaumont
    LA GAZETTE NORD PAS DE CALAIS

1. La flore islandaise


La nature était tout empreinte de sérénité. À l’horizon, les ombres s’obscurcissaient et se découpaient sur le ciel en se fondant dans la nuit.
Ils se taisaient tous les quatre. On n’entendait rien, sinon le sourd murmure de la radio. Sur le siège arrière, Vigdís était en train de lire un livre et Anna venait de se réveiller d’un petit somme et d’ouvrir une canette de bière. Entre elles était couché le chien d’Anna, un chien de berger islandais qu’elle avait acquis quelques mois auparavant.
- On fait un jeu, dit-elle en rompant le silence. Je pense à une chose qui est à l’intérieur de la voiture ou dehors, sur la route ou sur le sandur? .
- Oui, j’avais oublié, l’interrompit d’une voix enfantine Egill que réjouissait la perspective d’une troisième bière et d’un dixième petit verre d’alcool.
- Intéressant, fit Hrafn en ignorant Egill. Il regarda Anna dans le rétroviseur, sa silhouette sombre et la morne lueur de ses yeux. Qu’est-ce que tu entends par une chose ? Si j’imagine la conscience de ton mari qui est ici ou bien le sang, c’est valable ?
- Oui, mais boiteux, rétorqua-t-elle, moqueuse.
Egill jeta un coup d’œil par la fenêtre et Hrafn songea qu’il devait regarder dans le rétroviseur latéral Vigdís, assise derrière lui.
- Non, pas du sang. Tout ce qui n’est pas visible autour de nous est interdit.
- De quoi est-ce que vous parlez ? interrogea Vigdís en refermant La Flore islandaise dans laquelle elle s’était plongée.
Anna lui expliqua le jeu et dit qu’elle allait commencer.
- Do it?! fit Egill, et le jeu débuta.
Hrafn ne quittait pas la route des yeux car il devenait de plus en plus difficile de prévoir ce que les ténèbres leur réservaient. Les soirées n’étaient plus aussi claires, il faisait nuit pendant plusieurs heures et l’hiver s’invitait dans ses pensées, s’élevait même tel un paquet de mer à l’horizon et dans la panique qui n’avait fait qu’augmenter ces derniers jours. Depuis midi, il désirait vivement rouler le plus vite possible pour retourner en ville.
- Le conducteur y voit ? s’inquiéta Vigdís tandis que la jeep continuait à circuler entre les piquets de neige qui scintillaient dans le noir. Hrafn appuya sur un bouton qui fit se baisser la vitre, passa la tête au-dehors et vit le ciel chargé de nuages étonnamment proches car, faut-il le préciser, on était sur les hautes terres.
- Tu crois que tu vas te repérer avec les nuages ? lança Anna derrière lui dans un grand éclat de rire.
- Il faut que vous m’aidiez, les gars, avoua Vigdís. Je suis à court d’idées.
- Un piquet, proposa Hrafn en remontant la vitre.
Anna fit une réponse négative. L’hiver polaire, pensa-t-il. Est-ce que c’était une chose ? En tout cas, les indices étaient bien visibles tout autour d’eux?: les rochers fendus par le gel, aucune verdure, pas de couleurs, pas de flore. Uniquement du sable, du gravier tantôt noir, tantôt gris.
Bientôt, sur tout le parcours, les nuages s’abaissèrent vers la terre et les voyageurs pénétrèrent dans le brouillard. Les phares de la voiture découpaient deux cônes dans ce brouillard qui devenait blanc mais qui restait gris foncé sur les côtés noirs du sandur. La visibilité n’excédait pas dix à vingt mètres et Hrafn eut rapidement mal aux yeux à force de fixer le brouillard. Il n’aurait rien eu contre le fait de faire une pause, mais Egill était trop soûl pour qu’on puisse lui confier le volant. Hrafn ne faisait en général aucune confiance aux filles pour conduire dans les endroits habités, et encore moins ici, dans les sandurs.
Il arrêta la voiture pour sortir uriner et se rafraîchir, scruta le brouillard qui s’épaississait brusquement jusqu’à leur cares­ser le visage de sa froidure et de son humidité. Aucun d’eux n’avait la moindre expérience des voyages en montagne et si jamais la voiture venait à caler, ils ne sauraient pas quoi faire. Vigdís avait mis ça sur le tapis quand ils avaient organisé le voyage, mais Hrafn et Egill l’avaient fait taire en racontant une connerie quelconque qui n’avait pas tiré à conséquence. D’ailleurs, ils avaient mis en marche le GPS, mais peu après avoir quitté l’Askja, il s’était arrêté de fonctionner, bien que ce ne soit pas certain, vu qu’aucun d’entre eux ne savait le manipuler.
Il réfléchissait à combien de temps un être humain pouvait rester seul dans le sandur. En été, quelques jours, à condition d’avoir de l’eau et d’être abrité du vent, mais en hiver seulement quelques heures, quelques minutes peut-être. La crainte d’être perdu augmentait la tension et refroidissait le corps, les gens étaient désorientés, l’effort devenait trop important et le système nerveux lâchait prise, abandonnant l’être humain à la panique.
Il se rassit dans la voiture et démarra. Les piquets brillaient faiblement à travers le brouillard tout comme les yeux des poissons dans les grandes profondeurs. En regardant à côté de lui, il vit Egill qui s’allumait une cigarette, portait une bouteille à la bouche, et il l’entendit rire. Ils étaient encore à jouer et il fut frappé de constater l’absurdité de la situation?: les voilà qui erraient tous les quatre à travers les sandurs au nord du Vatnajökull , dans le noir et dans le brouillard, comme si de rien n’était. Ils buvaient de la bière mexicaine, ne portaient que des vêtements légers et réglaient la chaleur en tournant le bouton du tableau de bord, avec de la musique plein les oreilles. Ils se déplaçaient dans le pays tout en restant immobiles, sans entendre les crissements et les couinements des pneus qui écrasaient les cailloux, sans se soucier de rien, même pas du voyage, sauf de tout autre chose, à savoir?: leurs relations, ce que chacun leur avait dit ou avait fait tout à l’heure, hier ou il y a vingt ans, l’état de leurs comptes en banque, tandis qu’ils regardaient le paysage défiler à l’extérieur de la voiture.
Il revint à lui et essaya de se concentrer sur la piste, mais il sut immédiatement que quelque chose avait changé. Au bout de quelques minutes, il tourna dans un sens, puis dans l’autre, pour finalement s’immobiliser.
- Qu’est-qu’il y a ? s’enquit Egill.
- Est-ce que vous voyez des piquets ?
Hrafn essayait de se remémorer quand il avait vu le dernier piquet, mais en vain. Les intervalles entre les piquets étaient allés en augmentant insensiblement et le brouillard avait tôt fait de les recouvrir.
- Merde?! lâcha Egill qui se redressa, cherchant à apercevoir quelque chose par la fenêtre.
Anna émergea de son siège et demanda s’ils étaient perdus.
- Je n’aurais rien contre, ajouta-t-elle. Perdus dans le brouil­lard, comme dans les contes.
- Depuis combien de temps est-ce qu’on n’a pas vu de piquet ? interrogea Hrafn en regardant Vigdís dans le rétro­viseur, laquelle leva les sourcils.
- Aucune idée, fit-elle. J’étais trop dans le jeu.
À la lumière des phares, Hrafn regardait droit devant lui les traînes de brume blanches, accéléra et redémarra doucement.
- Comment est-ce que tu as fait ton compte pour te perdre ? s’inquiéta Egill.
- On va bien arriver à se démerder, glissa Anna qui s’avança en enjambant les sièges. Elle sentait l’alcool à plein nez et l’odeur était enivrante. Ils ne pouvaient pas avoir dévié depuis longtemps de la bonne route. Il avait vaguement l’impression d’avoir bifurqué un peu trop à gauche, ce qui revenait à dire que la route était à droite.
Il braqua à droite et essaya de garder la direction. Vigdís lui demanda ce qu’il faisait et il le lui expliqua. Alors, espérons que la piste ne tourne pas également à droite, lança-t-elle tan­dis qu’Anna pouffait de rire.
Hrafn fit demi-tour jusqu’à ce qu’il soit sûr d’être allé trop loin pour que la route puisse se trouver sur la droite. En plus, il avait vraisemblablement tourné trop brusquement, ils avaient dû faire un tête-à-queue, pas très brusque il faut dire, mais ce n’était certainement pas la première fois. Les autres avaient trop bu pour s’en rendre compte, et de toute façon ça leur était égal.
Il s’arrêta à nouveau, éteignit la radio pour pouvoir mieux se concentrer et se mit à chercher la boussole dans la boîte à gants.
- C’est comme ça, balbutia Egill. Ça pardonne pas.
Hrafn ouvrit la boussole, la garda sur ses genoux et repartit en direction de l’est.
- Pourquoi tu fais ça ? voulut savoir Anna.
- Pour éviter de tourner en rond, répondit-il en regardant alternativement la boussole et le sandur devant eux.
- On roule dans la bonne direction ? s’inquiéta Vigdís.
- La piste qu’on suivait était au nord-est, affirma-t-il. Je suis sûr que nous n’avons pas dévié sur la gauche. Ce qui signifie que nous sommes à l’ouest par rapport à elle. Nous devons nous diriger vers l’est si nous voulons retomber dessus. Tu n’es pas d’accord ?
Vigdís leva à nouveau les sourcils et il eut le sentiment qu’elle était exaspérée.
- C’est bien beau, fit-elle. Sauf évidemment si nous cou­pons la route sans nous en apercevoir, en passant entre les piquets.
- Alors, il faut qu’on fasse bien attention, hein ? Ceux qui sont à droite dans la voiture regarderont à droite, et les autres à gauche.
Son ancien désespoir revenait, tout comme sa claustropho­bie. Il fit descendre la vitre et s’aperçut que le brouillard s’épaississait et que l’odeur d’alcool s’intensifiait.
- Comment t’as pu perdre cette putain de route ? entendit-il Egill se lamenter à côté de lui.
Il en avait assez de faire comme s’il n’entendait pas.
- Pourquoi tu l’as perdue, toi ? T’es pas assis là, à côté de moi, à regarder toi aussi à travers cette foutue vitre ?
- C’est quand même pas moi qui conduis, non ?
- Eh, les gars, intervint Vigdís en touchant Hrafn à l’épaule, on pourrait pas décompresser, aller prendre l’air ou faire quelque chose du genre ? Tout va finir par s’arranger, et plus vite qu’on ne le croit.
Ils se turent. Le chien s’était redressé. De temps à autre, il gémissait doucement et, par la vitre ouverte, on entendait les pneus de la voiture crisser sur le sandur. De son côté, Hrafn s’efforçait de percer les ténèbres, mais il ne voyait rien. Après avoir roulé dix minutes en direction de l’est, il ne savait plus quoi faire. Il repassa dans sa tête ses premières réactions et il lui vint à l’idée qu’il n’était pas allé assez loin à l’ouest et il baissa les yeux sur la boussole pour s’assurer qu’il était dans la bonne direction. En continuant, ils finiraient bien par retomber sur la route.
- Est-ce qu’il y a une crevasse ici ou bien des failles ? ques­tionna Anna. Tu ne veux pas attacher ta ceinture, Egill ?
- Ou bien des sables mouvants, ajouta Vigdís.
- Oh là?! Pour qu’on s’enfonce dedans, tu veux dire ?
- Oui, comme dans les marais. On a retrouvé des chevaux du Moyen Âge bien conservés dans la boue. Et aussi des hommes.
- Une jeep, ce serait vraiment une bonne découverte. Avec quatre passagers, un chien, des bijoux, des SMS et des plom­bages. Le XXIe?siècle va rester dans les annales?!
Ils éclatèrent de rire.
Aucune trace de piquets et on ne voyait pas la route. Plutôt que de faire demi-tour et qu’on lui en demande la raison, Hrafn décida de poursuivre en direction de l’est?; sans aucun doute, il valait mieux stopper et attendre quelques heures que ça s’éclaircisse et que le brouillard se dissipe. Ça aurait été vraiment idiot que la route ne se trouve qu’à quelques mètres d’eux. Il continua à rouler car il ne voulait pas s’avouer vaincu trop tôt. Mais peut-être bien qu’il avait perdu la notion du temps et s’était laissé distraire par ses pensées et que ça lui était égal après tout. Peut-être que ça leur était égal à eux tous, qui scrutaient en silence le brouillard dont les contours gris s’éclairaient alors que Hrafn avait l’impression de passer dans un trou d’une blancheur éclatante, dans un couloir de plus en plus profond.

Steinar BRAGI est né en 1975. Il a étudié la littérature comparée et la philosophie à l’Université d’Islande. Son premier livre est un recueil de poème, Blackhole, publié en 1998. Depuis lors, il a écrit un grand nombre de recueils de poèmes et de romans. Il est également l’auteur de Installation.

Bibliographie