Sans renoncer à son bien-aimé walkman, Marco, aspirant superhéros, abandonne la ville-Babylone pour vivre dans une caverne avec l’ambition de fonder rien moins qu’une nouvelle civilisation, quelque part sur les monts de l’Apennin. Mais la forêt est très peuplée. De gangsters albanais, culturistes nazis, chasseurs, braconniers, carabiniers survival, immigrés besognant sur le gigantesque chantier qui menace la vallée. Et d’écologistes qui ont choisi la méthode de la hache pour combattre l’Humanité, principale ennemie de la planète.
Marco irait bien ailleurs fonder sa société troglodyte mais la rencontre d’une belle barmaid qui cherche son saint-bernard avec une baguette de sourcier et de Sydney, clandestin nigérian, va l’entraîner dangereusement vers un chenil où se déroulent d’étranges combats.
Avec un sérieux farcesque, une belle et discrète sensibilité à la nature, ce récit pose, sans avoir l’air d’y toucher, quelques questions essentielles pour le millénaire qui vient.
Découvrez sur notre site l'intégralité du roman sous format pdf
-
, chronique de François ProstARTSLIVRES.COM
-
« Wu Ming 1 nous plonge dans les Etats-Unis de 1967, du jazz de Coltrane, du Black Power et du "new journalisme". Et Wu Ming 2 dans l'écoterrorisme, les combats de gladiateurs et la naissance de la "civilisation troglodyte". C'est rafraîchissant, ébouriffant, totalement novateur. A (re)lire, à voir et à comprendre le 23 avril à Liège. »
Hugues DorzéeLE SOIR -
« Un scénario digne des Monty Python, mais qui dresse un portrait inquiétant de notre époque. »
Baudouin EschapasseATMOSPHERES -
« Wu Ming 2 développe des personnages loufoques et flamboyants et crée des scènes cocasses, drôles et surréalistes. »
Romaric SangarsCHRONIC’ART -
« […] loin des plaidoyers écolo-paranos, le roman est une approche incisive de notre bêtise quotidienne et fonctionne comme un couteau chirurgical à la recherche des zones de sensibilité sous les replis de l’indifférence partagée. »
Lucie ClairLE MATRICULE DES ANGES -
« Le résultat est un roman riche en rebondissements qui, l’air de rien, dénonce la crise culturelle, sociale et écologique de notre civilisation.
Fabio GambaroLE MONDE DES LIVRES
Mon nom est personne
ou Wu Ming,
refaire le monde en le racontant
Voici une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’a guère d’imitateur. Auteur collectif de romans-fleuves best-sellers en Italie et bien vendus en Angleterre comme en Allemagne ou en Espagne ; théoricien à cinq têtes sur des thèmes aussi divers que la mitopoiese (création des mythes), la culture pop ou le copyleft (gratuité de la culture) ; bouillonnant foyer de création dans l’écrit, la musique, la vidéo, le cinéma, l’ensemble entrant en fusion sur internet ; animant un site en italien, anglais, espagnol, portugais, français, allemand, suédois, hollandais, catalan, slovène et quelques autres langues, en contact avec des dizaines de milliers d’internautes de tous pays ; acteur important des manifestations de Gênes 2001 ; menant, en Italie et dans le reste du monde, maints combats sur la toile et dans la rue, Wu Ming est encore fin 2007 à peu près inconnu en France. S’il faut chercher un retard français, on le trouvera non pas dans les supposées réticences hexagonales aux merveilles de la mondialisation des capitaux, mais bien plutôt dans les pesanteurs des systèmes de légitimation et de diffusion culturelles, si peu armés pour apercevoir la vraie nouveauté, quand bien même elle est sous leurs yeux.
De fait, la publication du présent livre, écrit par Wu Ming 1, et de Guerre aux humains, de Wu Ming 2, n’est pas la première apparition du phénomène en français. En 2001 a été publié aux Éditions du Seuil un livre qui n’a pas remporté le succès qu’il aurait mérité (rien de comparable en tout cas avec celui qu’il a connu en Italie et en bien d’autres pays) : L’Œil de Carafa. En italien, le titre avait la puissance de sa brièveté : Q. Fresque des révoltes paysannes levées au XVIe siècle dans le sillage de la Réforme, ce livre polyphonique, ode à la communauté humaine en marche dès l’aube des temps modernes, était aussi une œuvre collective, signée Luther Blissett.
À ce point, on espère que le lecteur, renvoyé d’un nom mystérieux à un autre, se demande avec l’ardeur d’un amateur de roman-feuilleton parvenu à la fin d’un chapitre : qui est Luther Blissett ? Qui est Wu Ming ?
C’est ce que vous saurez en lisant :
Les ténébreux complots de Luther Blissett
Luther Blissett est une signature partagée par des centaines d’artistes et d’activistes à travers l’Europe et l’Amérique du Sud depuis l’été 1994. Pour des raisons qui restent inconnues, ce nom a été emprunté à un joueur de football d’origine afro-caribéenne. Lequel a montré, avant et après quelques autres, que bien des footballeurs savent se servir de leur tête autrement qu’en l’enfonçant dans la poitrine de l’adversaire : lors d’une émission de la BBC, en 2004, il a manifesté son amusement pour cet usage de son nom et brandi un exemplaire d’un livre de théorie critique signé Wu Ming. En Italie, entre 1994 et 1999, le Luther Blissett Project, réseau organisé, devint un phénomène très répandu, réussissant à créer la légende d’un héros populaire. Un Robin des Bois de l’information qui multiplia les canulars médiatiques durant cinq ans. On n’en citera que quelques-uns.
En 1995, Harry Kipper, artiste conceptuel britannique disparaissait à la frontière italo-slovène lors d’un voyage en VTT mené dans l’intention de dessiner sur la carte de l’Europe le mot ART. Chi l’a visto ?, célèbre émission italienne (équivalente de Perdu de vue), tomba dans le panneau et se couvrit de ridicule. Harry Kipper n’avait jamais existé.
Le canular le plus complexe fut mis en œuvre dans le Latium, en 1997. Il dura un an. À grand renfort de fausses traces de rites, de communiqués jamais vérifiés par les rédactions, politiciens et journalistes de la presse écrite et télévisée furent poussés à développer les plus extravagantes théories sur la renaissance du satanisme. Le canular fut ensuite loué et analysé par des universitaires et des experts des médias, et devint un cas d’étude dans plusieurs textes scientifiques.
C’est ce que les activistes du Luther Blissett Project appelaient “la contre-information homéopathique” : en injectant une dose calculée de fausseté dans les médias, ils visaient à montrer le manque de sérieux de beaucoup de créateurs d’opinion et le manque de fondement des climats de panique morale. Renversant la célèbre sentence de Debord (qu’ils n’apprécient guère), ils font en sorte que le “faux soit un moment du vrai”. Le canular final advint avec l’emprisonnement en Serbie du sculpteur et performeur serbe Darko Maver, tué ensuite dans un bombardement de L’OTAN. Ses tableaux furent exposés à Rome et à Bologne et de prestigieux magazines artistiques publièrent un appel de solidarité. Certains critiques respectés prétendirent même connaître personnellement l’artiste. Il fallut attendre que Luther Blissett se fasse hara-kiri pour que la vérité soit révélée : Darko Maver n’avait jamais existé.
Au terme de ce plan quinquennal de dévoilement des mécanismes médiatiques, en 1999, le Luther Blissett Project se saborda, donnant naissance à des groupes divers. L’un d’eux fut 0100101110101101.org, groupe de média artistes qui réussirent à convaincre la population de Vienne que Nike voulait racheter la Karlsplatz et la rebaptiser Nikeplatz, ce qui entraîna les débats qu’on imagine en Autriche.
Un autre groupe fut constitué par quatre activistes bolonais qui, gardant le nom du footballeur, écrivirent Q. Publié en Italie en 1999, le livre a été édité ensuite en anglais (britannique et américain), espagnol, allemand, néerlandais, français, portugais (brésilien), danois, polonais et grec.
Le code Wu Ming
En janvier 2000, une cinquième personne se joignait aux quatre auteurs de Q, et un nouveau groupe d’auteurs était né, Wu Ming. Selon la manière dont on prononce la première syllabe, ce mot chinois signifie soit “anonyme” (signature habituelle des tracts des dissidents chinois), soit “cinq noms”. Le nom fut choisi à la fois comme hommage à la dissidence et par rejet explicite de l’auteur star. Publié en 2004 en italien, et ensuite en bien d’autres langues (mais pas en français), 54, la première grande œuvre collective de Wu Ming, faisait croiser l’histoire d’une douzaine de personnages (dont Cary Grant, Tito et le général Giap). Ce roman a inspiré le groupe de folk-rock Yo Yo Mundi, dont l’album porte le même titre que le livre (8 000 exemplaires vendus, ce qui en Italie est un excellent résultat, surtout quand la vente se fait pour l’essentiel hors des circuits institués). Wu Ming a aussi écrit le scénario d’un film de Guido Chiesa, Radio Alice, qui a enregistré 500 000 entrées en Italie, et lauréat de nombreux prix dans des festivals.
Bien qu’ils affectionnent les apparitions publiques en passe-montagne, l’identité des cinq membres de Wu Ming n’est pas secrète, mais ils considèrent que leur travail est plus important que leurs biographies ou leurs visages. Par ordre alphabétique, Roberto Bui est Wu Ming 1, Giovanni Cattabriga, Wu Ming 2, Luca di Meo, Wu Ming 3, Federico Guglielmi, Wu Ming 4 et Riccardo Pedrini, Wu Ming 5. Pour une bibliographie complète, comprenant les œuvres individuelles, on se reportera en fin de volume.
Entre-temps, en 2001, les quatre auteurs de Q avaient écrit une série d’appels, qui furent très largement diffusés. Ils annonçaient et accompagnaient le mouvement de contestation du sommet du G8 en juillet à Gênes, énorme rassemblement, immense espérance d’un autre monde possible qui devait se conclure, comme chacun devrait se souvenir, par une répression féroce de manifestants désarmés et la mort de Carlo Giuliani, tué par un carabinier. Titrés “Des multitudes d’Europe en marche contre l’Empire et vers Gênes”, ces textes publiés avant le rassemblement frappent par leur qualité littéraire et leur ton millénariste, qui évoque la thématique de Q :
“Nous sommes nouveaux, mais nous sommes de toujours. Nous sommes anciens pour le futur, armée de la désobéissance dont les histoires sont des armes, en marche depuis des siècles sur ce continent. Sur nos étendards est écrit ‘dignité’. En son nom, nous combattons quiconque se veut maître des personnes, des champs, des bois et des cours d’eau, gouverne par l’arbitraire, impose l’ordre de l’Empire, réduit les communautés à la misère. Nous sommes les paysans de la Jacquerie […]. Nous sommes les ciompi de Florence, petit peuple des fabriques et des arts mineurs. En l’an du Seigneur 1378, un cardeur nous conduisit à la révolte. […] Nous sommes les paysans d’Angleterre qui prirent les armes contre les nobles pour mettre fin à la gabelle et aux impôts. En l’an du Seigneur 1381, nous avons écouté la prédication de John Ball : ‘Quand Adam bêchait et qu’Ève filait, où était le maître… ?’”
Voici un autre aspect qu’il importe de saisir et qui nous renseigne autant sur Wu Ming que sur notre époque : si son site (www.wumingfoundation.com) a 90 000 visiteurs par mois, avec un bulletin (Giap) diffusé à 9 000 abonnés, si les quelque 300 rencontres qu’ils ont effectuées à travers l’Italie et d’autres pays ressemblaient souvent aux assemblées d’un mouvement social, c’est parce que WM a des idées, et une pratique qui va avec.
S.Q.
À Sofia, pour ses merveilles
Et à Chiara, pour le énième don.
1. Gladiateurs
L’auto se hisse nerveusement dans les premiers virages. Phares éblouissants dans le noir. L’asphalte monte entre les châtaigniers, six kilomètres au-delà du village. Route de service pour le relais-télé de Colle Torto.
Au huitième tournant, un chemin de campagne se détache sur la droite. Le moteur grimpe. Les roues crissent. Un éventail de lumière court entre les buissons.
Des chevreuils occupés à brouter essaiment vers la forêt.
La route de terre traverse la prairie et rejoint les ruines d’une grosse bâtisse.
Des ruines récentes, des fenêtres encore intactes. Des autos en cercle sur l’aire abandonnée. Des paires de phares convergent vers le centre.
Une portière s’ouvre, un pied foule la poussière. Le docteur Taverna est nouveau, aux Banditacce. Rinaldi le précède et fait les présentations. Public varié : éleveurs, commerçants, hôteliers, malfrats. Une quarantaine en tout. Des mains serrent des mains, des sourires en miroir, des noms effacent d’autres noms, des regards. La dernière main retire les billets. Le spectacle coûte trente euros. D’autres doigts feuillettent des coupures plus grosses.
– Trois cents sur Conan, à la première.
– Disons quatre. Six reprises.
– Quatre cents sacs ? Je marche.
Les petits paris sont libres. Au-dessus du demi-million, il faut passer par le chef. Paiement assuré et zéro problème. Ce soir, toutes les mises sur Conan. Le temps qu’il mettra pour liquider l’autre. Trois reprises ou bien cinq, deux minutes plutôt que quatre.
L’autre se prépare, sous le toit défoncé de la vieille écurie. L’autre n’a pas de nom. Au maximum le challengeur, et c’est tout. On attache les protège-tibias derrière les mollets. Protections de hockey avec rembourrage de mousse. Pareil pour les épaules. Sur l’avant-bras droit, un bout de gouttière en cuivre, coupé dans le sens de la longueur et rembourré. Les chaussures sont un modèle de chantier, avec des pointes protège-orteils renforcées en acier. Gants de travail, coup-de-poing américain à droite, bouclier en plexiglas à gauche. On se dénoue les muscles comme un boxeur sonné. On attend.
D’autres autos arrivent, le cercle s’élargit. Les phares se succèdent pour éclairer l’esplanade.
Deuxième rendez-vous de la saison, public triplé. L’information circule. Les gens sont curieux. Le business est prometteur.
Dernières mises. Le docteur Taverna ne se lance pas, il veut seulement regarder. Rinaldi a mis cent sacs sur Conan, à la quatrième. Vin rouge et grappa relâchent la tension. Qui veut de la coke sait à qui demander. Qui veut des femmes, aussi. De la bonne marchandise, des bons prix. Les vétérans s’accordent pour les prochaines rencontres. Un grand type, au physique d’ours, aux cheveux blanchis avec trente ans d’avance, se détache du groupe et apparaît dans l’écurie.
– Viens là.
L’autre s’approche. Ours fouille une poche, lui tend quelque chose.
– À la sixième, ok ?
L’autre tend la main et avale les cachets. Il hoche la tête, incapable de parler.
Jakup Mahmeti appuie l’échelle aux branches des châtaigniers, quatre mètres au-dessus du centre de l’arène.
À la lumière des phares aussi, les longues feuilles sciées sont grises. Poussière. Poussière partout. Les travaux pour la voie ferrée n’épargnent rien. Mahmeti suspend à la branche un gourdin de trois empans et un couteau de chasse. Le nœud est fait pour céder à la première secousse. Un bonus de jeux vidéo pour le pauvre challengeur.
Ghegno et le Pourri vont manquer la rencontre. Tour de garde sur la route, un au croisement avec l’asphalte, l’autre sur le côté de la hêtraie, la voie de fuite, sept kilomètres tortueux pour déboucher sur la Provinciale. Cigarette fumée à l’unisson, passe-temps divers. Le Pourri dévore une revue pour bites solitaires. Services payants, porno ménager, quincaillerie sexuelle. Ghegno se distrait avec les fonctions du mobile.
Ours attache une corde au tronc du châtaignier. À l’autre bout, il y a un mousqueton. Le mousqueton s’accrochera à un collier. Le collier sert à retenir Conan à la fin de la reprise. Ou bien quand l’autre se rend. Autrement, Conan n’arrête pas.
Conan est un fila brésilien de ligne dure. Une espèce de molosse de proie, race sélectionnée par les fazendeiros brésiliens pour donner la chasse aux esclaves en fuite.
L’autre est un Nigérian de vingt-sept ans. Jamais combattu avant. En jargon : un bleu. Jakup Mahmeti le fait appeler. On commence.
Beaucoup de spectateurs se réfugient dans leur voiture. D’autres sur le capot. Conan est un chien dressé, il attaque seulement l’adversaire, mais il vaut mieux ne pas courir de risque. Conan est excité. Soixante-cinq kilos de muscles et impétuosité. Entraînement dur, fait de courses, de coups, de jeûnes et d’amphétamines. Ils lui donnent à boire. Ours lui presse une éponge sur la tête. S’il n’était pas dressé, il faudrait trois hommes pour attacher la corde. Ours l’agrippe par le collier et s’agenouille à ses côtés.
Le challengeur entre dans le cercle de lumière, tenu en laisse par un ange gardien ivre de Jack Daniel’s. Il a un balai de dreadlocks attaché sur la tête. Son regard est fixe, ses yeux exorbités. Il a la trouille tatouée sur la peau.
Le coup de la laisse est la dernière bouffonnerie accouchée par le Pourri. Presque personne ne la trouve si amusante que ça, mais de temps en temps, il faut lui donner raison. En fin de compte, ça a aussi une utilité. Les fuites au dernier moment, ça peut toujours arriver.
Ours murmure quelque chose à l’oreille du chien. Celui-ci découvre les crocs et se met à grogner. Silence soudain, discours ravalés au milieu. Rumeurs lointaines de la route et chuintements nombreux entre les branches. Une femme cache son visage sur l’épaule de sa voisine. La ruine, les autos, l’arène, les spectateurs : un unique animal nocturne qui retient sa respiration.
Mahmeti s’approche du chien, cigare aux lèvres. Il tire une longue bouffée et le lui éteint sur la tête. Le bond de la bête soulève poussière et cris.
Un bond de jaguar, impressionnant et rageur. Le Nigérian se couvre du bouclier. Le choc le renverse : il a les jambes molles. Il finit à terre et se décompose. Il agite les jambes comme une blatte pour ne pas se laisser mordre la cheville. Réussit à se mettre sur le flanc, essaie d’enfoncer le coup-de-poing américain dans les côtes du chien. L’effleure à peine. L’autre a serré les dents sur le rebord du bouclier et ne lâche plus. D’un coup sec, il rejette la tête en arrière : le coin cède comme du carton. Au second assaut, le plexiglas résiste mieux. Il n’en est pas de même du bras droit du Nigérian, glissé dans les courroies. Les secousses de l’adversaire le contraignent à ouvrir la garde.
D’instinct, il réagit du droit, à peine sous la tempe. Conan reste étourdi, mais ne lâche pas. Il tire le bouclier de manière à le faire glisser. Il s’abaisse sur ses pattes avant et pousse avec celles de derrière. À la quatrième poussée, le challengeur ouvre les doigts. Il est sans protection. Il est toujours à terre.
Un crucifix d’ébène sur la poussière blanche.
– Deux cents sur Conan avant la première.
– Ça marche.
Le Nigérian halète, la langue dans la gorge. Il essaie de se mettre debout, mais le chien est sur lui, pattes sur la poitrine. Il plonge ses crocs dans les épaules, ko technique. Conan a vaincu, match suspendu. L’homme se protège avec le bras métallisé. Trop lent. La gueule du chien pénètre la garde et pointe la clavicule. L’homme lui agrippe le cou avant que les dents se ferment. Le chien se secoue avec rage. Quelques-uns hurlent.
– Relève-toi, allez !
– Allez, nègre, allez !
Ceux qui ont misé sur la première reprise serrent les poings, les yeux, les mâchoires.
– Allez, mon beau, bouffe-le, bouffe-le !
Mais l’Ours souffle dans le sifflet et tire sur la corde. Fin du premier round. Le bras du Nigérian est en mauvais état. Du sang imprègne le caoutchouc mousse.
Dans le bref intervalle, des paquets de chips et des gorgées alcooliques pour combattre le froid. Les incertains reviennent sur les paris. Les plus experts l’ont déjà fait, durant l’affrontement, comme des agents de la Bourse avant que le titre ne s’écroule.
Deuxième reprise. Pas de cigare, juste une tape sur le dos. Conan se ramasse encore, tête baissée et derrière relevé. On dirait qu’il étudie l’adversaire, le meilleur moment pour le bond. L’autre tremble et sautille. Des pas latéraux en crabe pour ne pas offrir un flanc découvert. Conan tente une paire d’attaques, mais le Nigérian encaisse avec ce qui reste du bouclier.
À la troisième tentative, l’homme part le premier, feinte à droite et change de direction. Le chien glisse mais il est sur lui quand même. L’autre saute : un mètre et demi d’élévation. Il agrippe le gourdin tandis que les crocs du fila effleurent son pied. Il retombe mal, mais n’a pas le temps de se retourner. Il lève le bâton et le rabat derrière lui. Conan encaisse bien. À l’entraînement, on l’enferme dans un sac et on le bourre de coups de pied. Le premier coup est une caresse sur le dos. La tête se détend pour saisir une cuisse entre les crocs. Les yeux du Nigérian chavirent. Il sait qu’il ne doit pas tuer, mais la douleur vide son cerveau. Il commence à frapper comme un marteau pneumatique. Trois, quatre coups de massue.
Bruit d’os brisés. Autour : le silence, de nouveau.
Conan a lâché la prise. Il ne bouge plus. Une toile d’araignée sanglante enveloppe les côtes et le dos. Traînées noirâtres sur peau claire.
Peu de monde avait parié sur le Nigérian. Maintenant, ils se secouent, sourire de connaisseurs imprimé entre les oreilles. Pour le vainqueur, pas de prime. Il a flingué un champion de soixante millions.
– J’te tue, nègre !
Une lame de huit pouces jaillit de la patte de l’Ours. Il se lance sur le Nigérian, qui traîne la jambe pour sortir de l’arène.
Mahmeti tire la corde du chien. Assez pour faire un croc-en-jambe à la vengeance.
– Du calme, Pinta. C’est pas un problème.
Sur un signe de tête, deux de ses sbires encadrent le vainqueur. Au cas où il voudrait qu’on l’emmène en voiture.
L’Ours relève du sol un regard furieux. Il renifle, dépoussière son pantalon du tranchant de la main et crache droit dans le dos du gladiateur.
Le chien semble mort pour de bon.
Quelques spectateurs essaient de sourire, plaisantent à haute voix. D’autres démarrent et s’en vont.
Mahmeti, Rinaldi et le docteur Taverna discutent serré. Affaires. Chiens de chasse, importation illégale de Slovénie. Une offre intéressante. Une poignée de main.
Les sbires escortent le Nigérian jusqu’à l’écurie. Il a deux vilaines blessures. Celle sur la cuisse, ouverte jusqu’à l’os. L’infirmier du groupe décide de poser quelques points.
– Tiens le coup, Négro, commente un des hommes durant la suture. Tu vas combattre gratis une dizaine d’années et tu le lui rembourseras, le champion.
L’autre rit :
– Que tu puisses combattre gratis, ça te fait même honneur. Les vrais gladiateurs combattent gratis. T’es pas content ?
Le Nigérian roule les yeux, mais ce n’est pas une réponse. Le soi-disant infirmier le recoud à cru, sans anesthésie.
L’honneur du gladiateur est le cadet de ses soucis.